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Nos générations perdues, un vivier inépuisable pour les Dardenne

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

janvier 2016

2016 marque l’entrée de la crise dans sa hui­tième année et la sor­tie du tun­nel est sans cesse repous­sée. Ceux qui ont pro­ba­ble­ment le plus trin­qué sont les cohortes d’étudiants sor­tis des études durant cette période. Ils arrivent à recu­lons sur un mar­ché du tra­vail obs­trué, un peu comme les esclaves de la Rome antique pénétraient […]

Délits d’initiés

2016 marque l’entrée de la crise dans sa hui­tième année et la sor­tie du tun­nel est sans cesse repoussée.

Ceux qui ont pro­ba­ble­ment le plus trin­qué sont les cohortes d’étudiants sor­tis des études durant cette période. Ils arrivent à recu­lons sur un mar­ché du tra­vail obs­trué, un peu comme les esclaves de la Rome antique péné­traient dans l’arène où les atten­dait un sort que per­sonne ne leur enviait. Les plus chan­ceux – et encore cela se dis­cute – enchaî­ne­ront de petits bou­lots. La plu­part exer­ce­ront des métiers à des années-lumière des matières qu’ils ont étu­diées (envi­ron 10% des tra­vailleurs et bien davan­tage pour les jeunes). Rares sont ceux qui décro­che­ront le Graal : l’emploi de leur rêve en phase avec leur qua­li­fi­ca­tion et leur per­met­tant de mener une vie décente. Et n’oublions pas qu’entre le monde sco­laire et le mar­ché du tra­vail, ils seront fus­ti­gés par des mesures gou­ver­ne­men­tales prises au nom de l’austérité budgétaire. 

Les jeunes, variable d’ajustement et génération sacrifiée

Depuis la fin des années 1990, le taux de chô­mage des jeunes a sui­vi une ten­dance à la hausse. Le plus inquié­tant est que lorsque « leur » courbe du chô­mage est redes­cen­due, ses plus bas points de retour­ne­ment ont sys­té­ma­ti­que­ment été plus éle­vés que les pré­cé­dents (ou se sont éta­blis à un niveau simi­laire). Cela se véri­fie, à un niveau plus fin de l’analyse, pour les jeunes peu qua­li­fiés, mais aus­si pour les jeunes diplô­més de l’enseignement supé­rieur. Même pour ce groupe le mieux posi­tion­né sur le mar­ché du tra­vail que sont les jeunes de 25 – 29 ans hau­te­ment qua­li­fiés, le plus bas niveau de chô­mage fut obser­vé en 1999 (3,5%). Dans les années qui ont sui­vi, les taux de chô­mage le plus bas furent 3,8% (2002), 4,8% (2004) et 5% (en 2008 et 2012).

Bref, il s’agit d’une géné­ra­tion sacri­fiée ou per­due. D’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique, cela repré­sente un coût pour l’économie puisqu’il s’agit mani­fes­te­ment d’une uti­li­sa­tion sous-opti­male des res­sources : on estime que la richesse natio­nale pro­duite chaque année et mesu­rée par le PIB est ampu­tée de 1% en rai­son du grand nombre de jeunes qui sont hors cadre sco­laire, dépour­vus d’emplois et qui ne suivent pas de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. Ajou­ter à ce groupe déjà vaste, les coûts liés à la sous-uti­li­sa­tion des qua­li­fi­ca­tions des jeunes et ceux qui sont induits par l’incertitude quant aux jours futurs don­ne­rait un chiffre beau­coup plus impor­tant encore.

Mais, en réa­li­té, il sem­ble­rait que le plu­riel soit plus per­ti­nent – et pré­oc­cu­pant – que le sin­gu­lier. Ain­si, devrait-on plu­tôt par­ler de « géné­ra­tions sacri­fiées » en rai­son de la trans­mis­sion des effets des dif­fi­cul­tés finan­cières des parents par dif­fé­rents canaux, en par­ti­cu­lier les jeunes parents (dont les déboires de beau­coup viennent d’être esquis­sés), à leurs enfants. La pau­vre­té infan­tile ne serait donc que la face immé­dia­te­ment visible d’un pro­blème latent, d’une bombe à retar­de­ment pour la bonne san­té (pas seule­ment éco­no­mique) du pays : les effets dévas­ta­teurs des dif­fi­cul­tés finan­cières sur les enfants qui iront jusqu’à se réper­cu­ter dans leur vie d’adulte.

Pauvreté infantile : la partie émergée de l’iceberg

Le pre­mier plan de lutte contre la pau­vre­té infan­tile publié durant l’été 2013 indi­quait que le risque de pau­vre­té chez les enfants qui s’é­le­vait en 2008 à 17,2% était pas­sé à 18,7% en 2012, soit + 38.000 enfants pauvres (424.000 par rap­port à 386.000). « En Bel­gique, en com­pa­rai­son avec le reste de l’Eu­rope, le risque de pau­vre­té est sen­si­ble­ment supé­rieur chez les jeunes enfants (0 – 5 ans). La Bel­gique se situe à la cin­quième place au sein de l’UE 27. En outre, dif­fé­rents fac­teurs influencent le risque de pau­vre­té chez les enfants. Les fac­teurs d’in­fluence les plus impor­tants sont : la com­po­si­tion du ménage, la par­ti­ci­pa­tion au tra­vail des parents et le fait que les enfants sont ou non issus de l’immigration. 35,3% des familles mono­pa­ren­tales sont confron­tées au risque de pau­vre­té. Par­mi les per­sonnes de moins de 18 ans qui vivent dans une famille où l’on ne tra­vaille pas (ou peu), 76,1% vivent sous le seuil de la pauvreté. » 

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Cette évo­lu­tion néga­tive va à l’encontre des enga­ge­ments pris par la Bel­gique dans le cadre d’une stra­té­gie euro­péenne : en 2011, la Bel­gique annon­çait son objec­tif de réduire la pau­vre­té de 17% d’ici 2020. Mais, depuis lors, le nombre de per­sonnes en risque de pau­vre­té a conti­nué à aug­men­ter puisqu’il a aug­men­té de 92.000 uni­tés entre 2008 et 2013 (chiffre le plus récent connu). De ce fait, il fau­drait réduire ce nombre de 472.000 entre 2013 et 2018, voire 2020 pour res­pec­ter l’objectif pris par la Bel­gique à l’égard de l’UE de réduire le nombre de pauvres de 380.000 uni­tés. (Source, y com­pris du gra­phique : Pro­gramme Natio­nal de Réformme, 2015)

Le plan de lutte contre la pau­vre­té infan­tile veut contri­buer à atteindre cet objec­tif glo­bal de pau­vre­té. Si nous vou­lons réduire dans les mêmes pro­por­tions (17% donc) le nombre d’enfants vivant dans la pau­vre­té ou l’exclusion sociale d’ici 2020, nous allons devoir sor­tir au moins 82.000 enfants de la pau­vre­té ou de l’exclusion sociale.

Ce plan adop­té sous le gou­ver­ne­ment di Rupo devait être pro­lon­gé par un second plan concer­té avec les enti­tés fédé­rées et cou­vrant les années 2015 – 2019. Cette nou­velle ver­sion que le gou­ver­ne­ment Michel devait adop­ter avant décembre der­nier devrait actua­li­ser et pré­ci­ser l’objectif chif­fré rela­tif à la pau­vre­té infan­tile. Ce plan devrait être adop­té dans le cou­rant de février.

Psychologie et économie 

Une étude récente de Mar­ta Baraz­zet­ta, Andrew E. Clark et Conchi­ta D’Ambrosio tente d’identifier la manière dont la crise finan­cière laisse des traces tout au long du déve­lop­pe­ment des enfants. Elle va plus loin que les autres études qui se can­tonnent géné­ra­le­ment à consi­dé­rer le reve­nu comme variable expli­ca­tive puisqu’elle prend en compte les condi­tions éco­no­miques au sens large de la famille. En effet, outre le reve­nu, l’étude intègre des fac­teurs divers comme les pro­blèmes de san­té, les condi­tions d’éligibilité plus strictes à divers sys­tèmes et pro­grammes sociaux, les cas de divorce et de sépa­ra­tion qui privent le foyer d’un reve­nu com­plet, etc. Les auteurs iden­ti­fient deux canaux d’influence sur le déve­lop­pe­ment des enfants :

  1. Le canal direct qui ren­voie à la capa­ci­té de la famille d’acquérir les res­sources et les ser­vices néces­saires au déve­lop­pe­ment de l’enfant ;
  2. Le canal indi­rect (dit « psy­cho­lo­gique ») qui fait inter­ve­nir le res­sen­ti des parents et est indé­pen­dant du niveau des reve­nus. Ce canal réfère à la manière dont celui-ci peut, à son tour, jouer sur l’enfant qui per­çoit le malaise des parents à pro­pos des ques­tions d’argent.
    Les auteurs exa­minent les don­nées tirées d’enquêtes menées à inter­valle régu­lier auprès de 14.000 Anglaises enceintes en 1991 et 1992 et auprès de leurs enfants, avec l’aide de méde­cins, d’enseignants, etc.

Il res­sort de l’étude que les dif­fi­cul­tés finan­cières pèsent plus sur les acquis non cog­ni­tifs (com­por­te­ment et san­té émo­tion­nelle) que sur les réus­sites sco­laires. C’est donc par ce canal psy­cho­lo­gique que la crise peut, à l’échelle de l’individu, pro­duire des effets per­ni­cieux qui mar­que­ront sa vie d’adulte ! Le niveau de reve­nu de la famille, en revanche, n’influence glo­ba­le­ment pas ces acquis, mais semble jouer un rôle déter­mi­nant sur le par­cours sco­laire. Ce résul­tat cor­ro­bore ceux d’autres études menées notam­ment par l’OCDE.

Ces résul­tats ont été obser­vés au Royaume-Uni où une sécu­ri­té sociale fai­ble­ment pro­tec­trice peut exa­cer­ber le malaise. Faut-il alors consi­dé­rer que la Bel­gique est épar­gnée par ce phé­no­mène ? Vrai­sem­bla­ble­ment pas : entre 2007, veille de la crise éco­no­mique, et 2015, le nombre d’emprunteurs défaillants, c’est-à-dire de per­sonnes qui ont au moins un cré­dit (prêt hypo­thé­caire, prêt/vente à tem­pé­ra­ment et ouver­ture de cré­dit) dont elles sont inca­pables d’honorer le rem­bour­se­ment a aug­men­té de près de 27% pour s’établir à plus de 353.000 uni­tés. Ils repré­sentent presque 6% du total des emprun­teurs. La moi­tié d’entre elles était d’ailleurs concer­née par plus d’un défaut de paie­ment. Le mon­tant moyen de l’arriéré qui donne une idée de l’ampleur de la dif­fi­cul­té à sor­tir « du rouge » a, lui, aug­men­té de plus de 40% si bien qu’il attei­gnait près de 9.000 euros à la fin 2015, soit l’équivalent de quatre mois de salaire ! (Source : Obser­va­toire du cré­dit et de l’en­det­te­ment)

Plus glo­ba­le­ment, le pour­cen­tage de la popu­la­tion belge ren­con­trant des pro­blèmes finan­ciers a aug­men­té de 13,5 à 14,5% depuis la veille de la crise jusqu’à nos jours. La situa­tion a sur­tout empi­ré et de manière dra­ma­tique pour les 25% les plus pauvres de la popu­la­tion (1er quar­tile) où ce pour­cen­tage s’établissait à 27,3% à l’automne 2015, en aug­men­ta­tion par rap­port à 2007 (26,8% ), mais sur­tout par rap­port à l’année der­nière à la même période : 21,1%! Cette abrupte aug­men­ta­tion (+6,2%) est telle que, au sein de la classe euro­péenne, le gou­ver­ne­ment Michel pré­sente un bilan presque aus­si mau­vais que celui de Manuel Valls qui détient le bon­net d’âne (+9% sur un an).

Conclusion

Des pro­blèmes finan­ciers même pas­sa­gers peuvent peser sur l’enfant et sur l’adulte qu’il devien­dra. Dès lors, la crise ne sera, en quelque sorte, jamais der­rière eux, même si l’économie se remet à créer des emplois par dizaines de mil­liers. Si ce constat vaut au niveau indi­vi­duel, nous obser­vons un effet boo­me­rang dans la socié­té dans son ensemble car ces acquis non cog­ni­tifs mal maî­tri­sés, les troubles men­taux et com­por­te­men­taux se réper­cutent éga­le­ment sur le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, notam­ment en termes de perte de pro­duc­ti­vi­té. Or, « la mau­vaise san­té men­tale touche un citoyen sur quatre et on estime que plus de 27% des Euro­péens d’âge adulte connaissent au moins une forme de mau­vaise san­té men­tale au cours d’une année don­née. [Par consé­quent,] la mau­vaise san­té men­tale grève sévè­re­ment les méca­nismes éco­no­miques, sociaux, édu­ca­tifs, pénaux et judi­ciaires [si bien que] le coût glo­bal des mala­dies psy­chiques en Bel­gique est esti­mé à 4% du PIB. » (Source : SPF San­té publique, sécu­ri­té de la chaîne ali­men­taire et envi­ron­ne­ment) Soit un énorme gâchis humain et éco­no­mique qui se tra­dui­ra par un manque de recettes fis­cales que les gou­ver­ne­ments iront cher­cher ailleurs, pro­ba­ble­ment là où les plus vul­né­rables seront les plus affec­tés occa­sion­nant un cercle vicieux entre mau­vaises condi­tions éco­no­miques, troubles psy­cho­lo­giques et contrac­tion bud­gé­taire dans les postes sociaux. Ceci n’est pas une fata­li­té : nous pou­vons encore échap­per à ce sombre scé­na­rio si le gou­ver­ne­ment Michel et sa secré­taire d’État en charge, Mag­gie de Block, adoptent sans délai un ambi­tieux plan de lutte contre la pau­vre­té infan­tile (il est désor­mais ques­tion de février). Mais comme Mag­gie de Block en convient elle-même : « la pau­vre­té chez les enfants ne peut être dis­so­ciée de leur situa­tion à la mai­son et de la situa­tion socioé­co­no­mique de la famille ».
Le gou­ver­ne­ment doit donc en tirer les conclu­sions en élar­gis­sant son champ de vision (à l’heure actuelle assez limi­té) et en met­tant en place des sou­tiens aux familles qui ont du mal à joindre les deux bouts, ce qui implique un chan­ge­ment de cap de la poli­tique éco­no­mique, bud­gé­taire et sociale. Faute de quoi, les Dar­denne et autres porte-éten­dards du ciné­ma social auront encore de beau jour devant eux : contrai­re­ment aux autres artistes, ils n’auront pas à redou­ter l’angoisse de la page blanche.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen