Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Mondialisation, virus et anticorps

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

janvier 2016

Le tableau est célèbre, ce sont Les Ambas­sa­deurs de Hans Hol­bein, une œuvre datée de 1533 et réa­li­sée à l’occasion de la prise de fonc­tion d’un ambas­sa­deur du royaume de France à la cour d’Angleterre. Il s’agit d’une célé­bra­tion de l’humanisme de la Renais­sance, illus­trée par les nom­breux objets et sym­boles figu­rant en arrière-plan du double portrait. […]

Le dessus des cartes

ambassadeurs_2.jpg

Le tableau est célèbre, ce sont Les Ambas­sa­deurs de Hans Hol­bein, une œuvre datée de 1533 et réa­li­sée à l’occasion de la prise de fonc­tion d’un ambas­sa­deur du royaume de France à la cour d’Angleterre. Il s’agit d’une célé­bra­tion de l’humanisme de la Renais­sance, illus­trée par les nom­breux objets et sym­boles figu­rant en arrière-plan du double por­trait. Ces objets ont notam­ment trait à la science, au com­merce et à la géo­gra­phie, contem­po­rains des « Grandes décou­vertes » qui viennent de se pro­duire. Le Nou­veau Monde porte depuis peu le nom d’Ame­ri­ca, Magel­lan vient de faire le tour du globe et le pla­ni­sphère en arrière-plan du tableau est ins­pi­ré de celui de Johann Schö­ner, pro­duit à Nurem­berg en 1523. La puis­sance nais­sante de l’Europe, au seuil de la moder­ni­té, s’incarne dans cette géo­po­li­tique de la conquête qui est en plein essor à l’aube de la mon­dia­li­sa­tion coloniale. 

Mais ce tableau doit sur­tout sa célé­bri­té à l’étrange objet qui figure en avant-plan, aux pieds des fiers ambas­sa­deurs. Une sorte d’os de seiche incli­né qui sème le trouble dans ce bel ordon­nan­ce­ment des outils du pou­voir et de la conquête. Il faut s’éloigner vers la droite, puis se retour­ner et jeter un coup d’œil rasant sur la toile pour décou­vrir ce que repré­sente la figure flot­tante : c’est une tête de mort, peinte en ana­mor­phose. Comme l’exprimait Jacques Lacan dans son sémi­naire de 1964 sur Les quatre concepts fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse (le tableau figure en cou­ver­ture de l’édition écrite de ce sémi­naire) : « Il nous reflète notre propre néant, dans la figure de la tête de mort. »

On se per­met­tra ici une autre lec­ture de cette image trou­blante, plus méta­pho­rique, socio­lo­gique et his­to­rique, qui y asso­cie la mort en fili­grane de la mon­dia­li­sa­tion. Non seule­ment la mort de mil­lions d’êtres humains — exter­mi­nés par les germes, l’esclavage ou l’épée — mais aus­si la meur­tris­sure et la dis­qua­li­fi­ca­tion de leurs croyances, cultures et modes de vie (qui concer­nèrent aus­si l’Europe, avec des phases de grande vio­lence sym­bo­lique ou phy­sique). D’abord par l’imposition colo­niale bru­tale du chris­tia­nisme ou des Lumières, sans oublier les ravages ulté­rieurs du mar­xisme-léni­nisme « scien­ti­fique » et inter­na­tio­na­liste. Ensuite, après la mon­dia­li­sa­tion colo­niale, par l’entremise d’un pas­sa­ger clan­des­tin de la glo­ba­li­sa­tion tech­nos­cien­ti­fique et mar­chande : une sorte de virus cultu­rel, dif­fé­rent des agents micro­biens qui déci­mèrent plus de la moi­tié des Indiens d’Amérique, s’infiltrant dans les consciences et les modes de vie des peuples péri­phé­riques à la moder­ni­té euro­péenne1. En d’autres mots, un ambas­sa­deur dis­si­mu­lé accom­pa­gne­rait la dif­fu­sion des sciences et des tech­niques, de l’échange mar­chand et du capi­ta­lisme finan­cier. Exa­mi­nons cette hypothèse. 

De l’explicite à l’implicite

Des per­cep­tions à dis­tance ou par immer­sion dans des uni­vers cultu­rels, exté­rieurs au monde occi­den­tal, donnent à pen­ser que ces der­niers ont adop­té (et par­fois déve­lop­pé) nombre de pro­duc­tions tech­nos­cien­ti­fiques, issues de la révo­lu­tion moderne, mais sans le sou­bas­se­ment cultu­rel qui les ont ren­dues pos­sibles. Des pay­sans afri­cains tra­di­tion­nels uti­lisent un télé­phone por­table, des tali­bans roulent en quatre fois quatre et filment des séquences sur leur smart­phone, des nomades tibé­tains regardent la télé­vi­sion sous leur tente en poil de yack cou­verte de pan­neaux solaires. Ain­si, le dji­ha­diste halant des cadavres der­rière son pick-up ou sur­fant sur inter­net, uti­lise les pro­duits de la moder­ni­té déca­dente et « impie » qu’il s’emploie par ailleurs à détruire avec ces mêmes moyens. Dans nombre de cas, le désir de conci­lier une culture non euro­péenne avec les bien­faits de la moder­ni­té occi­den­tale est expli­ci­te­ment affir­mé, comme dans ces exemples asia­tiques, datant du XIXe siècle, cités par J.-C. Guille­baud (2008) : « Âme japo­naise, tech­nique occi­den­tale », « Savoir chi­nois comme fon­de­ment, savoir occi­den­tal comme pra­tique ». Ce qui signi­fie que l’on pour­rait impor­ter les fruits de la révo­lu­tion moderne en se pré­ser­vant de la moder­ni­té elle-même. Non pas de la moder­ni­té scien­ti­fique et tech­nique, bien enten­du, mais de la moder­ni­té cultu­relle et politique.

C’est la voie qui semble aujourd’hui choi­sie par nombre de pays ou d’ensembles civi­li­sa­tion­nels aus­si divers que la Rus­sie, l’Iran, la Tur­quie, l’Inde ou la Chine, pour ne prendre que les plus grands. Dans la plu­part des cas, ce retour vers les fon­da­men­taux cultu­rels de pays conta­mi­nés par l’hégémonie euro­péenne, avec ou sans colo­ni­sa­tion, se fait après une pre­mière phase d’« occi­den­ta­li­sa­tion » plus ou moins longue et pro­fonde. C’est le cas de l’Inde qui voit un par­ti natio­na­liste hin­dou, le BJP, suc­cé­der au par­ti du Congrès plus de cin­quante ans après l’indépendance de 1947. Mais aus­si de la Tur­quie, où l’hégémonie d’un par­ti isla­mique suc­cède à celle du kéma­lisme qui avait abo­li le Cali­fat en 1924, adop­té l’alphabet latin et impo­sé une « laï­ci­té » auto­ri­taire. La Rus­sie, quant à elle, renoue avec une voie civi­li­sa­tion­nelle où se mélangent pré­émi­nence spi­ri­tuelle ortho­doxe et ambi­tion « eur­asiste » blâ­mant la déca­dence occi­den­tale, tout en pas­sant l’éponge sur les crimes de masses du sta­li­nisme (reje­ton mons­trueux de l’autocratie et du bol­che­visme). En Chine, de nom­breuses uni­ver­si­tés cor­na­quées par le régime à par­ti unique ont déci­dé de ban­nir cer­tains savoirs occi­den­taux de leur pro­gramme, et, comme en Rus­sie, la lutte contre les ONG de défense des droits de l’homme bat son plein. Quant au monde arabe, il n’est pas néces­saire ici de reve­nir sur les réac­ti­va­tions du fon­da­men­ta­lisme reli­gieux qui ali­mentent la ter­reur, nour­rissent des guerres civiles, informent ou légi­ti­ment des par­tis poli­tiques et des régimes éta­blis. Bien enten­du, ces mou­ve­ments sont sou­vent hybrides, les « fon­da­men­taux » réac­ti­vés étant mélan­gés à des vec­teurs modernes, dont la notion d’« État nation » (issue des trai­tés de West­pha­lie de 1648) n’est sans doute pas le moins important.

La pro­blé­ma­tique que nous abor­dons dans cette réflexion est cepen­dant d’un autre ordre que celle concer­nant ces diverses formes de déco­lo­ni­sa­tion cultu­relle conscientes et assu­mées, suc­cé­dant ou non à une colo­ni­sa­tion poli­tique. Il s’agit plu­tôt de la pour­suite d’une colo­ni­sa­tion cultu­relle imper­cep­tible après la déco­lo­ni­sa­tion poli­tique, ain­si que de ses consé­quences par­fois extrê­me­ment vio­lentes. Le pro­blème n’est en effet pas celui d’une impo­si­tion expli­cite de vec­teurs cultu­rels, mais bien d’une dif­fu­sion silen­cieuse d’un para­digme impli­ci­te­ment conte­nu dans les pro­duc­tions de la moder­ni­té, « impru­dem­ment » adop­tées par ceux qui lui sont exté­rieurs, voire adver­saires. D’où l’usage méta­pho­rique de l’anamorphose, figure mor­telle asso­ciée aux Ambas­sa­deurs d’Holbein posant fiè­re­ment devant un globe ter­restre. Cette ques­tion est dif­fi­cile, car elle demande de faire un pas de côté par rap­port aux fon­de­ments de nos évi­dences iden­ti­taires inté­rio­ri­sées. Quelques auteurs l’ont abor­dée, mais ils ne sont pas tous d’accord entre eux. Nous ne pour­rons dès lors que dres­ser des axes de réflexion autour de cette ques­tion, à par­tir de cer­tains d’entre eux, et dont le pre­mier inté­rêt sera peut-être de l’avoir posée le moins mal possible.

Remar­quons en pas­sant que l’interrogation peut aus­si être for­mu­lée en sens inverse. L’adoption de pra­tiques ou de croyances non occi­den­tales (comme le yoga, le boud­dhisme, le cha­ma­nisme mais aus­si l’islam sou­fi, voire sala­fiste) entraîne-t-elle une modi­fi­ca­tion struc­tu­relle de l’habitus occi­den­tal inté­rio­ri­sé ? Devient-on shin­toïste en man­geant des sushis ou tibé­tain en réci­tant des man­tras ? Bien enten­du, le rap­port de force entre les par­ties et la nature de l’« inges­tion » ne sont pas les mêmes2, mais le fait d’inverser la ques­tion per­met peut-être d’entrevoir une par­tie de la réponse. Elle tient en effet dans la puis­sance de résis­tance de l’identité cultu­relle, plus par­ti­cu­liè­re­ment dans celle de sa dimen­sion si pro­fon­dé­ment immer­gée qu’elle reste en par­tie incon­nue aux acteurs eux-mêmes3.

Résistance tenace des cultures

Dans un pro­pos sai­sis­sant, le psy­cha­na­lyste et his­to­rien du droit Pierre Legendre, s’adressant à un public japo­nais dans une confé­rence titrée « Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident » (don­née en 2003 à Tokyo), ter­mine son expo­sé par cette com­pa­rai­son : « En concluant cette confé­rence, je me sou­viens d’un pro­pos que j’adressai à des étu­diants pour illus­trer la dif­fi­cul­té de la com­mu­ni­ca­tion humaine : per­sonne ne rêve à la place d’un autre. Cela prouve à la fois la soli­tude de l’homme dans son rap­port à lui-même, et son inca­pa­ci­té de faire pas­ser dans la parole le fond de son être, sa propre part d’inconnu. Et cela vaut pour les cultures, à la fois soli­taires et opaques à elles-mêmes, tou­jours confron­tées à la dif­fi­cul­té de com­mu­ni­quer » [sou­li­gné par l’auteur]. En d’autres mots, le point de vue défen­du par Legendre est que les cultures inté­rio­ri­sées par les humains com­portent une part obs­cure et indi­cible, tout comme le rêve, selon Freud, com­porte un point nodal qui résiste à toute ver­ba­li­sa­tion et que le Vien­nois nom­mait l’« ombi­lic du rêve ». 

Ce point de vue assez radi­cal, bien qu’ambigu dans sa for­mu­la­tion (il est tan­tôt ques­tion d’« inca­pa­ci­té », tan­tôt de « dif­fi­cul­té »), a le mérite de poser une balise inté­res­sante sur la pro­fon­deur des iden­ti­tés cultu­relles, qui ne sont pas des vête­ments légers que l’on pour­rait enle­ver ou endos­ser comme bon nous semble. L’expérience de l’immigration, ou celle du voyage pro­lon­gé, en immer­sion dans des cultures très dif­fé­rentes, peut nous faire per­ce­voir la résis­tance d’un habi­tus cultu­rel (ce que Bour­dieu nom­mait l’« hys­té­ré­sis de l’habitus ») et les dan­gers de son vacille­ment4. Il faut par­fois plu­sieurs géné­ra­tions pour opé­rer des chan­ge­ments, et il peut y avoir des réac­ti­va­tions iden­ti­taires dans cer­taines circonstances. 

Mais de quelle nature est, selon Legendre, l’identité pro­fonde de l’habitus occi­den­tal qui borde son « ombi­lic » ? Il relève d’abord d’une généa­lo­gie et dès lors d’une trans­mis­sion entre géné­ra­tions. Le cœur de l’identité occi­den­tale est la conjonc­tion du judéo-chris­tia­nisme et du droit romain. Si la filia­tion judéo-chré­tienne et ses trans­for­ma­tions (réformes reli­gieuses, révo­lu­tion scien­ti­fique, avè­ne­ment des Lumières, muta­tions poli­tiques) sont bien connues, notam­ment par des tra­vaux tels que ceux de Mar­cel Gau­chet qua­li­fiant le chris­tia­nisme de la « reli­gion de la sor­tie de la reli­gion », la dimen­sion du droit romain l’est beau­coup moins. Pour­tant, nombre d’auteurs (dont Gau­chet qui se fonde notam­ment sur les tra­vaux d’Ernst Kan­to­ro­wicz5) iden­ti­fient le moment ger­mi­nal de la moder­ni­té occi­den­tale entre le XIe et le XIIe siècle, qui est pré­ci­sé­ment le moment de la conjonc­tion entre le chris­tia­nisme et le droit romain, pré­pa­ra­toire de la Renaissance. 

Au cœur de cette conjonc­tion, tou­jours selon Legendre, le concept de « loi uni­ver­selle » qui concerne autant des notions juri­diques comme le contrat, le témoi­gnage, la preuve ration­nelle par l’examen des faits à la place de l’ordalie (le « juge­ment de Dieu »), que la notion scien­ti­fique de « loi ». La conjonc­tion des aspects juri­dique et scien­ti­fique trouve son ori­gine dans ce que l’auteur nomme une « OPA du chris­tia­nisme sur le droit romain »6. L’univers appa­raît dès lors comme un « Grand Livre » (source biblique) qu’il convient de déchif­frer pour en décou­vrir les lois (source romaine) qui per­met­tront de s’en rendre maître, notam­ment par la conquête et le com­merce. Ce que le tableau de Hol­bein illustre en arrière-plan des Ambas­sa­deurs : le pla­ni­sphère et les outils scien­ti­fiques néces­saires à la maî­trise du monde. On y trouve notam­ment un ouvrage titré Un livre nou­veau et fiable pour apprendre le cal­cul et des­ti­né aux mar­chands (1526) et, sur le globe ter­restre, la ligne de par­tage du monde entre Espa­gnols et Por­tu­gais éta­blie par Alexandre VI dans le trai­té de Tor­de­sillas de 1494. Or la lettre anté­rieure du pape Alexandre VI, qui date de 1493, énonce « le droit de com­mer­cer et le droit de pro­pa­ger le Salut par Jésus-Christ » comme le sou­ligne Legendre. La lettre énonce aus­si, tou­jours selon l’auteur, les tâches du gou­ver­ne­ment moderne : « Entre­prendre, étu­dier, appor­ter des soins dili­gents, sans épar­gner tra­vail, dépense, dan­gers encou­rus jusqu’à ver­ser son propre sang.7 »

L’analyse freu­dienne de Legendre à par­tir de l’Occident, tend à éta­blir des paral­lèles entre l’identité psy­chique et l’identité cultu­relle. Elle débouche sur le constat d’une résis­tance par­ti­cu­liè­re­ment forte de cette der­nière à la connais­sance de ses fon­de­ments, et, par consé­quent, à sa capa­ci­té à chan­ger et à se lais­ser conta­mi­ner par d’autres. Il ne s’agit cepen­dant pas d’un essen­tia­lisme cultu­ra­liste tota­le­ment clos, car le méca­nisme de pro­duc­tion iden­ti­taire est consi­dé­ré par Legendre comme étant uni­ver­sel. Sou­ve­nons-nous par ailleurs du balan­ce­ment entre « inca­pa­ci­té » et « dif­fi­cul­té » dans le para­graphe cité plus haut, au sujet de la méta­phore du rêve. Enfin, le plus signi­fi­ca­tif est peut-être le fait qu’il a pro­non­cé sa confé­rence « Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident » au… Japon, ce qui sup­pose une cer­taine foi dans la com­mu­ni­ca­tion inter­cul­tu­relle. On peut cepen­dant se deman­der dans quelle mesure, selon cette vision, la mon­dia­li­sa­tion tech­no-scien­ti­fi­co-éco­no­mique débouche sur une « occi­den­ta­li­sa­tion du monde ». Les anti­corps per­met­tant d’éviter ce scé­na­rio seraient en quelque sorte incar­nés par le lest qui main­tien­drait le centre de gra­vi­té des cultures en des­sous de la ligne de flot­tai­son, telle la par­tie immer­gée d’un iceberg. 

Diffusion voilée de l’autonomie occidentale

C’est éga­le­ment, mais dans une cer­taine mesure seule­ment, la pers­pec­tive de Mar­cel Gau­chet qui se pose la même ques­tion sur les aléas de la mon­dia­li­sa­tion cultu­relle que J.-C. Guille­baud ou P. Legendre. Elle a été expli­ci­tée notam­ment lors d’analyses très éclai­rantes sur le fon­da­men­ta­lisme isla­miste, dans le contexte des atten­tats de Paris (ceux de jan­vier et puis ceux de novembre 2015). Mais son para­digme expli­ca­tif et sa réponse sont sen­si­ble­ment dif­fé­rents, à la fois plus uni­ver­sa­listes et moins abrupts ou énig­ma­tiques dans leur énon­cé. La ligne géné­rale est celle du pro­ces­sus de « sor­tie de la reli­gion » qui est au cœur de son inter­pré­ta­tion de l’histoire poli­tique des socié­tés euro­péennes, lon­gue­ment ana­ly­sée dans Le désen­chan­te­ment du monde. Une his­toire poli­tique de la reli­gion (1985). Comme on le sait, Gau­chet oppose de manière idéal­ty­pique deux formes d’organisation col­lec­tive : la pre­mière « struc­tu­rée par la reli­gion » et qua­li­fié d’hétéronome selon les termes de Kant ; la seconde « inven­tée par la démo­cra­tie », c’est-à-dire auto­nome comme l’exprimait éga­le­ment le phi­lo­sophe des Lumières. 

Le che­mi­ne­ment qui mène d’un type à l’autre est d’autant plus tor­tueux qu’il s’effectue « à recu­lons », la matrice reli­gieuse résis­tant de manière extrê­me­ment tenace et sub­tile, notam­ment en pre­nant le visage d’une sacra­li­sa­tion de l’immanence et de l’autonomie8. Deux expres­sions récentes en sont par­ti­cu­liè­re­ment éclai­rantes : les tota­li­ta­rismes euro­péens du XXe siècle qui, selon Gau­chet, sont « des modernes qui ne savent pas qu’ils sont des anciens mal­gré eux », et le fon­da­men­ta­lisme qui « est un pas­séiste réso­lu qui ignore à quel point il est un moderne mal­gré lui »9. La moder­ni­té pro­duit des anti­corps qui sont sou­vent com­po­sites et hybrides, incor­po­rant dans leur idéo­lo­gie et dans leur action des aspects de ce qu’ils com­battent. Nous retrou­vons d’une cer­taine manière la face immer­gée de l’identité cultu­relle de Legendre, mais selon des para­mètres dif­fé­rents. Car c’est le rap­port à la reli­gion comme force struc­tu­rante qui en consti­tue le levier secret, et non pas le droit.

Dans le cas de l’islamisme (pié­tiste, poli­tique ou dji­ha­diste), il ne s’agit nul­le­ment, selon Gau­chet, d’un mys­té­rieux « retour du reli­gieux », mais bien de la réac­ti­va­tion défen­sive d’une struc­tu­ra­tion hété­ro­nome face à la mon­dia­li­sa­tion — qui n’est pas seule­ment une mon­dia­li­sa­tion mar­chande et tech­nos­cien­ti­fique, mais éga­le­ment une « mon­dia­li­sa­tion de la sor­tie de la reli­gion ». Et c’est ici que nous retrou­vons notre « tête de mort » en ana­mor­phose, car ce phé­no­mène est bien sou­vent mas­qué. Un pas­sage de son inter­view au jour­nal Le Monde, « Le fon­da­men­ta­lisme isla­mique est le signe para­doxal de la sor­tie du reli­gieux » (2015), est par­ti­cu­liè­re­ment expli­cite : « La reli­gion a orga­ni­sé la vie des socié­tés et l’originalité moderne est d’échapper à cette orga­ni­sa­tion. Or, la sor­tie de cette orga­ni­sa­tion reli­gieuse du monde se dif­fuse pla­né­tai­re­ment. D’une cer­taine manière, on pour­rait dire que c’est le sens der­nier de la mon­dia­li­sa­tion. La mon­dia­li­sa­tion est une occi­den­ta­li­sa­tion cultu­relle du globe sous l’aspect scien­ti­fique, tech­nique et éco­no­mique, mais ces aspects sont en fait des pro­duits de la sor­tie occi­den­tale de la reli­gion. De sorte que leur dif­fu­sion impose à l’ensemble des socié­tés une rup­ture avec l’organisation reli­gieuse du monde. » Il serait dès lors vain d’espérer s’approprier les pro­duits de la moder­ni­té en conser­vant un uni­vers reli­gieux et poli­tique tra­di­tion­nel : « Quand on se sai­sit de ces objets, de ces ins­tru­ments, de ces modes de réflexion et d’action, on attrape avec eux l’esprit de la struc­tu­ra­tion auto­nome, contrai­re­ment à l’impression que l’on pour­rait avoir l’un sans l’autre ; en appa­rence oui, en réa­li­té, non. » (Gau­chet, Le Débat, 2015 ) [je souligne]. 

L’appropriation des tech­no-sciences et de l’univers mar­chand par les socié­tés non occi­den­tales, sans par­ler d’autres aspects tels que l’organisation inter­na­tio­nale, struc­tu­rée selon le prin­cipe de l’État nation issu des trai­tés de West­pha­lie, ne pro­duit dès lors pas les mêmes effets que l’ingestion des sushis ou la pra­tique du yoga chez les Occi­den­taux. Dans le pre­mier cas, les pro­duc­tions de la moder­ni­té ne pour­raient in fine être dis­so­ciées de « la sor­tie de la reli­gion », dont ils sont des pro­duits comme « des expres­sions typiques de la struc­tu­ra­tion auto­nome », alors que dans le second, leur adop­tion ne pro­duit pas une « orien­ta­li­sa­tion » des adeptes. Ceci non seule­ment parce que les sushis n’induisent pas plus d’animisme dans leur pro­duc­tion que dans leur inges­tion, et que l’on peut pra­ti­quer le yoga, le sou­fisme ou le boud­dhisme dans une pers­pec­tive occi­den­tale, mais sur­tout parce que l’ordre de gran­deur, le rap­port de forces, la puis­sance induite (scien­ti­fique, mili­taire, com­mer­ciale…) et, non des moindres, la logique évo­lu­tive sont sans com­mune mesure. Car il y a sans conteste un évo­lu­tion­nisme chez Gau­chet, docu­men­té et sub­til, qui conduit, par mille détours et sur­prises de l’histoire, les socié­tés humaines de « l’hétéronomie » à « l’autonomie ». Il n’aboutit évi­dem­ment pas à une « fin de l’histoire » (une manière de sacra­li­ser l’issue auto­nome), une récon­ci­lia­tion finale des hommes, mais à un « nou­veau monde » instable, incer­tain et ouvert que devient le monde social-humain démo­cra­tique dans lequel une par­tie de l’humanité est entrée.

Racines culturelles de la science et « futurisme social »

Com­ment se pro­duit dès lors la trans­mis­sion plus ou moins voi­lée du virus cultu­rel et socio­po­li­tique occi­den­tal asso­cié à la mon­dia­li­sa­tion tech­nos­cien­ti­fique et mar­chande ? Quelle est la nature du carac­tère « insé­cable » des « outils de la puis­sance occi­den­tale » et du « cadre intel­lec­tuel et socio­po­li­tique où ils ont pris nais­sance » (Gau­chet, ibi­dem) ? On aborde ici les sou­bas­se­ments cultu­rels et sym­bo­liques de la démarche scien­ti­fique et de ses consé­quences pra­tiques, à tra­vers le monde de la tech­nique, dans une pers­pec­tive de trans­for­ma­tion de l’ici-bas et non dans celle d’un « simple savoir ». Il ne s’agit en effet pas d’une pro­duc­tion scien­ti­fique qui se conten­te­rait de la connais­sance pure, sans pers­pec­tive de maî­trise et de trans­for­ma­tion de la nature (comme les Grecs, les Arabes ou les Chi­nois on pu la déve­lop­per), mais bien d’une arti­cu­la­tion entre le déve­lop­pe­ment de la science et celle des ins­tru­ments de la maî­trise et de la trans­for­ma­tion du monde, comme l’illustre le tableau d’Holbein.

Cela peut dif­fi­ci­le­ment se conce­voir sans le contexte d’un bas­cu­le­ment du temps social légi­time du pas­sé vers l’a­ve­nir, dont a notam­ment témoi­gné en France la fameuse Que­relle des Anciens et des Modernes10. Et pas d’a­van­tage sans une muta­tion de la vision cos­mo­lo­gique occi­den­tale médié­vale vers la vision moderne. Cos­mo­lo­gie dans laquelle la « nature » devient exté­rieure aux hommes et « sans âme », objet de connais­sance scien­ti­fique, de repré­sen­ta­tion pic­tu­rale et de sou­mis­sion au seul béné­fice des humains11. Comme l’écrit Phi­lippe Des­co­la (2010), « L’invention du pay­sage occi­den­tal sup­po­sait que les élé­ments natu­rels soient sous­traits aux fins d’édification de la scène reli­gieuse, qu’ils s’éloignaient de l’espace sacré afin de mener une exis­tence à part, et c’est la fonc­tion déci­sive que la pers­pec­tive12 ren­dit pos­sible. » [Je sou­ligne] Le tableau de Hol­bein, on l’aura com­pris, par­ti­cipe plei­ne­ment de cette laï­ci­sa­tion de la scène pic­tu­rale. La mon­dia­li­sa­tion tech­nos­cien­ti­fique n’est dès lors pas uni­que­ment la trans­mis­sion « clan­des­tine » d’un modèle cultu­rel qui arase les réfé­rences reli­gieuses des pays non occi­den­taux. Elle est aus­si liée à une concep­tion de l’avenir comme temps social légi­time, à l’opposé de celui du pas­sé légué par les « pieux ancêtres » qu’il s’agirait de repro­duire ou de recréer, comme dans le cas de l’islamisme vou­lant recréer l’âge d’or des pre­miers califes « bien inspirés ».

Les consé­quences de ce phé­no­mène, rapi­de­ment résu­mé ici, nous per­mettent sans doute de mieux com­prendre les enjeux cultu­rels redou­tables liés à la glo­ba­li­sa­tion, car « Si la mon­dia­li­sa­tion jette toutes les socié­tés dans la même his­toire, c’est à par­tir d’his­toires pro­fon­dé­ment dif­fé­rentes, c’est le lieu d’en prendre la mesure, contre le pré­sen­tisme qui pousse à les mettre toutes sur le même plan » (Gau­chet, ibi­dem)13. Le choc semble donc inévi­table, à l’interne comme à l’externe, comme nous le montrent les réac­ti­va­tions reli­gieuses, plus ou moins ouverte ou voi­lées, dans dif­fé­rentes par­ties du monde. Mais il est tout aus­si impor­tant de sou­li­gner la mécon­nais­sance fré­quente des res­sorts sym­bo­liques qui sont en jeu, chez nombre d’intellectuels occi­den­taux14 cen­sés nous éclai­rer sur la marche du monde. 

Le véri­table tol­lé que sus­ci­ta, sur­tout en France, le livre sans cesse cité de Hun­ting­ton, publié en 1996 et titré Le Choc des civi­li­sa­tions dans son édi­tion fran­çaise, est de ce point de vue par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­teur. Par un phé­no­mène de pro­jec­tion qui relève plus de la psy­cho­lo­gie des pro­fon­deurs que du débat intel­lec­tuel, nombre de beaux esprits uni­ver­si­taires et uni­ver­sa­listes lui repro­chèrent (sou­vent sans l’avoir lu, semble-t-il) de sus­ci­ter une sorte de « guerre des mondes »15, alors que son inten­tion, expli­ci­te­ment for­mu­lée dans les pages intro­duc­tives de l’ouvrage, était exac­te­ment inverse 16. Comme si ces cri­tiques avaient en quelque sorte pro­je­té leurs propres mau­vaises pen­sées sur l’auteur, trans­for­mé en bouc émis­saire char­gé de leurs sou­haits refou­lés, dont le moindre n’était sans doute pas la pas­sion eth­no­cen­trique de leur uni­ver­sa­lisme. Les anti­corps, géné­rés par le virus de la mon­dia­li­sa­tion, semblent dès lors aus­si actifs chez ceux qui en sont les pro­pa­ga­teurs, cela par une natu­ra­li­sa­tion de leur vision du monde et un déni de la dimen­sion sym­bo­lique construite des mondes humains. Reste à savoir qui empor­te­ra la par­tie : l’autonomie incer­taine ou le théo­lo­gi­co-poli­tique assu­ré, voire les « moder­ni­tés métisses » entre­vues et sou­hai­tées par J.-C. Guille­baud ? Et quels autres com­bats, encore impen­sables aujourd’hui, suc­cé­de­ront à ceux-là ? 

