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Pandore ou la description implacable des impasses d’une société sans sororité

Blog - Chronique de l’Irrégulière par Laurence Rosier

mars 2022

Pan­dore est une série belge dif­fu­sée sur la RTBF en cette fin d’hiver 2022, entre la sor­tie de la crise sani­taire et la guerre en Ukraine. Elle met en avant une série d’héroïnes autour de la figure emblé­ma­tique d’une juge trai­nant ses affres éthiques et fami­liales, son par­des­sus et sa longue che­ve­lure blanche et grise […]

Chronique de l’Irrégulière

Pan­dore est une série belge dif­fu­sée sur la RTBF en cette fin d’hiver 2022, entre la sor­tie de la crise sani­taire et la guerre en Ukraine. Elle met en avant une série d’héroïnes autour de la figure emblé­ma­tique d’une juge trai­nant ses affres éthiques et fami­liales, son par­des­sus et sa longue che­ve­lure blanche et grise dans un Bruxelles dont on nous montre aus­si la pré­ca­ri­té et ses innom­brables chan­tiers : comme une méta­phore du tra­vail socié­tal pour les femmes, à venir ? 

La série, réa­li­sée par des femmes et clai­re­ment cen­trée sur des pro­blé­ma­tiques fémi­nistes, met au centre le des­tin d’un homme poli­tique, sans grande enver­gure au pre­mier abord et béné­fi­ciant sans doute pour les spectateur.trices de l’aura de son rôle dans la série à suc­cès La Trève où il incar­nait un poli­cier tor­tu­ré et humain. Au second abord, son per­son­nage, tout en res­pec­tant la pro­blé­ma­ti­sa­tion du anti­hé­ros, illustre une des­cente aux enfers dou­blée d’une ascen­sion poli­tique, aux prix de tra­hi­sons, de mani­pu­la­tions, de lâche­tés, de meurtre, d’abandon. Un homme qui « brise » toutes les femmes avec qui il noue des rela­tions pour se faire une place poli­tique, mais aus­si une place mas­cu­line en ins­tru­men­ta­li­sant les femmes. Comme pour faire payer le désa­mour de sa mère.

Que vient faire la soro­ri­té dans cette série ? En pré­am­bule rap­pe­lons que la soro­ri­té, tra­duc­tion de « sis­te­rhood » — un terme popu­la­ri­sé par l’ouvrage de Robin Mor­gan, Sis­te­rhood is Power­ful, publié en 1970 —, n’est pas qu’une « fra­ter­ni­té au fémi­nin », mais ins­ti­tue la figure de la sœur poli­tique, la cama­rade de com­bat, l’alliée. Béren­gère Kol­ly écri­vait dans sa thèse de 2012 : « La soro­ri­té se pro­pose ain­si comme un concept pre­nant acte des dif­fi­cul­tés par­ti­cu­lières, his­to­riques, qui sont celles des femmes, affir­mant à la fois l’u­nion et la dés­union, à la fois le soi et le réflé­chi, l’amour, la conni­vence des femmes entre elles, et leur conflit néces­saire. La soro­ri­té, entre conti­nui­té et dis­con­ti­nui­té, se pro­pose ain­si comme un corps poli­tique mou­vant, une socié­té sans société. »

En quoi ces femmes non soror sont-elles des pan­dores et sur­tout en quoi Pan­dore peut-elle être consi­dé­rée comme une « féministe » ? 

Pan­dore, Pro­mé­thée au fémi­nin, est celle qui ouvre la boite aux maux : sym­bole de la curio­si­té soi disant fémi­nine, mais n’est-ce pas parce qu’elle ouvre plu­tôt les yeux sur des situa­tions appa­rem­ment nor­males mais qui, en réa­li­té, du point de vue de la situa­tion des femmes, étaient into­lé­rables ? Oui, mais la série montre que la socié­té patriar­cale conti­nue de se per­pé­tuer en iso­lant les femmes du et au combat.

Sœur et soror

La sœur… Elle est immé­dia­te­ment à prendre dans un sens lit­té­ral : Pan­dore c’est d’abord l’histoire de Ludi­vine qui se bat pour libé­rer sa sœur, empri­son­née en Ara­bie Saou­dite. C’est donc au départ une his­toire per­son­nelle, mais qui ren­contre la dimen­sion col­lec­tive et politique. 

Cet axe de lec­ture est appli­cable à toutes les femmes de la série : tiraillées entre l’intime et le col­lec­tif et fai­sant par défaut le choix du com­bat soli­taire même en dési­rant être soli­daires, toutes ces héroïnes font de mau­vais choix. Car, par exemple, Ludi­vine ne lutte pas seule, elle le fait avec trois amies et selon les moda­li­tés poli­tiques des Femen : seins nus, slo­gans mar­qués au corps et dans des inter­ven­tions inopi­nées pour bou­le­ver­ser le dérou­lé des réunions poli­tiques. Mais lorsqu’elle est vio­lée, elle choi­sit de ne pas témoi­gner. S’oubliant pour conti­nuer à se battre pour sa sœur empri­son­née. Soro­ri­té ratée ?

Pour­sui­vons alors notre ana­lyse avec le rôle joué par l’actrice Anne Coe­sens qui incarne une « sœur d’âge et de che­veux » pour un nombre de télé­spec­ta­trices habi­tuées à deve­nir invi­sibles dans l’espace public lorsque la date de péremp­tion pour les femmes est atteinte.

La juge qu’elle incarne est coin­cée entre son déchi­re­ment de devoir dénon­cer son père dans une affaire de détour­ne­ment de fonds et dans son désir sexuel d’un homme abject et elle ne s’en sort pas : elle avoue au tri­bu­nal avoir fran­chi la ligne rouge pour dédoua­ner le pater­nel et s’autoflagelle publi­que­ment de ses dési­rs adul­tères. Si elle est bien entou­rée par son amou­reux et son col­lègue, elle ronge son os, impla­cable, mais solitaire.

Chris­telle, la conseillère en com­mu­ni­ca­tion et femme à tout faire du héros, est la bat­tante, soli­taire elle aus­si, qui assure toutes les dérives de « son homme » qui ne l’est pas et celui-ci n’hésite pas à le lui faire savam­ment savoir dès qu’il s’est ser­vi d’elle comme d’une cou­ver­ture. Elle est une proie sexuelle, elle qui sacri­fie ses dési­rs amou­reux et sexuels et se réfu­gie dans le karao­ké et l’alcool. Et elle subi­ra la dis­grâce pour avoir révé­lé à une jeune jour­na­liste ses affres amou­reuses, mais sur­tout la liai­son de la juge et du futur ministre (notre héros donc). 

Elles sont toutes les deux occu­pées par le désir et l’amour du per­son­nage mas­cu­lin prin­ci­pal qui les oppo­se­ra, elles vide­ront certes un verre ensemble, mais dans la menace et la riva­li­té. Soro­ri­té ratée suite. 

Ensuite les autres per­son­nages de femmes de la série peuvent se lire entre les « jeunes », d’un côté, et les « vieilles », de l’autre, à l’exception de la femme du héros, coin­cée entre la juge et la conseillère en comm’ : si elle a accor­dé sa confiance à la seconde, elle est aus­si en riva­li­té avec la pre­mière, qui à un moment lui tend aus­si la main pour coin­cer le mari. Soro­ri­té ratée encore, même si l’épouse tra­hie quit­te­ra son rôle de sou­tien et lais­se­ra le mari triom­pher poli­ti­que­ment, mais dans un échec de sa vie fami­liale. Il man­ge­ra seul ses ravio­lis à même la boite.

Voi­ci alors le chœur des jeunes femmes : Ludi­vine est au centre comme acti­viste et vic­time d’un viol col­lec­tif. Son com­bat soli­taire pour sa sœur empri­son­née et le déni de la vio­lence du viol qu’elle subit (« c’est mon viol » crie-t-elle à la figure de la juge venue lui pro­po­ser son aide) l’amène à faire confiance à l’homme dont elle croit d’abord qu’il est son sau­veur, alors qu’il n’est pas inter­ve­nu pour la sau­ver lors de son viol col­lec­tif. Et, se ren­dant compte que non seule­ment il lui a men­ti sur le rôle qu’il pour­rait avoir pour la libé­ra­tion de sa sœur mais qu’il est celui qui a fil­mé son viol sans inter­ve­nir, Ludi­vine sombre peu à peu dans ce com­bat qui la ronge, comme une jus­ti­cière deve­nue inca­pable de reve­nir au collectif. 

Sacha est la figure lumi­neuse en contre­point des autres femmes, elle pos­sède l’audace, la rhé­to­rique. Elle lutte pour une autre cause que la sienne, sau­ver la sœur de Ludi­vine. Ensuite, elle pense pou­voir lut­ter de façon col­lec­tive en accep­tant d’être inté­grée dans un média mains­tream comme chro­ni­queuse déran­geante. Elle va à la fois pié­ger l’attachée poli­tique et la juge, et fina­le­ment deve­nir l’alliée, sans le savoir, de l’homme qui a tué son amie. Soro­ri­té zéro épi­sode sui­vant. Vic­time de har­cè­le­ment sexuel, elle quitte les médias avec fra­cas, mais retombe dans l’aliénation en rem­pla­çant la dévouée spé­cia­liste en comm’ auprès du meur­trier de son amie, deve­nu ministre de la Justice. 

Un peu en retrait, mais impor­tante du point de vue sym­bo­lique, la fille et les mères des héroïnes : la juge est mal­gré tout aimée par son père (on remarque l’asymétrie avec l’antihéros hon­ni par sa mère), mais se trouve coin­cée entre sa fille, future mère céli­ba­taire, et sa propre mère qui la rejette parce qu’elle a dénon­cé les mal­ver­sa­tions de son père. Pour­tant les images finales nous montre la juge por­tant le bébé de sa fille, en accord avec celle-ci, devi­sant de l’avenir d’une socié­té injuste. En soro­ri­té… familiale ?

L’antihéros rejette aus­si sa mère à la fin, femme qui a sans doute souf­fert d’une mater­ni­té non dési­rée et qui le fait payer à son fils lors d’une scène extrê­me­ment forte où le fils tente de se lover contre le ventre de sa mère qui le repousse en l’injuriant. Ludi­vine en répé­tant qua­si les mots de la mère le paie­ra. Cher. Définitivement. 

La der­nière scène, qui confronte la sœur libé­rée par le anti­hé­ros qui l’a ins­tru­men­ta­li­sée (et qui se jette dans ses bras comme remer­cie­ment) et la juge, qui a été déclas­sée sur le lieu de la mort de Ludi­vine, dont le viol et le meurtre sont res­tés impu­nis, alors que le anti­hé­ros est deve­nu ministre… de la Jus­tice, offre cepen­dant une pers­pec­tive : si ces deux là se « sororent », on peut encore espé­rer. Qu’elles attirent aus­si les autres… et fassent front pour dénon­cer un homme, un système…

Une suite ?

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.