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Nos générations perdues, un vivier inépuisable pour les Dardenne
2016 marque l’entrée de la crise dans sa huitième année et la sortie du tunnel est sans cesse repoussée. Ceux qui ont probablement le plus trinqué sont les cohortes d’étudiants sortis des études durant cette période. Ils arrivent à reculons sur un marché du travail obstrué, un peu comme les esclaves de la Rome antique pénétraient […]
2016 marque l’entrée de la crise dans sa huitième année et la sortie du tunnel est sans cesse repoussée.
Ceux qui ont probablement le plus trinqué sont les cohortes d’étudiants sortis des études durant cette période. Ils arrivent à reculons sur un marché du travail obstrué, un peu comme les esclaves de la Rome antique pénétraient dans l’arène où les attendait un sort que personne ne leur enviait. Les plus chanceux – et encore cela se discute – enchaîneront de petits boulots. La plupart exerceront des métiers à des années-lumière des matières qu’ils ont étudiées (environ 10% des travailleurs et bien davantage pour les jeunes). Rares sont ceux qui décrocheront le Graal : l’emploi de leur rêve en phase avec leur qualification et leur permettant de mener une vie décente. Et n’oublions pas qu’entre le monde scolaire et le marché du travail, ils seront fustigés par des mesures gouvernementales prises au nom de l’austérité budgétaire.
Les jeunes, variable d’ajustement et génération sacrifiée
Depuis la fin des années 1990, le taux de chômage des jeunes a suivi une tendance à la hausse. Le plus inquiétant est que lorsque « leur » courbe du chômage est redescendue, ses plus bas points de retournement ont systématiquement été plus élevés que les précédents (ou se sont établis à un niveau similaire). Cela se vérifie, à un niveau plus fin de l’analyse, pour les jeunes peu qualifiés, mais aussi pour les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur. Même pour ce groupe le mieux positionné sur le marché du travail que sont les jeunes de 25 – 29 ans hautement qualifiés, le plus bas niveau de chômage fut observé en 1999 (3,5%). Dans les années qui ont suivi, les taux de chômage le plus bas furent 3,8% (2002), 4,8% (2004) et 5% (en 2008 et 2012).
Bref, il s’agit d’une génération sacrifiée ou perdue. D’un point de vue strictement économique, cela représente un coût pour l’économie puisqu’il s’agit manifestement d’une utilisation sous-optimale des ressources : on estime que la richesse nationale produite chaque année et mesurée par le PIB est amputée de 1% en raison du grand nombre de jeunes qui sont hors cadre scolaire, dépourvus d’emplois et qui ne suivent pas de formation professionnelle. Ajouter à ce groupe déjà vaste, les coûts liés à la sous-utilisation des qualifications des jeunes et ceux qui sont induits par l’incertitude quant aux jours futurs donnerait un chiffre beaucoup plus important encore.
Mais, en réalité, il semblerait que le pluriel soit plus pertinent – et préoccupant – que le singulier. Ainsi, devrait-on plutôt parler de « générations sacrifiées » en raison de la transmission des effets des difficultés financières des parents par différents canaux, en particulier les jeunes parents (dont les déboires de beaucoup viennent d’être esquissés), à leurs enfants. La pauvreté infantile ne serait donc que la face immédiatement visible d’un problème latent, d’une bombe à retardement pour la bonne santé (pas seulement économique) du pays : les effets dévastateurs des difficultés financières sur les enfants qui iront jusqu’à se répercuter dans leur vie d’adulte.
Pauvreté infantile : la partie émergée de l’iceberg
Le premier plan de lutte contre la pauvreté infantile publié durant l’été 2013 indiquait que le risque de pauvreté chez les enfants qui s’élevait en 2008 à 17,2% était passé à 18,7% en 2012, soit + 38.000 enfants pauvres (424.000 par rapport à 386.000). « En Belgique, en comparaison avec le reste de l’Europe, le risque de pauvreté est sensiblement supérieur chez les jeunes enfants (0 – 5 ans). La Belgique se situe à la cinquième place au sein de l’UE 27. En outre, différents facteurs influencent le risque de pauvreté chez les enfants. Les facteurs d’influence les plus importants sont : la composition du ménage, la participation au travail des parents et le fait que les enfants sont ou non issus de l’immigration. 35,3% des familles monoparentales sont confrontées au risque de pauvreté. Parmi les personnes de moins de 18 ans qui vivent dans une famille où l’on ne travaille pas (ou peu), 76,1% vivent sous le seuil de la pauvreté. »
Cette évolution négative va à l’encontre des engagements pris par la Belgique dans le cadre d’une stratégie européenne : en 2011, la Belgique annonçait son objectif de réduire la pauvreté de 17% d’ici 2020. Mais, depuis lors, le nombre de personnes en risque de pauvreté a continué à augmenter puisqu’il a augmenté de 92.000 unités entre 2008 et 2013 (chiffre le plus récent connu). De ce fait, il faudrait réduire ce nombre de 472.000 entre 2013 et 2018, voire 2020 pour respecter l’objectif pris par la Belgique à l’égard de l’UE de réduire le nombre de pauvres de 380.000 unités. (Source, y compris du graphique : Programme National de Réformme, 2015)
Le plan de lutte contre la pauvreté infantile veut contribuer à atteindre cet objectif global de pauvreté. Si nous voulons réduire dans les mêmes proportions (17% donc) le nombre d’enfants vivant dans la pauvreté ou l’exclusion sociale d’ici 2020, nous allons devoir sortir au moins 82.000 enfants de la pauvreté ou de l’exclusion sociale.
Ce plan adopté sous le gouvernement di Rupo devait être prolongé par un second plan concerté avec les entités fédérées et couvrant les années 2015 – 2019. Cette nouvelle version que le gouvernement Michel devait adopter avant décembre dernier devrait actualiser et préciser l’objectif chiffré relatif à la pauvreté infantile. Ce plan devrait être adopté dans le courant de février.
Psychologie et économie
Une étude récente de Marta Barazzetta, Andrew E. Clark et Conchita D’Ambrosio tente d’identifier la manière dont la crise financière laisse des traces tout au long du développement des enfants. Elle va plus loin que les autres études qui se cantonnent généralement à considérer le revenu comme variable explicative puisqu’elle prend en compte les conditions économiques au sens large de la famille. En effet, outre le revenu, l’étude intègre des facteurs divers comme les problèmes de santé, les conditions d’éligibilité plus strictes à divers systèmes et programmes sociaux, les cas de divorce et de séparation qui privent le foyer d’un revenu complet, etc. Les auteurs identifient deux canaux d’influence sur le développement des enfants :
- Le canal direct qui renvoie à la capacité de la famille d’acquérir les ressources et les services nécessaires au développement de l’enfant ;
- Le canal indirect (dit « psychologique ») qui fait intervenir le ressenti des parents et est indépendant du niveau des revenus. Ce canal réfère à la manière dont celui-ci peut, à son tour, jouer sur l’enfant qui perçoit le malaise des parents à propos des questions d’argent.
Les auteurs examinent les données tirées d’enquêtes menées à intervalle régulier auprès de 14.000 Anglaises enceintes en 1991 et 1992 et auprès de leurs enfants, avec l’aide de médecins, d’enseignants, etc.
Il ressort de l’étude que les difficultés financières pèsent plus sur les acquis non cognitifs (comportement et santé émotionnelle) que sur les réussites scolaires. C’est donc par ce canal psychologique que la crise peut, à l’échelle de l’individu, produire des effets pernicieux qui marqueront sa vie d’adulte ! Le niveau de revenu de la famille, en revanche, n’influence globalement pas ces acquis, mais semble jouer un rôle déterminant sur le parcours scolaire. Ce résultat corrobore ceux d’autres études menées notamment par l’OCDE.
Ces résultats ont été observés au Royaume-Uni où une sécurité sociale faiblement protectrice peut exacerber le malaise. Faut-il alors considérer que la Belgique est épargnée par ce phénomène ? Vraisemblablement pas : entre 2007, veille de la crise économique, et 2015, le nombre d’emprunteurs défaillants, c’est-à-dire de personnes qui ont au moins un crédit (prêt hypothécaire, prêt/vente à tempérament et ouverture de crédit) dont elles sont incapables d’honorer le remboursement a augmenté de près de 27% pour s’établir à plus de 353.000 unités. Ils représentent presque 6% du total des emprunteurs. La moitié d’entre elles était d’ailleurs concernée par plus d’un défaut de paiement. Le montant moyen de l’arriéré qui donne une idée de l’ampleur de la difficulté à sortir « du rouge » a, lui, augmenté de plus de 40% si bien qu’il atteignait près de 9.000 euros à la fin 2015, soit l’équivalent de quatre mois de salaire ! (Source : Observatoire du crédit et de l’endettement)
Plus globalement, le pourcentage de la population belge rencontrant des problèmes financiers a augmenté de 13,5 à 14,5% depuis la veille de la crise jusqu’à nos jours. La situation a surtout empiré et de manière dramatique pour les 25% les plus pauvres de la population (1er quartile) où ce pourcentage s’établissait à 27,3% à l’automne 2015, en augmentation par rapport à 2007 (26,8% ), mais surtout par rapport à l’année dernière à la même période : 21,1%! Cette abrupte augmentation (+6,2%) est telle que, au sein de la classe européenne, le gouvernement Michel présente un bilan presque aussi mauvais que celui de Manuel Valls qui détient le bonnet d’âne (+9% sur un an).
Conclusion
Des problèmes financiers même passagers peuvent peser sur l’enfant et sur l’adulte qu’il deviendra. Dès lors, la crise ne sera, en quelque sorte, jamais derrière eux, même si l’économie se remet à créer des emplois par dizaines de milliers. Si ce constat vaut au niveau individuel, nous observons un effet boomerang dans la société dans son ensemble car ces acquis non cognitifs mal maîtrisés, les troubles mentaux et comportementaux se répercutent également sur le développement économique, notamment en termes de perte de productivité. Or, « la mauvaise santé mentale touche un citoyen sur quatre et on estime que plus de 27% des Européens d’âge adulte connaissent au moins une forme de mauvaise santé mentale au cours d’une année donnée. [Par conséquent,] la mauvaise santé mentale grève sévèrement les mécanismes économiques, sociaux, éducatifs, pénaux et judiciaires [si bien que] le coût global des maladies psychiques en Belgique est estimé à 4% du PIB. » (Source : SPF Santé publique, sécurité de la chaîne alimentaire et environnement) Soit un énorme gâchis humain et économique qui se traduira par un manque de recettes fiscales que les gouvernements iront chercher ailleurs, probablement là où les plus vulnérables seront les plus affectés occasionnant un cercle vicieux entre mauvaises conditions économiques, troubles psychologiques et contraction budgétaire dans les postes sociaux. Ceci n’est pas une fatalité : nous pouvons encore échapper à ce sombre scénario si le gouvernement Michel et sa secrétaire d’État en charge, Maggie de Block, adoptent sans délai un ambitieux plan de lutte contre la pauvreté infantile (il est désormais question de février). Mais comme Maggie de Block en convient elle-même : « la pauvreté chez les enfants ne peut être dissociée de leur situation à la maison et de la situation socioéconomique de la famille ».
Le gouvernement doit donc en tirer les conclusions en élargissant son champ de vision (à l’heure actuelle assez limité) et en mettant en place des soutiens aux familles qui ont du mal à joindre les deux bouts, ce qui implique un changement de cap de la politique économique, budgétaire et sociale. Faute de quoi, les Dardenne et autres porte-étendards du cinéma social auront encore de beau jour devant eux : contrairement aux autres artistes, ils n’auront pas à redouter l’angoisse de la page blanche.