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Paniques démographiques à l’Est

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

décembre 2017

Au prin­temps 2017, un long voyage en train de Bruxelles à la ville grecque de Vólos – en pas­sant par Vienne, Debre­cen, Sibiu, Buca­rest, Rous­sé, Sofia et Thes­sa­lo­nique – m’a fait tra­ver­ser pour la pre­mière fois la Bul­ga­rie. L’avantage des voyages fer­ro­viaires, sur­tout dans cette par­tie de l’Europe où le réseau est proche de l’apoplexie, c’est […]

Le dessus des cartes

Au prin­temps 2017, un long voyage en train de Bruxelles à la ville grecque de Vólos – en pas­sant par Vienne, Debre­cen, Sibiu, Buca­rest, Rous­sé, Sofia et Thes­sa­lo­nique – m’a fait tra­ver­ser pour la pre­mière fois la Bul­ga­rie. L’avantage des voyages fer­ro­viaires, sur­tout dans cette par­tie de l’Europe où le réseau est proche de l’apoplexie, c’est la len­teur. Mais éga­le­ment le par­tage des com­par­ti­ments de seconde classe avec des popu­la­tions locales qui ne peuvent se payer une voi­ture ou un billet d’avion. Loin des centres urbains réno­vés pour les city-trip, des aéro­ports asep­ti­sés et des avions sur­vo­lant le conti­nent en igno­rant les cam­pagnes et les bour­gades en déshé­rence, le train nous fait côtoyer d’autres réa­li­tés.

Aux États-Unis, l’expression flyo­ver states désigne ces États cen­traux que les élites de la côte Est et de la côte Ouest ne font que sur­vo­ler en allant d’une rive à l’autre. Ce sont eux qui, avec la Rust Belt (« la cein­ture de la rouille »), ont per­mis la vic­toire de Trump. La géo­gra­phie élec­to­rale du Brexit ou du vote Front Natio­nal en France se res­semblent sur ce point. On retrouve le même phé­no­mène en Europe de l’Est1, mais beau­coup plus mas­sif, tel le vote pour le PiS en Pologne aux élec­tions de 2015. Comme le disait Jacques Rup­nik, « Il y a des cou­rants popu­listes ailleurs [sur le conti­nent euro­péen], mais, en Europe cen­trale, ils sont au pou­voir. »2 Le tra­vel­ling fer­ro­viaire, assor­ti de ren­contres et de lec­tures, aide à comprendre.

Avant de péné­trer en Bul­ga­rie, j’avais retrou­vé la Rou­ma­nie en moins mau­vais état que lors d’un pre­mier voyage en 1990 – quelques mois après la chute de Ceau­ses­cu –, même si les trains rou­mains semblent encore les plus indo­lents d’Europe. Sibiu, la très belle ville de Tran­syl­va­nie, a pro­fi­té de son sta­tut de « Capi­tale euro­péenne de la culture » en 2007 pour se réno­ver, affi­cher ses racines ger­ma­niques (son ancien nom est Her­manns­tadt) et deve­nir une des­ti­na­tion de city-trip, aéro­port inter­na­tio­nal à la clé. Son maire d’origine saxonne3, Klaus Iohan­nis, est pré­sident de la Rou­ma­nie depuis 2014. Quant à Buca­rest, elle est tou­jours aus­si chao­tique, mais créa­tive et rebelle. On y croise même des cyclistes bobos.

Après avoir quit­té la capi­tale rou­maine, mon convoi brin­que­ba­lant par­court le sud de la Mun­té­nie, une vaste plaine qui s’étend entre Buca­rest et le Danube, ce der­nier for­mant la fron­tière avec la Bul­ga­rie. De l’autre côté du fleuve majes­tueux, tra­ver­sé à vitesse de mulet dans un com­par­ti­ment aux vitres écla­tées, les pre­miers pas dans la ville danu­bienne de Rous­sé offrent une autre image. La gare lépreuse semble ne pas avoir bou­gé depuis la chute du com­mu­nisme, les trot­toirs sont déchaus­sés, les com­merces rares et de nom­breux avis mor­tuaires sont affi­chés dans les rues. Certes, il s’agit là d’une cou­tume locale, mais sa pro­li­fé­ra­tion dans ce décor urbain déglin­gué donne une impres­sion sinistre, que la tra­ver­sée du pays confir­me­ra. Le soir, le centre-ville his­to­rique, en bien meilleur état, est enva­hi par des cen­taines d’étudiants cra­va­tés et d’étudiantes gla­mou­reuses. Ils fêtent tapa­geu­se­ment leur « Prom », la pro­mo­tion de leur année d’étude. Mais vont-ils res­ter au pays ?

Sept samouraïs à Sofia

La Bul­ga­rie est en effet le pays qui connaît le taux d’émigration le plus éle­vé de toute l’Union euro­péenne. Sa popu­la­tion dimi­nue et vieillit chaque année, ce qui consti­tue une « bombe démo­gra­phique inver­sée » aux effets délé­tères. Selon les don­nées d’Eurostat, plus de 10 % des Bul­gares ont quit­té leur pays depuis l’ouverture des fron­tières et les pro­jec­tions envi­sagent une dimi­nu­tion de 27 % de la popu­la­tion à l’horizon 20504. Ce sont sur­tout les jeunes et les diplô­més qui tentent leur chance à l’Ouest, vidant le pays de ses forces vives. Les cam­pagnes que je tra­verse le len­de­main me rap­pellent celles de l’Ukraine des années 2000 : mai­sons de briques crues en piteux état, toits défaits, che­mins de terre, champs immenses qui semblent être pas­sés du kol­khoze aux mains de quelques grands pro­prié­taires5. Le train aux vitres obs­cur­cies par les tags s’arrête, faute de rails en état ; nous devons conti­nuer en bus et faire halte dans diverses bour­gades pour embar­quer des pas­sa­gers. Dans l’un de ces vil­lages, où ne s’arrête sans doute jamais un seul tou­riste, des ados me regardent fixe­ment – un peu comme dans cer­tains coins recu­lés, en pré­sence d’un pre­mier « étranger ». 

À la gare de Gor­na, je prends l’Express de Sofia en pro­ve­nance de Var­na. Ce train n’est guère plus rapide et j’ai le temps de contem­pler le pay­sage, très buco­lique mais humai­ne­ment déso­lé. Des sou­ve­nirs plus récents d’Ukraine me reviennent : même ce pays, pour­tant non membre de l’UE6, semble avoir connu une moder­ni­sa­tion plus intense depuis 1991, jusque dans les petits vil­lages de Gali­cie ; nou­velles mai­sons, bou­tiques – et pié­ton­niers dans les villes. Rien de tout cela, à pre­mière vue, sur ce tra­jet bulgare. 

Méfiez-vous de la pre­mière impres­sion : c’est la bonne. La capi­tale Sofia ne démen­ti­ra en effet pas cette per­cep­tion, en dehors du métro imma­cu­lé, finan­cé par l’UE, et d’un hyper­centre avec l’inévitable Hil­ton, situé der­rière l’immense « Palais natio­nal de la culture » vou­lu par Todor Jiv­kov (pré­sident bul­gare de 1971 à 1989). Comme je loge près de la gare, je décide de tra­ver­ser la ville à pied pour gagner le centre. En dehors de ce der­nier, l’état de la capi­tale est proche de celui de Rous­sé : gri­saille triste, immeubles déla­brés, kiosques à la sovié­tique et trot­toirs défaits. Mais sou­dain, sur un bou­le­vard cen­tral, une Fer­ra­ri sur­git en trombe, vio­lant les règles de la cir­cu­la­tion sans qu’un poli­cier ne bronche. Les oli­garques peuvent para­der en paix : une bonne par­tie du vivier démo­cra­tique a émi­gré, lui aussi.

Une blague très popu­laire cir­cule dans la capi­tale, rap­por­tée par le poli­to­logue bul­gare Ivan Kras­tev, tra­vaillant à Vienne tout en gar­dant un pied à Sofia : « Trois Bul­gares habillés en cos­tume tra­di­tion­nel japo­nais marchent dans les rues de Sofia, sabre à la cein­ture. “Qui êtes-vous et que vou­lez-vous ?” leur demande une petite foule très per­plexe. “Nous sommes les sept samou­raïs et nous vou­lons faire de ce pays un endroit où vivre mieux” répondent-ils. “Mais alors pour­quoi n’êtes-vous que trois ?” leur demande-t-on encore. “Parce que nous sommes les seuls à être res­tés ; les autres sont tous à l’étranger”.»7

Migrations à multiples effets

Si la Bul­ga­rie connaît une hémor­ra­gie démo­gra­phique sans pré­cé­dent en Europe orien­tale, le phé­no­mène touche de nom­breux pays de l’Est à des degrés divers, y com­pris l’ancienne RDA dont une par­tie non négli­geable de la popu­la­tion a migré vers l’Ouest. Les consé­quences en cas­cade sont connues : concur­rence sur l’emploi et les salaires à l’Ouest (le « syn­drome » du plom­bier polo­nais), défi­cit de jeunes et de diplô­més dans les pays de l’Est, inten­si­fi­ca­tion de l’exode dans les zones rurales des mêmes pays, regrou­pe­ment dans les villes de l’Ouest et pres­sions sur les loge­ments. Les impacts sont évi­dem­ment aus­si poli­tiques des deux côtés, avec la mon­tée du rejet de ces migra­tions dans les pays d’accueil (une des causes prin­ci­pales du Brexit) et un affai­blis­se­ment de la vita­li­té poli­tique dans les pays d’origine, ce qui ne fait que ren­for­cer le cercle vicieux de l’hémorragie.

Comme en témoigne Kras­tev : « Si l’on veut com­prendre pour­quoi les Bul­gares ont eu pour fâcheuse habi­tude de choi­sir de mau­vais gou­ver­nants ces der­nières années, il nous faut consi­dé­rer la res­pon­sa­bi­li­té de l’émigration de masse. Le citoyen qui vient de quit­ter son pays ne se sou­cie guère des réformes qui y sont menées. […] Les mani­fes­ta­tions de masse anti­gou­ver­ne­men­tales qui se dérou­lèrent en Bul­ga­rie illus­trèrent de façon frap­pante ce para­doxe de l’ouverture des fron­tières du pays. Les mani­fes­tants qui défi­lèrent alors dans la rue criaient “nous ne vou­lons pas émi­grer” mais en réa­li­té, nombre d’entre eux le firent, car il est plus facile de s’installer en Alle­magne que de faire fonc­tion­ner la Bul­ga­rie comme l’Allemagne8. Une blague popu­laire bul­gare [encore une] nous apprend qu’il n’existe que deux manières effi­caces de répondre à la stag­na­tion poli­tique et éco­no­mique du pays : la pre­mière est le ter­mi­nal 1 de l’aéroport inter­na­tio­nal de Sofia, la seconde son ter­mi­nal 2. »9

Certes, le phé­no­mène varie d’un pays à l’autre : la Tché­quie, la Slo­va­quie ou la Slo­vé­nie sont moins tou­chées que les Pays baltes, la Bul­ga­rie, la Rou­ma­nie, la Hon­grie ou la Pologne – même si l’ex-Allemagne de l’Est (inté­grée voi­ci un quart de siècle) en est tou­jours affec­tée, ce qui explique en bonne par­tie le suc­cès des par­tis popu­listes de droite dans les Län­der orien­taux10. De manière sem­blable, ce ne sont pas les mêmes caté­go­ries sociales qui sont frap­pées éco­no­mi­que­ment et cultu­rel­le­ment par la pro­blé­ma­tique migra­toire, ce qui ne manque pas d’accentuer le fos­sé entre les élites libé­rales (au sens anglo-saxon) et les classes popu­laires des pays pros­pères d’Europe occi­den­tale. Il est en effet com­mode de mani­fes­ter son « ouver­ture » et sa « supé­rio­ri­té morale » lorsque l’on dis­pose d’un capi­tal impor­tant (finan­cier, sco­laire, cultu­rel, social…) et que l’on n’est pas tou­ché par la concur­rence avec des migrants d’Europe orien­tale. Ceci dans divers domaines qui peuvent se cumu­ler : emploi, salaire, ser­vices sociaux, loge­ment, envi­ron­ne­ment urbain, etc.

Cette pro­blé­ma­tique à double détente, tou­chant à la fois les pays d’origine et les pays de des­ti­na­tion, n’est pas radi­ca­le­ment dif­fé­rente de celle des flux migra­toires en pro­ve­nance de pays hors UE, même si d’autres variables entrent alors en ligne de compte. Nous par­lons ici des mou­ve­ments de popu­la­tions en pro­ve­nance de pays euro­péens non membres de l’UE – Alba­nie, Koso­vo, Ser­bie, Bos­nie-Her­zé­go­vine, Ukraine et Macé­doine – et des mou­ve­ments qui ont carac­té­ri­sé le choc migra­toire récent, en pro­ve­nance d’Afrique et du Proche ou Moyen-Orient. En effet, les flux migra­toires (que nous ne confon­dons pas avec ceux des réfu­giés, notam­ment de guerre) en pro­ve­nance des pays éco­no­mi­que­ment pauvres, et/ou à la gou­ver­nance défaillante, dic­ta­to­riale ou plou­to­cra­tique, sont aus­si sou­vent com­po­sés de per­sonnes jeunes et/ou avec un niveau de for­ma­tion rela­ti­ve­ment élevé. 

Leur départ, tout comme en Bul­ga­rie, affecte éga­le­ment les pos­si­bi­li­tés de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et poli­tique de leur pays d’origine, et touche de manière dif­fé­ren­tielle les caté­go­ries sociales des pays d’accueil. De sur­croît, comme l’avait noté le même Kras­tev, « la dic­ta­ture des com­pa­rai­sons mon­diales » favo­ri­sée par les moyens de com­mu­ni­ca­tion, fait que l’image d’un meilleur ave­nir n’est plus celle d’un pos­sible chan­ge­ment social dans le pays d’origine, mais bien celle des « pho­tos de Google Maps qui repré­sentent la vie de l’autre côté de la fron­tière »11. Le phé­no­mène était déjà à l’œuvre depuis plu­sieurs décen­nies, notam­ment en Alba­nie dans les années 1990, lorsque ses habi­tants, déli­vrés du régime sta­li­nien d’Enver Hod­ja, per­ce­vaient le mode de vie ita­lien à tra­vers les feuille­tons télé­vi­sés. Il a bien enten­du été démul­ti­plié par Inter­net et la télé­pho­nie mobile.

Syndrome postcommuniste

Si les migra­tions (tem­po­raires, pen­du­laires ou défi­ni­tives) de l’Est vers l’Ouest de l’Europe ont un impact démo­gra­phique, éco­no­mique et poli­tique dif­fé­ren­cié selon les caté­go­ries sociales ou les groupes de pays (d’origine ou de des­ti­na­tion), la pro­blé­ma­tique se com­plique avec l’arrivée d’autres migra­tions dans les pays d’Europe orien­tale. Les réti­cences – et plus sou­vent encore – le refus, par la plu­part des gou­ver­ne­ments des pays post-com­mu­nistes d’accueillir des réfu­giés ou des migrants ont été dure­ment condam­nés par les auto­ri­tés poli­tiques et les élites libé­rales de l’Ouest, cela sur une base éthique. Cette pos­ture morale paraît inadé­quate pour sai­sir les res­sorts d’une atti­tude qui touche peu ou prou tous les anciens pays com­mu­nistes, y com­pris l’ex-Allemagne de l’Est. Pour­quoi une telle épi­dé­mie de rejet et pour­quoi dans ces pays, pré­ci­sé­ment ? Il est donc néces­saire de savoir « com­ment ils en sont arri­vés là ».

Des cher­cheurs, sou­vent ori­gi­naires d’Europe de l’Est, ont ana­ly­sé les motifs entre­la­cés et sou­vent cumu­la­tifs de ce rejet, inti­me­ment lié à leur his­toire natio­nale, aux opé­ra­tions de puri­fi­ca­tion eth­nique menées par Hit­ler puis Sta­line, ain­si qu’à leur pas­sé com­mu­niste impo­sé par l’URSS. Nous les pas­sons rapi­de­ment en revue, en reve­nant ensuite sur les variables his­to­riques et démo­gra­phiques for­te­ment sou­li­gnées par Kras­tev. L’un de ces cher­cheurs est Jacques Rup­nik, d’origine tchèque12, qui est direc­teur de recherche à Sciences Po (Paris). Les dif­fé­rentes inter­ven­tions qu’il a faites sur ce thème sont cen­trées sur trois fac­teurs expli­ca­tifs prin­ci­paux qui se sont d’abord mani­fes­tés en Hon­grie, puis en Pologne : l’i­né­gale répar­ti­tion sociale et ter­ri­to­riale des béné­fices de la crois­sance éco­no­mique après la sor­tie du com­mu­nisme ; l’épuisement du « cycle libé­ral post-1989 » et un retour des thèmes occul­tés (sou­ve­rai­ne­té, iden­ti­té, mémoire), qui se joignent au rejet du libé­ra­lisme poli­tique et cultu­rel (sécu­la­ri­sa­tion, mariage homo­sexuel …) ; le rejet du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, qui trouve sa source dans l’histoire de ces pays (qui n’ont pas eu de colo­nies d’outre-mer), accen­tué par le choc migra­toire de 2015. 

Rup­nik fait par ailleurs un constat socio-éco­no­mique et géo­gra­phique simi­laire à celui de Kras­tev et d’autres auteurs : ce sont les popu­la­tions qua­li­fiées de « péri­phé­riques »13, éco­no­mi­que­ment et géo­gra­phi­que­ment, les lais­sés-pour-compte de la glo­ba­li­sa­tion, par ailleurs atta­chés davan­tage aux valeurs tra­di­tion­nelles qui votent « popu­liste ». Et ce sont elles qui sont le plus oppo­sées à l’installation de migrants, même s’il n’y en a pas dans leur région. Comme ces fac­teurs (à l’exception de l’histoire colo­niale)14 se retrouvent en grande par­tie à l’Ouest, il semble néces­saire d’y ajou­ter des déter­mi­nants his­to­riques plus pro­fonds pour com­prendre la dif­fé­rence d’ampleur.

Nationalisme, internationalisme et crainte de disparition

La plu­part des pays concer­nés étaient des régions mul­ti­cul­tu­relles, inté­grées dans des Empires mul­ti­na­tio­naux comme l’Autriche-Hongrie, la Rus­sie impé­riale ou l’Empire otto­man. La consti­tu­tion des États-nations modernes de l’Europe de l’Est est plus récente15 que celle des nations occi­den­tales, et elle s’est faite au tra­vers de pro­ces­sus par­ti­cu­liè­re­ment vio­lents, à com­men­cer par la Pre­mière Guerre mon­diale. Après une brève période d’indépendance dans l’entre-deux guerres, tous ces pays ont été inté­grés par des coups de force dans un autre « Empire », l’URSS (ou la You­go­sla­vie com­mu­niste qui lui était asso­ciée jusqu’en 1948), per­dant du même coup leur indé­pen­dance pen­dant près d’un demi-siècle. 

Si, de ce côté-ci de l’Europe, la per­cep­tion domi­nante est « le natio­na­lisme, c’est la guerre » (Mit­ter­rand), de l’autre côté, la per­cep­tion est « l’internationalisme, c’est la sou­mis­sion (prin­ci­pa­le­ment à l’URSS) ». Pour nombre de citoyens de l’Est, et pas seule­ment les popu­la­tions dites « péri­phé­riques », l’Union euro­péenne est per­çue comme une nou­velle menace de « sou­ve­rai­ne­té limi­tée » (selon les termes du pré­sident tchèque, Miloš Zeman, mais aux­quels sous­crivent notam­ment Vic­tor Orban et Jarosław Kaczyński). 

Ces nou­veaux États pas­sés sous la tutelle sovié­tique avaient par ailleurs été « net­toyés » eth­ni­que­ment pen­dant et après la Seconde Guerre mon­diale, par l’Allemagne nazie d’abord, par l’URSS ensuite (et par des dis­po­si­tifs natio­naux plus tar­difs, comme le « Pro­ces­sus de regé­né­ra­tion » en Bul­ga­rie16 ou le « natio­nal-com­mu­nisme » en Rou­ma­nie). Si le tra­vail de mémoire sur la Shoah a été lar­ge­ment mené en Europe occi­den­tale, la connais­sance des dépla­ce­ments de popu­la­tion en Europe orien­tale est très estom­pée. Or, près de vingt mil­lions d’Européens (Alle­mands, Polo­nais, Ukrai­niens, Bié­lo­russes…) ont été dépla­cés par la « géo­po­li­tique eth­nique » de Sta­line ; d’un pays à l’autre pour obte­nir des nations homo­gènes, et au Gou­lag pour cer­tains groupes « enne­mis » (Ukrai­niens occi­den­taux, Baltes, Polo­nais…), avec ins­tal­la­tion conco­mi­tante de popu­la­tions sovié­tiques « fiables ». La majo­ri­té des nations d’Europe orien­tale (hors You­go­sla­vie) était par consé­quent homo­gène sous le régime com­mu­niste, avec une pré­sence de type « occu­pa­tion colo­niale » sovié­tique (sur­tout russe) dans les Pays baltes. 

Après la chute du com­mu­nisme, ces nations ont renoué avec leur « roman natio­nal » et la fra­gile période d’indépendance d’entre-deux-guerres – mais en reje­tant la diver­si­té eth­nique de cette der­nière époque, per­çue comme source de mal­heurs (ou de mau­vaise conscience, notam­ment en Pologne). De sur­croît, l’absence d’histoire colo­niale et le rideau de fer empê­chaient toute inter­ac­tion avec des popu­la­tions non-euro­péennes (à l’exception des étu­diants bour­siers afri­cains ou asia­tiques), appré­hen­dées comme radi­ca­le­ment étran­gères. Cer­tains de ces pays sont par ailleurs situés sur « la route des Bal­kans » et ont la mémoire longue. L’islam y est asso­cié à l’Empire otto­man (y com­pris en Pologne) et à une domi­na­tion de plu­sieurs siècles qui s’est arrê­tée aux portes de Vienne. La popu­la­tion musul­mane slave de Bos­nie y est encore qua­li­fiée de « turque » par des Serbes. Enfin, la per­cep­tion des Roms comme « inin­té­grables » par la majo­ri­té de la popu­la­tion selon Kras­tev consti­tue­raient un repous­soir sup­plé­men­taire au multiculturalisme.

C’est dès lors sur fond de toute cette expé­rience his­to­rique que la variable démo­gra­phique semble jouer un rôle très impor­tant. Dans cer­tains cas, comme celui de la Bul­ga­rie ou de l’Estonie, c’est la sur­vie même d’un peuple, de son iden­ti­té et de son his­toire qui semble en jeu. Les avis nécro­lo­giques pla­car­dés dans les villes bul­gares sont comme un aver­tis­se­ment sinistre. Lors de la ren­contre Euro­zine à Conver­sa­no en 2014, cen­trée sur la pro­blé­ma­tique des réfu­giés face à la « for­te­resse Europe », le seul inter­ve­nant qui a fait état d’une pos­sible mino­ri­sa­tion de la popu­la­tion autoch­tone par des migrants était esto­nien. Il le fai­sait sur la base de l’expérience d’une impor­tante mino­ri­té russe en Esto­nie et de la forte dimi­nu­tion de la popu­la­tion esto­nienne après l’indépendance. Kras­tev rap­porte des témoi­gnages sur son pays, notam­ment des émis­sions de télé­vi­sion où de vieux pay­sans bul­gares pro­testent contre « l’implantation de réfu­giés dans leurs vil­lages dépeu­plés, où pas un enfant n’est né depuis des décen­nies. » Dès lors, ajoute-t-il, « les Bul­gares prêts à se por­ter volon­taires pour arrê­ter les réfu­giés […] sont plus nom­breux que ceux qui dési­rent les aider. » D’une cer­taine manière, le rejet des immi­grants est le plus fort dans les régions d’où l’on a le plus émigré…

Les valeurs cos­mo­po­lites post-natio­nales au cœur de l’identité euro­péenne occi­den­tale et de ses élites libé­rales (ain­si que les élites urbaines d’Europe orien­tale), sont vécues au contraire comme une menace mor­telle par les milieux popu­laires et ruraux de l’Est. Le retrai­té, le petit pay­san, l’employé ou l’ouvrier bul­gare res­té au pays ne se sent guère concer­né par les appels à la soli­da­ri­té lan­cés par les élites de Bruxelles ni par celles (plus rares) de son pays. Sa situa­tion est par ailleurs mena­cée par la concur­rence et la moder­ni­sa­tion induites par l’intégration euro­péenne. La nation, enfin indé­pen­dante, est per­çue comme un bou­clier et une pro­tec­tion col­lec­tive contre la « fini­tude », d’autant que le groupe y pré­vaut sur l’individu. Plus lar­ge­ment (ceci concerne aus­si l’Ouest), c’est la dimen­sion « natio­nale » de l’Etat-nation, l’ancrage his­to­rique, cultu­rel et affec­tif de l’identité col­lec­tive, qui se rebiffe contre la concep­tion abs­traite et libé­rale du « patrio­tisme consti­tu­tion­nel » (selon Haber­mas)17. Cette dimen­sion com­mu­nau­ta­rienne est aus­si por­tée par une par­tie de la gauche, comme, par exemple, le phi­lo­sophe fran­çais Jean-Claude Michéa18.

Sortie grecque

Il est temps de remon­ter dans le train. Quit­tant Sofia dans un convoi « inter­na­tio­nal » en direc­tion de la Grèce, je par­cours len­te­ment le sud-ouest de la Bul­ga­rie. Entre la capi­tale et la ville de Per­nik, le pay­sage est très urba­ni­sé, mais tout aus­si déso­lé qu’auparavant. De vieilles usines, des barres d’immeubles atones, des rues défaites. On remonte ensuite une large val­lée bor­dée de rudes et raides mon­tagnes. Le flanc occi­den­tal, encore par­tiel­le­ment ennei­gé, fait fron­tière avec la Macé­doine. Le nom offi­ciel de ce pays plus petit que la Bel­gique, très pauvre et tota­le­ment encla­vé, est « Ex-répu­blique you­go­slave de Macé­doine » (ARYM) suite à un dif­fé­rend lexi­cal avec Athènes19. La val­lée bul­gare est quant à elle ver­doyante, les loca­li­tés semblent moins misé­rables au fur et à mesure que l’on s’approche de la fron­tière grecque. Une auto­route est par­cou­rue de camions qui vont en Grèce ou en viennent, les petites villes sont blanches et rénovées. 

A l’approche de la fron­tière, le train s’arrête à Kula­ta. La voie fer­rée est inter­rom­pue, il n’y a pas de conti­nui­té fer­ro­viaire avec la Grèce. Curieu­se­ment, la gare porte le nom de « Géné­ral Todo­roff » – un héros de 1914 – 1918 – et arbore des ins­crip­tions en langues bul­gare et fran­çaise (Salle d’attente, Chef de gare, Mou­ve­ments) : ves­tiges du régime com­mu­niste qui per­ce­vait l’anglais comme capi­ta­liste et le fran­çais comme révo­lu­tion­naire. Les rails vers la Grèce sont enva­his d’herbes folles ; il fau­dra ici aus­si conti­nuer en bus. Quelques rou­tards cos­mo­po­lites et migrants bul­gares montent dans le car, conduit par un chauf­feur atrabilaire. 

Le fran­chis­se­ment de la fron­tière est un chan­ge­ment d’univers – comme de pas­ser d’Albanie à la Suisse. Le bout d’autoroute est clin­quant, la petite gare grecque de Stri­mon accueillante. Par contraste et mal­gré la crise éco­no­mique extrê­me­ment pro­fonde, la Grèce m’apparaîtra tout au long du voyage vers Vólos, et ensuite durant le séjour dans un vil­lage de mon­tagne du nome (dépar­te­ment) de Magné­sie, comme une île de pros­pé­ri­té au bout des Bal­kans. Le train se fera néan­moins attendre pen­dant trois heures, la com­pa­gnie natio­nale Ο.Σ.Ε. étant en cours de démem­bre­ment. Enfin mon­té à bord, je tente de régler mon sand­wich et ma bière avec des Leva bul­gares. « Ici, on paye en euros ! », me dit avec un large sou­rire la dame du wagon-bar filant dans la nuit vers Thes­sa­lo­nique. N’en tirez pas de conclu­sion hâtive.

  1. J’utilise cette expres­sion géné­rique pour dési­gner les pays euro­péens, anciens membres du bloc com­mu­niste, qui ont rejoint l’UE en 1990 (Alle­magne de l’Est), 2004 (Esto­nie, Hon­grie, Let­to­nie, Litua­nie, Pologne, Répu­blique Tchèque, Slo­va­quie, Slo­vé­nie), 2007 (Bul­ga­rie et Rou­ma­nie) et 2013 (Croa­tie).
  2. Inter­view publiée par Le Monde, 6 mai 2016. J. Rup­nik, ancien conseiller de Vaclav Havel, est né à Prague. L’Autriche s’est depuis décembre 2017 ajou­tée à cette liste d’Europe centrale
  3. Une popu­la­tion de langue alle­mande est éta­blie en Tran­syl­va­nie depuis le XIIe siècle, à la demande du roi de Hongrie
  4. La popu­la­tion totale était de 9.009.018 habi­tants en 1989, les pro­jec­tions d’Eurostat donnent 5.564.146 habi­tants en 2050 (la popu­la­tion des années 1920). Ces don­nées et pro­jec­tions de ten­dances actuelles doivent évi­dem­ment être affi­nées avec de nom­breuses autres variables démo­gra­phiques et socio­lo­giques. Voir les gra­phiques et pro­jec­tions de l’ONU pour la popu­la­tion totale par pays, mais aus­si par classe d’âge (les jeunes partent, les vieux res­tent) : https://esa.un.org/unpd/wpp/Graphs/Probabilistic/POP/TOT/
  5. Les réformes agraires en Bul­ga­rie (d’a­bord après la chute du com­mu­nisme, puis ensuite avec l’en­trée dans l’UE) ont débou­ché sur la consti­tu­tion de vastes coopé­ra­tives, puis l’ar­ri­vée de gros inves­tis­seurs natio­naux et étran­gers à côté des­quels sub­sistent de petits pro­prié­taires de lopins fami­liaux en forte diminution.
  6. Cette non-appar­te­nance a peut-être un peu conte­nu l’émigration, même si elle est très importante.
  7. Dans Ivan Kras­tev, Le des­tin de l’Europe. Une sen­sa­tion de déjà vu, Édi­tions Pre­mier Paral­lèle, 2017. Le poli­to­logue bul­gare, qui tra­vaille notam­ment à l’Institut des Sciences humaines de Vienne, par­te­naire d’Eurozine, a par­ti­ci­pé récem­ment à un ouvrage col­lec­tif inter­na­tio­nal publié en treize langues, L’Âge de la régres­sion. Pour­quoi nous vivons un tour­nant his­to­rique, Édi­tions Pre­mier Paral­lèle, 2017.
  8. Voir à ce sujet le film alle­mand Wes­tern, réa­li­sé par Vales­ka Gri­se­bach et sor­ti en 2017, qui raconte l’histoire d’ouvriers qua­li­fiés alle­mands déta­chés en Bulgarie.
  9. Ivan Kras­tev, op.cit
  10. Les scores de l’AfD sont très supé­rieurs à la moyenne (12,6%) dans l’ex-Allemagne de l’Est : Saxe (27%), Thu­ringe (22,7%), Bran­de­bourg (20,2%), Saxe-Anhalt (19,6%), Meck­lem­bourg-Pomé­ra­nie (18,6%).
  11. Dans « L’autre Europe face aux migrants », Le Débat n°192, novembre-décembre 2016. Ce texte avait été publié dans IWM­Post n° 117, prin­temps-été 2016, sous le titre « Uto­pian Dreams of Life Beyond the Bor­der ». Voir, dans le même numé­ro, « La grande migra­tion inter­con­ti­nen­tale » de Raf­faele Simone.
  12. Pour la pro­blé­ma­tique polo­naise dans La Revue nou­velle, voir Pio­tr Porays­ki-Pom­sta, « La Pologne sous la coupe des popu­listes revan­chards », n°, 2016. Du même auteur, « La Pologne de nos mau­vais rêves », Esprit, Décembre 2017.
  13. Voir notam­ment les tra­vaux du géo­graphe Chris­tophe Guilluy, La France péri­phé­rique : Com­ment on a sacri­fié les classes popu­laires, Flam­ma­rion, 2014.
  14. Nous par­lons bien de colo­nies d’outre-mer. La Pologne comme la Hon­grie (et bien enten­du l’Allemagne) ont eu des « colo­nies » de conti­nui­té ter­ri­to­riale à l’Est (Kre­sy ou « confins » polo­nais, Tran­syl­va­nie, etc.). Sur ce point, voir le petit livre très péné­trant de Jurek Kucz­kie­wicz, jour­na­liste belge d’origine polo­naise, Pologne. Le noblesse de la terre (éd. Névi­ta­ca, 2013). Dans l’interview du socio­logue Jan Sowa en fin de volume, on trouve cette phrase : « Les conflits entre la Pologne et la Rus­sie ont dans une grande mesure été des conflits entre deux puis­sances colo­niales, qui riva­li­saient pour le contrôle de cette large bande de ter­ri­toire allant de la Scan­di­na­vie à la Mer noire ». Le Drang nach Osten était donc aus­si polo­nais… Jan Sowa est l’auteur d’un livre qui semble très ins­truc­tif pour com­prendre la pro­blé­ma­tique polo­naise actuelle, mais mal­heu­reu­se­ment pas encore tra­duit en fran­çais, Fan­to­mowe ciało kró­la. Pery­fe­ry­jne zma­ga­nia z nowoc­zesną formą (« Le corps fan­tôme du Roi. La péri­phé­rie aux prises avec la moder­ni­té »), Cra­co­vie, 2011. La seule excep­tion de colo­nie ultra-marine, à notre connais­sance, est le Duché de Cour­lande (Nord-Ouest de l’actuelle Let­to­nie) qui eut deux minus­cules colo­nies — ou plu­tôt comp­toirs — d’outre-mer (Toba­go et l’île James en Gambie).
  15. Après des indé­pen­dances anté­rieures mais anciennes, comme pour la Pologne, la Hon­grie, la Lituanie.
  16. Le pou­voir com­mu­niste bul­gare a mis en œuvre une série de mesures dans le cadre d’un « Pro­ces­sus de régé­né­ra­tion » (1984 – 1989) visant à assi­mi­ler par la force la popu­la­tion musul­mane du pays. Ce « pro­ces­sus » impli­quait notam­ment des chan­ge­ments des patro­nymes bul­ga­ro-turcs. Il a pro­vo­qué un impor­tant mou­ve­ment de migra­tion de Bul­ga­rie vers la Tur­quie, sur­nom­mé la « Grande Excur­sion » (1989), qui a contri­bué, lui aus­si, à la déser­ti­fi­ca­tion de zones rurales.
  17. Selon Sophie Heine, « L’idée ori­gi­nale qui pré­vaut à l’élaboration de ce concept est que l’association entre la citoyen­ne­té et l’identité natio­nale est le fruit de l’histoire et de contin­gences empi­riques et que les dis­so­cier est donc par­fai­te­ment fai­sable et consti­tue­rait une avan­cée his­to­rique majeure. », Dans « Jür­gen Haber­mas et le patrio­tisme consti­tu­tion­nel », Poli­tique revue de Débats, sep­tembre-octobre 2011.
  18. Voir P. Ansay, « Phi­lo­so­phie com­mu­nau­ta­rienne et retour des grands récits », La Revue nou­velle, 2017/7.
  19. Les cartes grecques men­tionnent par­fois curieu­se­ment « SKOPJE » comme nom du pays, refu­sant que le mot Macé­doine appa­raisse d’aucune manière sur les cartes, en dehors de la Macé­doine grecque.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur