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Mon bien pour votre Bien

Blog - Anathème par Anathème

novembre 2013

Long­temps, j’ai tiré le diable par la queue. Voire pire. C’est vous dire si je connais les fins du mois le 7, les acro­ba­ties pour payer les courses, les pla­ni­fi­ca­tions dix mois à l’avance pour le paie­ment de l’assurance, les pâtes aux pâtes et les contor­sions pour trou­ver du bois de ral­longe. Et puis, la roue […]

Anathème

Long­temps, j’ai tiré le diable par la queue. Voire pire. C’est vous dire si je connais les fins du mois le 7, les acro­ba­ties pour payer les courses, les pla­ni­fi­ca­tions dix mois à l’avance pour le paie­ment de l’assurance, les pâtes aux pâtes et les contor­sions pour trou­ver du bois de rallonge.

Et puis, la roue tourne. Un meilleur bou­lot, des reve­nus consi­dé­ra­ble­ment aug­men­tés. Des avan­tages en nature dimi­nuant d’autant mes charges. Voi­ture, télé­phone, ordi­na­teur, tablette, frais de repré­sen­ta­tion,… Grâce à mon seul mérite, bien enten­du. Autant je souf­frais par la faute d’un sys­tème inca­pable de com­prendre ma valeur, autant ma bonne for­tune n’est-elle que la ran­çon de mes qua­li­tés et de mon achar­ne­ment. J’en veux pour preuve que je n’y serais pas arri­vé si je ne m’étais tant échi­né. Car je n’ai jamais dépen­du de per­sonne. Ou si peu. Je me suis fait tout seul, en toute indé­pen­dance, pre­nant mes déci­sions, assu­mant mes choix. Ou presque.

Je regarde en arrière et je consi­dère mes com­pa­gnons d’infortune. Nom­breux sont ceux qui demeurent dans la gêne, voire pire. Dans la merde ? Ils n’ont pas su sai­sir les oppor­tu­ni­tés. Il s’en pré­sente pour­tant à cha­cun, ou tant s’en faut. Ils n’ont pas eu l’énergie de se sor­tir de l’ornière. Ils n’ont pas cru en eux. Ils n’ont pas renon­cé à la faci­li­té pour se retrous­ser les manches. Ils s’y sont pris comme des manches.

Je les aurais bien aidés. J’avais pré­vu de le faire. J’en avais la ferme inten­tion. « Il faut se mon­trer soli­daire, me disais-je, et rendre une par­tie de ce que j’ai reçu. Il convient de ne pas oublier ce que c’est que d’être dans le trente-sixième des­sous. Il faut se gar­der de tout égoïsme. »

Et puis, j’ai regar­dé autour de moi. Tout ne m’indiquait-il pas que j’avais fait tour­ner la chance plu­tôt que d’attendre qu’elle le fasse ? Je n’ai rien reçu, j’ai gagné ! Et ne me répé­tait-on pas chaque jour que le pro­blème, c’est l’assistanat, qui ravale l’homme au rang du mol­lusque, qui le prive de tout res­sort, de son auto­no­mie, de sa capa­ci­té d’action et d’autodétermination. N’était-il donc pas clair que l’argent trop faci­le­ment obte­nu était une drogue, que seul le labeur per­met­tait de le gagner digne­ment ? De le méri­ter ? Pou­vais-je être égoïste au point de m’acheter à bon compte une bonne conscience ?

Je me devais au bien d’autrui mal­gré moi, mal­gré eux. Il me fal­lait, pour cela, leur refu­ser toute per­fu­sion, toute assis­tance, syno­nyme d’asservissement. Il fal­lait donc que j’opte pour la solu­tion la plus conforme à l’intérêt géné­ral, celle qui chan­ge­rait le monde plu­tôt que de le main­te­nir dans son état lamentable.

Ce fut dif­fi­cile, dou­lou­reux, même : pla­cer mon argent dans des fonds spé­cu­la­tifs (pour dyna­mi­ser l’économie), vivre de mes rentes en consom­mant des pro­duits de luxe (pour doper les entre­prises occi­den­tales à haute valeur ajou­tée), employer des gens de mai­son au salaire mini­mum (qui est bien suf­fi­sant et apprend le sens de l’effort), ins­crire mes enfants dans des écoles hup­pées et un club de polo (pour doter notre pays de l’élite qu’il mérite) et prendre le contrôle du plus grand nombre d’entreprises pos­sibles (pour évi­ter qu’elles ne tombent aux mains de per­sonnes sans scru­pules ni idéaux).

Il est vrai que ma vie est maté­riel­le­ment confor­table, que j’en fais de moins en moins, que je suis de plus en plus riche, que mes enfants le seront avant d’avoir réa­li­sé quoi que ce soit, mais c’est pour votre bien, à tous. Pour que vous puis­siez vous en tirer par vous mêmes, comme moi, et être fiers de ce que vous aurez accom­pli, comme moi.

Mer­ci de ne pas l’oublier.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.