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Objectif zéro mort pour les syndicats ?

Blog - Belgosphère - syndicat par Christophe Mincke

octobre 2015

Une femme a été hos­pi­ta­li­sée en urgence. Le chi­rur­gien qui aurait peut-être pu la sau­ver n’était pas sur place. Il a été rap­pe­lé. Mal­heu­reu­se­ment, l’autoroute était blo­quée par des mani­fes­tants. La dame est décé­dée. Dans les encom­bre­ments pro­vo­qués par l’action sociale concer­née, un auto­mo­bi­liste est mort d’un acci­dent car­diaque. Mal­heu­reu­se­ment, les secours sont arri­vés trop tard.

Depuis, la res­pon­sa­bi­li­té des syn­di­cats est poin­tée. La presse, de nom­breux citoyens sur les réseaux sociaux et une par­tie du per­son­nel poli­tique ont ain­si dénon­cé cette grève qui aurait coû­té des vies. Certes, ces morts ne sont pas les pre­mières à sur­ve­nir au cours d’une action syn­di­cale, mais, habi­tuel­le­ment, les vic­times sont à comp­ter dans les rangs des pro­tes­ta­taires, ce qui, de toute évi­dence, semble plus accep­table à nombre de gens. Du reste, notons qu’un décès n’est pas indis­pen­sable pour que les syn­di­cats soient mis en cause. Un épi­sode pré­cé­dent avait por­té sur quelques che­mises jetées au sol par une dame enten­dant faire res­pec­ter un mot d’ordre de fer­me­ture des magasins.

Belgosphère

N’ayant pas accès au dos­sier, il m’est impos­sible de me consti­tuer une opi­nion rai­son­na­ble­ment infor­mée sur les évé­ne­ments, les­quels appa­raissent de sur­croît com­plexes. Le méde­cin aurait-il pu arri­ver à temps, même avec une route déga­gée ? Pour­quoi le chi­rur­gien de garde n’était-il pas sur place ? Un jour où de graves per­tur­ba­tions sont annon­cées, ne faut-il pas s’assurer de la pré­sence des méde­cins de garde ? L’ambulance aurait-elle pu secou­rir le car­diaque dans les trois minutes pré­cé­dant les séquelles neurologiques ?

Du reste, quand bien même aurais-je une opi­nion claire, il n’en demeu­re­rait pas moins qu’en démo­cra­tie, c’est à un juge qu’il appar­tient d’établir les res­pon­sa­bi­li­tés civiles et pénales.

Quels prin­cipes ?

Net­te­ment plus inté­res­sant est l’argumentaire qui sous-tend les appels à res­treindre le droit de grève et de mani­fes­ta­tion. Son prin­cipe de base est clai­re­ment résu­mé dans un récent édi­to de Béa­trice Del­vaux : « Peut-on faire (sic) des actions au risque de mettre la vie des gens en danger ? »

Nous assis­tons à la mise en place d’un dis­cours visant à appli­quer aux actions sociales une logique de risque zéro. Or, il faut être conscient du fait que blo­quer inten­tion­nel­le­ment une route, défi­ler en rue, ces­ser d’assurer le fonc­tion­ne­ment des trans­ports en com­mun sont autant d’actions qui, inévi­ta­ble­ment, dimi­nuent la flui­di­té du tra­fic et, dès lors, la cir­cu­la­tion des ser­vices à la popu­la­tion, dont celle des ser­vices de secours. Si le droit de grève devait être rééva­lué à l’aune d’un objec­tif de risque zéro, c’est sans doute l’ensemble de ces moda­li­tés qui devrait être reconsidéré. 

Com­ment tolé­rer que des obs­tacles puissent entra­ver des actions visant à sau­ver des vies ? Si l’interrogation semble de bon sens, elle mérite d’être consi­dé­rée avec atten­tion. En effet, on peut être ten­té d’y répondre en consi­dé­rant que rien, abso­lu­ment rien, ne peut être entre­pris qui aurait cet effet. Cette ques­tion est clas­sique et elle revient à affir­mer que le droit à la vie est abso­lu et ne souffre d’aucun tem­pé­ra­ment au nom de la liber­té d’expression et d’association, de la liber­té syn­di­cale, voire, dans d’autres cas que celui qui nous occupe, le droit à la vie pri­vée, à un pro­cès équi­table, à la liber­té reli­gieuse et de conscience, etc.

Tout obs­tacle ? Vraiment ?

En l’occurrence, seules les actions sociales sont dans le col­li­ma­teur et on se garde bien de rap­pe­ler que le cal­cul d’un niveau accep­table de pertes humaines est au cœur de la ges­tion de la chose publique. Faut-il dès lors voir dans les opi­nions expri­mées à l’égard des drames récents l’annonce d’un chan­ge­ment radi­cal en la matière ?

Allons-nous donc, demain, exi­ger un risque zéro en matière nucléaire ? Allons-nous appli­quer le prin­cipe de pré­cau­tion aux ques­tions de réchauf­fe­ment cli­ma­tique ? Vou­drons-nous faire de même avec les mil­liers de sub­stances chi­miques qui nous empoi­sonnent via les cos­mé­tiques, l’alimentation, l’ameublement, etc.? Finis les phta­lates, les for­mal­dé­hydes, les OGM, le Round Up®, les néo-nico­ti­noïdes ? Et le gaz de schiste ? Et les pétroles bitu­mi­neux ? Et l’huile de palme ? Et les édul­co­rants ? Et les micro­par­ti­cules toxiques émises par des moteurs Die­sel pour­tant fis­ca­le­ment sou­te­nus par l’État ? Impo­se­rons-nous par ailleurs la règle « zéro morts » à l’industrie ? Et que dirons-nous des près de 700 per­sonnes qui, chaque année, meurent sur les routes belges ? Ne par­lons pas des vic­times d’infractions pénales, nous n’en fini­rions pas.

N’oublions pas non plus que la ques­tion de la pré­émi­nence du droit à la vie pose celle des moyens à mettre en œuvre pour le faire res­pec­ter de manière abso­lue. Peut-on pla­cer un poli­cier dans chaque foyer pour lut­ter contre la vio­lence intra­fa­mi­liale ? Peut-on accé­der à toute don­née pri­vée pour lut­ter contre la fraude fis­cale et le blan­chi­ment de l’argent du crime ? Peut-on soi­gner de force ? Peut-on tra­cer tout auto­mo­bi­liste, tout pro­prié­taire d’un pro­duit dan­ge­reux, tout indi­vi­du sus­cep­tible de consti­tuer un péril pour autrui ? Peut-on inter­dire toute pro­tes­ta­tion qui pour­rait avoir pour effet d’entraver la circulation ?

On le voit l’application large du prin­cipe de risque zéro est peu pro­bable. Pour­quoi, dès lors, pri­vi­lé­gier les actions syndicales ?

Poser cor­rec­te­ment une ques­tion inévitable

Qu’on le veuille ou non, la ques­tion du droit à la vie, comme celle des autres droits fon­da­men­taux, ne se pose donc que très rare­ment en des termes absolus.
Dans d’innombrables sec­teurs – et plus sou­vent au nom de la com­pé­ti­ti­vi­té éco­no­mique, de l’emploi et du ver­se­ment de divi­dendes aux inves­tis­seurs qu’en celui de la défense des droits des tra­vailleurs – dans d’innombrables sec­teurs donc, nous accep­tons un taux de mor­ta­li­té « rai­son­nable ». Car, il faut le recon­naître, le moindre de nos objets de consom­ma­tion, la moindre de nos poli­tiques publiques tue.

Dès lors, si une vie, au niveau indi­vi­duel, est incom­men­su­rable, si elle n’a pas de prix, quand il s’agit de gérer la cité, elle devient une uni­té de compte. La mise en dan­ger de chaque vie se trouve alors rap­por­tée à d’autres effets néfastes. Aurait-il fal­lu, jadis, ne mettre per­sonne en dan­ger et conti­nuer d’accepter des condi­tions de tra­vail qui tuaient des mil­liers de per­sonnes par an ? Faut-il, aujourd’hui, pas­ser sous silence ceux qui se sui­cident au tra­vail, les morts de pau­vre­té, les acci­dents du tra­vail et la délo­ca­li­sa­tion d’activités dan­ge­reuses vers des pays où elles coû­te­ront de nom­breuses vies ?

Il est impos­sible de poser des ques­tions de sécu­ri­té, de liber­té, d’égalité ou de jus­tice sociale sans accep­ter une part de risque. La ques­tion du carac­tère rai­son­nable des risques n’est pas une bonne ou une mau­vaise ques­tion, elle est une ques­tion inévi­table, sauf à renon­cer au poli­tique. Nous nous la posons d’ailleurs de manière récur­rente et deve­nons plus exi­geants, récla­mant une inter­ven­tion tou­jours plus rapide des secours, un équi­pe­ment accru des infra­struc­tures médi­cales, de meilleures pro­tec­tions phy­siques pour les tra­vailleurs ou un meilleur sui­vi des vic­times d’accidents ou d’infractions.
Il est donc par­fai­te­ment jus­ti­fié de se deman­der quel peut être le coût rai­son­nable des actions syn­di­cales et, plus lar­ge­ment, des acti­vi­tés poli­tiques. Cela étant, le faire sur la base de cri­tères qui ne sont pas appli­qués aux autres sec­teurs de la vie sociale, ce n’est pas mener un débat public, mais pro­cé­der à un règle­ment de comptes.

Posons donc la ques­tion des risques accep­tables, mais posons-la cor­rec­te­ment. Et, pour­quoi pas, com­men­çons par les phé­no­mènes qui font le plus de vic­times. Les syn­di­cats pour­ront dor­mir sur leurs deux oreilles.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.