Réfé­rences

Jean Birn­baum, Un silence reli­gieux. La gauche face au dji­ha­disme, Seuil, 2016
Mos­ta­fa Cheb­bak, « L’islam et l’image : entre apo­ries et désastres », La Revue nou­velle n°8/2015
Her­vé Cnudde, « Faut-il pendre Samuel Hun­ting­ton ? », La Revue nou­velle, octobre 2001
Phi­lippe Des­co­la (dir.), La Fabrique des images. Visions du monde et formes de la repré­sen­ta­tion, Somo­gy édi­tions d’Art, 2010
Jean-Claude Guille­baud, Le Com­men­ce­ment d’un monde. Vers une moder­ni­té métisse, édi­tions du Seuil, 2008
Mar­cel Gau­chet, « Sor­tie de la reli­gion et vio­lences reli­gieuses ». Leçon de clô­ture du Forum France Culture : L’an­née vue par la phi­lo­so­phie, grand amphi­théâtre de La Sor­bonne à Paris, 27 jan­vier 2015
Mar­cel Gau­chet, « Les res­sorts du fon­da­men­ta­lisme isla­mique », Le Débat, mai-août 2015
Mar­cel Gau­chet, « Le fon­da­men­ta­lisme isla­mique est le signe para­doxal de la sor­tie du reli­gieux », inter­view dans Le Monde du 21 novembre 2015
Samuel Hun­ting­ton, Le Choc des civi­li­sa­tions, Paris, Odile Jacob, 1997 (The Clash of Civi­li­za­tions and the Rema­king of World Order, New York, Simon & Schus­ter,‎ 1996)
Pierre Legendre, Ce que l’Oc­ci­dent ne voit pas de l’Oc­ci­dent. Confé­rences au Japon, Paris, Ed. Mille et une nuits, 2004
Pierre Legendre, La Balafre. A la jeu­nesse dési­reuse…, éd. Mille et une nuits, 2007
Jean-Pierre Dupuy, La Marque du sacré, éd. Car­nets Nord, 2008

  1. Curieu­se­ment, un phé­no­mène ana­logue au tableau de Hans Hol­bein fait aujourd’­hui mys­tère sur le net. Une vidéo étrange qui, une fois décryp­tée, fait appa­raître une tête de mort ain­si que ce mes­sage : « Un nou­vel ordre est en marche. Vous le rejoin­drez, ou vous tom­be­rez. Le virus s’est répan­du trop lar­ge­ment ; il doit être arrê­té. ». Voir « L’étrange enquête des inter­nautes sur deux vidéos inquié­tantes », dans Le Monde du 22 jan­vier 2016.
  2. Dans le cas du boud­dhisme, diverses études montrent que les pra­tiques des Occi­den­taux se coulent dans le modèle du déve­lop­pe­ment per­son­nel et de l’individualisme occi­den­tal, ce qui n’est évi­dem­ment pas le cas des adeptes orien­taux, y com­pris en situa­tion d’immigration. Le constat est sem­blable pour le yoga. Je me per­mets de ren­voyer à mes articles « Vacui­té occi­den­tale et miroir boud­dhique » et « Le kar­ma des moules », La Revue nou­velle, août 2004, ain­si qu’à mon Cour­rier heb­do­ma­daire du Crisp, Boud­dhismes en Bel­gique (2002). Notons que les reli­gions « occi­den­tales » subissent peu ou prou le même sort en Orient.
  3. Que Pierre Legendre nom­me­ra « la Balafre » (2007) et Jean-Pierre Dupuy (2008) « la Marque ».
  4. Nous enten­dons par là cette expé­rience du voyage qui nous plonge seuls et dému­nis dans un uni­vers cultu­rel tota­le­ment dif­fé­rents du nôtre. L’histoire rela­tée par l’écrivain suisse Nico­las Bou­vier dans Le Pois­son-scor­pion en est un exemple emblé­ma­tique. On connaît par ailleurs les « folies » que peut engen­drer le choc cultu­rel, comme celles qui affectent des Occi­den­taux en Inde ou des Japo­nais à Paris.
  5. Auteur du livre d’histoire médié­vale, du droit et de phi­lo­so­phie poli­tique Les Deux Corps du roi. Essai sur la théo­lo­gie poli­tique au Moyen Âge, ver­sion fran­çaise publiée chez Gal­li­mard en 1989.
  6. Notam­ment parce que les Évan­giles chré­tiens, contrai­re­ment à la Bible juive et au Coran musul­man, ne com­portent pas de règles sociales.
  7. La lettre dénom­mée Bulle Inter cae­te­ra est acces­sible ici : http://mjp.univ-perp.fr/traites/1493bulle.htm. Le Pape Alexandre VI — Rodri­go de Bor­ja de son nom — est par ailleurs connu pour sa vie de débauche et sa nom­breuse des­cen­dance. C’est donc un des papes les plus débau­chés de l’Eglise catho­lique romaine, mélange du mar­quis de Sade et de l’ancien pré­sident du FMI, qui fut l’agent de l’occidentalisation du monde.
  8. Aujourd’hui, l’autonomie peut faire l’objet d’une concep­tion de type pro­vi­den­tia­liste, autant dans la « main invi­sible » des libé­raux que dans celles des liber­ta­riens ou anar­chistes, voire des péda­gogues anti­au­to­ri­taires qui consi­dèrent que l’enfant lais­sé à lui-même est le meilleur garant de son déve­lop­pe­ment « natu­rel ». Alain Tou­raine avait déjà bien poin­té cette ques­tion dans Pro­duc­tion de la socié­té (1973), en comp­tant la main invi­sible par­mi les « garants méta-sociaux ».
  9. Dans Mar­cel Gau­chet, « Les res­sorts du fon­da­men­ta­lisme », Le Débat, n° 185, mai-août 2015. Cet article, très consis­tant et éclai­rant à nos yeux, contex­tua­lise et place en pers­pec­tive les consé­quences de la mon­dia­li­sa­tion colo­niale, puis mar­chande, sur les uni­vers tra­di­tion­nels non-occi­den­taux. Il expli­cite par ailleurs les dif­fé­rents fac­teurs qui spé­ci­fient l’Islam au sein de l’ensemble des réac­ti­va­tions fon­da­men­ta­listes. Il reprend et déve­loppe nombre de thèmes expo­sés anté­rieu­re­ment dans son inter­ven­tion du 27 jan­vier 2015, « « Sor­tie de la reli­gion et vio­lences reli­gieuses », faite dans le cadre de la leçon de clô­ture du Forum France Culture : L’an­née vue par la phi­lo­so­phie, grand amphi­théâtre de La Sor­bonne à Paris.
  10. Dis­pute lit­té­raire qui enflam­ma l’Académie fran­çaise au XVIIe siècle. Elle oppo­sait les « Anciens » qui sou­te­naient que la créa­tion lit­té­raire devait imi­ter les Clas­siques de l’Antiquité, repré­sen­tant la per­fec­tion indé­pas­sable, et les « Modernes », qui affir­maient que les Clas­siques n’étaient pas indé­pas­sables et que la lit­té­ra­ture devait inno­ver. Une « que­relle » simi­laire avait eu lieu en Ita­lie à la Renais­sance et d’autres se dif­fu­sèrent sur le conti­nent euro­péen. La por­tée de cette que­relle est plus pro­fonde que la créa­tion littéraire.
  11. Les trans­for­ma­tions de l’univers pic­tu­ral de la repré­sen­ta­tion du monde et des hommes en témoignent, avec l’objectivation de la nature et l’individualisation des humains. Voir à ce sujet le cha­pitre « Un monde objec­tif » dans La fabrique des images, ouvrage diri­gé par Phi­lippe Descola.
  12. Sur la pers­pec­tive et son ori­gine arabe, mais uti­li­sée en Occi­dent, voir l’article très ins­truc­tif de Mos­ta­fa Cheb­bak, « L’islam et l’image : entre apo­ries et désastres », La Revue nou­velle n°8/2015
  13. C’est dans qua­si­ment les mêmes termes qu’Albert Bas­te­nier fait un constat simi­laire dans « L’esprit du ter­ro­risme », La Revue nou­velle, 8/2015.
  14. L’incapacité des intel­lec­tuels et mili­tants de gauche, notam­ment, à « prendre le fait reli­gieux au sérieux » — du FLN à Daech, en pas­sant par l’Iran et l’islamo-gauchisme — a été remar­qua­ble­ment mis en évi­dence par Jean Birn­baum dans son livre Un silence reli­gieux. La gauche face au dji­ha­disme (2016). On lui repro­che­ra cepen­dant de peu dis­tin­guer la dimen­sion géo­po­li­tique de ce « retour du reli­gieux ». Il ne s’agit en effet pas d’un retour du théo­lo­gi­co-poli­tique chez les croyants des reli­gions euro­péennes. Par ailleurs, les simi­li­tudes et dif­fé­rences très éclai­rantes que l’auteur relève entre isla­mistes et mar­xistes révo­lu­tion­naires sont liées à la dimen­sion de « reli­gion sécu­lière » voi­lée de ces der­niers, ce qui explique en bonne par­tie leur céci­té spécifique.
  15. Un des argu­ments uti­li­sés était de rendre le poli­to­logue état­su­nien res­pon­sable d’évènements his­to­riques qui lui don­nèrent rai­son (mon­tée de l’islamisme, réveil iden­ti­taire en Rus­sie, évè­ne­ments en Ukraine…). Cela par une « pro­phé­tie auto-réa­li­sa­trice », son livre étant sup­po­sé avoir sus­ci­té ce qu’il aurait pré­dit. Il est dans ce contexte utile de rap­pe­ler que Samuel Hun­ting­ton s’est farou­che­ment oppo­sé à la guerre contre l’Irak. Voir notam­ment Jean Birn­baum, « Le Choc des civi­li­sa­tions de Hun­ting­ton. Une pen­sée déna­tu­rée », L’Atlas des civi­li­sa­tions 2015, Hors série Le Monde et La Vie.
  16. Pour une ana­lyse plus détaillée de ce « pro­cès en sor­cel­le­rie », voir l’article d’Hervé Cnudde, « Faut-il pendre Samuel Hun­ting­ton ? », La Revue nou­velle, octobre 2001.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur