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Marc Botenga : « Travaillons à une Europe de la coopération »
Quels sont les enjeux spécifiques des élections européennes concernant la Belgique ? En quoi le futur Parlement européen va-t-il peut-être influer sur la politique intérieure de la Belgique ? Je pense que ce sont deux questions un peu différentes. La première est la seule vraie question lors des élections européennes en Belgique francophone, et c’est est-ce que […]
Quels sont les enjeux spécifiques des élections européennes concernant la Belgique ? En quoi le futur Parlement européen va-t-il peut-être influer sur la politique intérieure de la Belgique ?
Je pense que ce sont deux questions un peu différentes. La première est la seule vraie question lors des élections européennes en Belgique francophone, et c’est est-ce que le PTB va réussir à obtenir un premier siège ? Si c’est le cas, cela devrait se faire au détriment du MR. Cela serait une première historique pour le PTB, mais aussi pour la Belgique, d’avoir un député de gauche radicale au Parlement européen. En plus cela permettrait de renforcer la gauche, car le PS et Écolo devraient conserver quatre sièges d’après les sondages.
La deuxième partie de la question est plus générale. Comment le Parlement exerce-t-il une influence ? Le Parlement a une influence. Ce n’est pas l’institution la plus forte au niveau européen on le sait, mais je trouve que les députés européens ne peuvent pas utiliser cela comme excuse pour ne pas assumer leurs responsabilités. Il y a des choses qu’ils pourraient bloquer : on connait le processus législatif européen, qui grosso modo commence avec la proposition législative de la Commission européenne, fortement influencée par les lobbys des multinationales, et qui ensuite va, d’une part, au Conseil et, d’autre part’ au Parlement. Au Parlement, on retrouve les lobbys, notamment celui de la Commission européenne. Ce n’est pas comme si elle était passive pendant ce processus, elle intervient au sein du Conseil et du Parlement. Une fois qu’on a un texte au Parlement européen, les citoyens lisent après dans les journaux que le Parlement européen a voté une directive. Mais en réalité elle n’est pas encore adoptée car il faut ensuite renégocier avec le Conseil européen. Donc ce n’est pas l’institution la plus puissante, mais cela ne doit pas être une excuse pour les députés afin de ne pas prendre leurs responsabilités, car ils accompagnent tous les textes fondamentaux, les font passer. Les députés de droite les empirent de manière active, que ce soit les textes concernant la protection sociale, la protection environnementale, la transition climatique, la militarisation… Pour cette dernière, il est frappant de constater qu’aujourd’hui au niveau européen le budget du militaire augmente de façon impressionnante, alors que les budgets de plusieurs fonds sociaux diminuent de plus en plus. Ce sont des éléments sur lequel le Parlement, c’est-à-dire les députés, peut agir.
Mais je ne pense pas qu’en faisant confiance au Parlement européen nous allons y arriver. Les quelques fois que nous avons changé et vraiment inversé la direction de cette Europe, cela a été quand on a eu de grands mouvements européens qui ont réussi à bloquer certaines choses. L’exemple historique, c’est le mouvement des dockers entre 2002 et 2006. Il y a eu un grand mouvement européen de grève des dockers de la Finlande au Portugal, de la Grèce à la Norvège, en passant par le port d’Anvers, par Rotterdam, la France. Et ce mouvement a été décisif car il a réussi à sauvegarder leur statut face aux directives de libéralisation de leur statut que proposait la Commission européenne. On peut aussi prendre les exemples des traités commerciaux : on a eu un mouvement européen qui a presque permis de bloquer certains de ces traités de libre-échange.
L’inspiration doit donc venir des luttes au niveau européen. Pour moi le rôle d’un député européen c’est de stimuler, renforcer ces luttes. L’Union européenne qu’on connait aujourd’hui a été construite à partir des années 1970. Ceux qui sont responsables de la direction qu’a prise cette construction, ce sont les multinationales européennes, le patronat européen, que ce soit Business Europe ou historiquement la Table ronde des industriels européens. Ils étaient unis, avaient une vision et ont avancé, ont développé des traités, des institutions à leur mesure. Face à cela, la résistance était très faible. Nous avons en Belgique un monde syndical très fort, très développé, une société civile qui se mobilise. Mais pendant trente ans, ce n’était pas forcément le cas dans les autres pays européens et certainement pas au niveau européen. Et je pense que cette question du contrepouvoir est très importante : le patronat est uni donc il faut nous organiser pour construire notre propre contrepouvoir.
Beaucoup de gens disent qu’il faut être le porte-parole des luttes sociales. Mais je pense qu’il y a un deuxième aspect qu’on oublie trop souvent : il est nécessaire de dévoiler ce qui se passe dans ces institutions si peu transparentes, de connaître le contenu des textes qui sont discutés, afin que les mouvements sociaux, les syndicats puissent s’en saisir et créer une résistance à ces textes. Je prends souvent l’exemple des accords de libre-échange comme le Ceta ou le TTIP. Il y a eu un grand mouvement d’opposition car les gens savaient ce que contenaient ces textes. Mais concernant le traité avec le Japon ou Singapour, qui sont globalement les mêmes traités, il y a eu très peu de réactions car très peu de gens ont vraiment travaillé dessus pour dévoiler le contenu de ces textes. Un rapport de force est nécessaire aujourd’hui, mais cela ne partira pas du Parlement européen.
Le grand sujet d’actualité en ce moment pour l’Europe c’est le Brexit. Celui-ci se passe de manière extrêmement chaotique. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait repenser le processus de sortie de l’UE ? Car si l’on prend l’exemple du Brexit, on a plutôt le sentiment que la procédure actuelle a pour but de dissuader les autres pays membres de vouloir sortir de l’UE.
Si on reste à l’intérieur de cette logique de concurrence, de libéralisation, du tout au marché, on va avoir d’autres Brexit. On a aujourd’hui une UE qui est à multiples vitesses. Si l’on prend les pays de l’est, on leur a promis qu’en rejoignant l’UE ils connaitraient la croissance et la prospérité, que leur avenir serait meilleur. Or la Lettonie a perdu 25% de sa population, la Roumanie 15 à 16% et la Bulgarie 20%.
Toutes ces personnes ont migré vers l’ouest de l’UE ?
En partie. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus rien dans ces pays, ce sont souvent des déserts industriels. Avec leur salaire, les gens n’arrivent pas à vivre décemment. Cela explique aussi en partie le dumping social : quand il y a des entreprises de transport qui offrent un salaire légèrement plus élevé que la norme nationale à ces gens, ceux-ci sont désespérés et souffrent de la pauvreté donc ils acceptent. C’est pour cela qu’on se bat pour un salaire égal pour tous les travailleurs en Europe.
Pour en revenir au Brexit, la responsable de ce phénomène, c’est la logique de la concurrence et elle va continuer à pousser d’autres pays vers la sortie. Tant qu’on n’a pas une Europe de la coopération, on va vers cela.
De plus, le cas britannique est particulier : d’une certaine façon, ils ont été les précurseurs de l’austérité et du néolibéralisme en Europe avec Margaret Thatcher dans les années 1980. Ce mouvement s’est poursuivi avec la troisième voie de Blair dans les années 1990, comme on a eu Schröder en Allemagne. La troisième voie est une pseudo-réponse au néolibéralisme et en réalité elle n’a fait que renforcer le néolibéralisme. Dans les années 2000, les Britanniques ont vu arriver les travailleurs polonais, à qui on imposait de travailler à un salaire qui représentait la moitié du salaire britannique. Ce faisant une partie des emplois précédemment occupés par les Britanniques semblaient désormais occupés par des Polonais. Évidemment que les gens en ont marre. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas compris ou qu’ils se sont faits manipuler, même s’il est vrai que la droite et l’extrême droite ont manipulé certains sentiments, en ont fait des sentiments racistes. Le vrai problème ce ne sont pas les travailleurs polonais, mais ce sont les entreprises qui ne payent pas le même salaire, ce sont les lois nationales et les directives européennes qui permettent qu’on paye moins un travailleur polonais, détaché, qu’un travailleur sous contrat local. La classe dirigeante britannique est divisée sur le Brexit et c’est cette division qu’on voit aujourd’hui, mais il est clair qu’elle ne veut pas le bien de ses travailleurs. Quand on parle du Brexit, on ne parle jamais ou très rarement des travailleurs britanniques, des travailleurs européens. On est surtout dans une logique « la Grande Bretagne contre l’UE ». Mais les vrais soucis qui ont été exprimés au moment du Brexit concernent le social. C’est le social le problème. Les gens voient que leur service national de santé est détruit, que les chemins de fer libéralisés ne fonctionnent plus, ne roulent plus et coutent extrêmement cher par rapport à avant. La droite et l’extrême droite ne répondent pas à ces préoccupations.
Le PTB n’était pas partisan du Brexit : on ne pense pas que les travailleurs britanniques ou européens vont mieux vivre à la suite du Brexit. On est pour une rupture avec les traités, mais pas une sortie qui va proposer encore plus de concurrence : les travailleurs devront faire plus d’efforts pour leurs entreprises britanniques contre les entreprises européennes. C’est un défi pour la gauche aussi de voir comment est-ce que nous pouvons créer ces liens, renforcer ces liens de solidarité avec les travailleurs britanniques, comme avec les différents travailleurs européens, pour construire ensemble une autre logique de coopération. On voit qu’au niveau des classes dirigeantes les intérêts sont différents. Mais en attendant il y a eu un référendum concernant le Brexit et il faut le respecter, ce qui n’a pas toujours été fait par le passé : on a eu le Traité constitutionnel rejeté en France et aux Pays Bas, qui a été imposé par le Traité de Lisbonne. On a eu les Irlandais qui ont dû revoter en 2008 / 2009. On a eu le référendum contre l’austérité en Grèce, qui a été complètement ignoré, écrasé même. Il faut respecter le résultat du référendum et ne pas être dans une logique punitive « ah vous avez mal voté ». Oettinger, le vice-président de la Commission, a dit « les marchés apprendront au peuple à bien voter ». Non, les gens ont bien compris, et ils expriment un souci social, des aspirations autres pour leur vie. Prenons cela au sérieux et travaillons à une Europe de la coopération.
Justement, comment arriver à cette Europe de la coopération ? Car comme vous l’avez dit, il n’est pas dans l’intérêt des entreprises de viser la coopération puisqu’elles recherchent à maximiser leurs profits. Même les États membres défendent plutôt des intérêts nationaux ou européens, mais pas l’intérêt général, car eux aussi cherchent à préserver un certain leadeurship.
Je ne comprends pas vraiment le concept d’intérêt national car lorsque je regarde la Belgique, le gouvernement ne défend pas vraiment un intérêt « national ».
Si on parle d’intérêt général, cela serait surement dans l’intérêt général de la population et des travailleurs que les multinationales paient leurs impôts. Or que fait le gouvernement belge ? Il facilite l’évasion fiscale. Pierre Moscovici, le Commissaire européen, ose même dire qu’il n’y avait pas de paradis fiscaux dans l’UE, mais des « pays qui facilitent à l’excès l’optimisation fiscale ». J’ai repris cette formule car je la trouvais tellement déconnectée. La Belgique a été nommée comme pays facilitateur pour les paradis fiscaux au sein de l’UE, avec les pays du Benelux, ainsi que Chypre, l’Irlande, le Portugal avec Madère… Il y en a sept en tout. Ainsi on voit bien au niveau européen que chaque pays défend plus que ses propres intérêts nationaux. Il défend en général son patronat.
Ils défendent la même classe qu’eux ?
Bien sûr. Et cela se fait à l’échelle européenne. Si on prend la destruction des salaires, des pensions publiques, l’austérité (la casse des systèmes de sécurité sociale), la privatisation du service public, sur ces thèmes-là il y a eu un accord assez large de tous les gouvernements européens et peu importe qui était au pouvoir. Par exemple en France, le gouvernement Jospin est un des gouvernements qui a le plus libéralisé alors qu’il était de gauche. C’est la même chose pour la mise en place de la troisième voie en Allemagne : la destruction des droits des travailleurs et la création d’un secteur à bas salaire ont été menées par Schröder, qui appartenait au parti socialiste. Ces exemples sont importants car on voit qu’il y a une communauté d’intérêt entre les partis traditionnels et le patronat, que ce soit au niveau national ou européen.
Cependant il peut y avoir des contradictions car parfois les intérêts d’une partie du patronat peuvent s’éloigner de cette logique de concurrence néolibérale européenne. Dans le cas de l’Italie, elle a perdu en vingt à vingt-cinq années, 25% de sa capacité productive, ce qui déplait profondément à une partie du patronat italien. L’extrême droite ou une certaine droite dure répondent à ce mécontentement, en proposant une austérité nationale, c’est-à-dire qu’elles veulent mettre en place une certaine forme de protectionnisme en n’appliquant plus que certaines règles européennes, afin d’aider spécifiquement les entreprises italiennes. Mais cela ne va rien changer pour les travailleurs italiens car ils ne vont pas sortir de la logique de la concurrence. Ils vont devoir se battre pour leur patron dans la même logique de compétitivité. C’est cela la logique maladive de l’extrême droite qui fait semblant de défendre les intérêts des travailleurs, mais propose en fait de remplacer l’austérité européenne par une austérité nationale, favorisant une concurrence toujours plus accrue.
Pourtant, le gouvernement italien a considérablement augmenté les dépenses publiques, notamment en ce qui concerne les pensions de retraite ?
Il est vrai qu’en Italie le gouvernement actuel a pris certaines mesures plus ou moins sociales. Sur les pensions il y a eu une petite amélioration bien que moins radicale que ce qu’ils avaient promis. Ils ont parlé de certaines autres mesures aussi oui. Ainsi après l’effondrement du pont de Gènes, il y a eu énormément de discussions sur le fait de nationaliser ou non les infrastructures et donc la gestion des autoroutes, pour en finir avec la libéralisation. Discussions qui n’ont pas abouti.
À cause de l’UE ?
Oui, mais au fond l’UE n’était pas l’obstacle central. C’est cela la démagogie de l’extrême droite : avant les élections ils font de nombreuses promesses, parfois même sociales, puis après les élections ils sont tout de suite prêts à faire toutes sortes de politiques sur le dos des gens, comme en Autriche ou en Hongrie. En Autriche, désormais on a des journées de 12 heures pour les travailleurs. On est là face à une démagogie où ils disent qu’ils défendent parfois d’autres intérêts que ceux des riches, mais dans les faits, il s’agit toujours d’intérêts antisociaux.
Puis, il faut expliquer pourquoi le gouvernement italien a dû prendre certaines mesures d’augmentation des dépenses publiques : le Mouvement 5 étoiles est issu d’un mouvement progressiste plutôt de gauche de par ses aspirations, comme l’ont montré les campagnes menées contre la privatisation de l’eau publique ou pour la revalorisation des pensions. Ils ont ainsi capté une inquiétude que le parti socialiste (Parti démocrate) en Italie avait complètement abandonnée en virant néolibéral comme leurs confrères ailleurs en Europe. Il fallait donc bien, ensuite, offrir quelque chose à ces gens aux aspirations de gauche.
Ensuite, le Mouvement 5 étoiles a lancé une campagne contre les syndicats en disant qu’il fallait briser les privilèges des syndicats, qui ne défendraient plus les travailleurs. En parallèle, l’extrême droite (La Ligue du Nord) mène une campagne disant que le problème ce sont les immigrés, ainsi ils attisent la haine contre les immigrés. Ils divisent les travailleurs à ce niveau-là.
Ce n’est peut-être pas complètement faux ? Souvent on dénonce le fait qu’il y a des apparatchiks au sein des syndicats qui sont relativement déconnectés des besoins des travailleurs.
Il y a sans doute des problèmes au sein des syndicats. Je connais trop peu le monde syndical italien, mais je sais qu’il y a un certain nombre de syndicats différents et qu’il y a beaucoup de critiques de la base par rapport à la représentativité. Mais ces problèmes ne doivent pas cacher une réalité fondamentale : sans syndicats, les travailleurs se retrouveront tout seul face à un monde patronal bien unifié. La Ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles cherchent à détruire les organisations collectives des travailleurs, ce qui permet de renforcer structurellement la prise du patronat sur le marché du travail, de renforcer le rapport de force en faveur du patronat. Ces partis cherchent à diviser les travailleurs en les poussant à se battre entre eux à cause de la précarisation du marché du travail. Pour moi, il est fondamental quand on regarde l’Italie de comprendre cette logique-là. Actuellement, le gouvernement italien se sert de la rhétorique suivante : « nos gens d’abord », mais en fait c’est « notre patronat d’abord ». Ils sont en train d’influencer de manière importante le rapport de force en faveur du patronat.
Pour rester sur l’Italie, le Mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord ont dit, avant les élections, qu’ils étaient préparés à affronter l’Union européenne et que celle-ci ne dicterait pas la loi dans leur pays. Finalement ils se sont un peu écrasés face à l’Europe. Comment expliquez-vous cela ?
Ils ont été élus sur la base aussi des aspirations d’une partie du patronat italien, notamment de ceux qui étaient moins européistes. Mais la base de soutien qu’avait la Ligue du Nord était beaucoup plus ambigüe vis-à-vis de l’Europe que ne le laissait entendre son supposé rejet. Ils étaient d’accord avec la mise en place d’un grand marché européen car leurs entreprises pensaient profiter de ce marché. Beaucoup d’entreprises italiennes ont cru cela : l’Italie avait une industrie forte il y a quelques décennies. Mais trente ans après le traité de Maastricht, il est assez clair que les bénéfices attendus n’ont pas eu lieu pour une partie importante d’entre eux. Ainsi se pose la question de mesures protectrices pour une partie de ce patronat. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils veulent perdre l’accès au marché commun. C’était très ambigu. En fait ces gens voulaient obtenir quelques mesures pour leurs entreprises, sans pour autant perdre les avantages du marché commun. On a vu la même chose en France avec Marine Le Pen qui a fini par dire qu’elle ne sortirait pas de l’euro, parce qu’au final elle défend aussi les intérêts d’une partie du patronat français. C’est le point principal pour l’Italie.
Ensuite, dans d’autres cas, d’autres points jouent un rôle. En arrivant au gouvernement, un parti n’a pas forcément le pouvoir de mettre en place sa propre politique. On l’a vu en Grèce. Le pouvoir de l’UE, des différentes institutions européennes que sont la BCE, la Commission européenne, ainsi que des autres États membres, est énorme. Et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai commencé par parler d’un mouvement européen. On doit construire un rapport de force dans différents pays en même temps pour ne pas être écrasé.
Enfin un dernier aspect, pertinent surtout pour un parti de gauche qui voudrait rompre avec ce cadre, c’est que l’État n’est pas neutre. Les fonctionnaires, les structures et les institutions ont un impact. Par exemple des fonctionnaires grecs donnaient des informations au gouvernement allemand car ils étaient persuadés qu’ils sauveraient leur pays avec les mesures d’austérité. Je me rappelle aussi de Corbyn quand il est arrivé à la tête du Labour. Dans un article de The Guardian, un haut gradé de l’armée britannique affirmait que si Corbyn arrivait au pouvoir et essayait de rompre avec l’Otan, il risquait une mutinerie généralisée. Ce sont des menaces claires.
Je pense que ce sont deux leçons importantes pour une gauche radicale qui veut rompre avec la concurrence, ce qui n’est pas du tout le cas de l’extrême droite, qui l’exacerbe.
Nous, on n’est pas uniquement contre la lettre des traités européens, on est contre la logique des traités européens, c’est-à-dire contre la priorité à la concurrence, la priorité au tout au marché. Il est quand même impressionnant qu’on ait des traités européens qui donnent la priorité aux libertés économiques et non aux droits sociaux et à l’écologie. Si on s’imagine cela comme une constitution, cette constitution devrait avoir le bien-être gens et de la planète comme principe central et tout le reste en fonction de cela. Mais là le principe central c’est le marché.
Le problème c’est que l’UE a été fondée sur ce principe central…
Bien sûr. Et je ne pense pas qu’elle puisse évoluer par un simple amendement du Parlement européen. C’est pour cela qu’on dit qu’il faudrait repartir d’une feuille blanche car les traités européens seraient très difficiles à réformer. Aujourd’hui lorsqu’on prend une mesure sociale, on va aller tester si cela n’empêche pas la libre circulation des capitaux ou des services. Or c’est tout l’inverse qu’il faudrait faire : vérifier que la libre circulation des capitaux contribue au bien-être des citoyens.
À la fin des années 1980, la construction politique européenne était plutôt bloquée. Et c’est à ce moment-là que la table ronde des industriels s’est constituée. On avait Volvo, Fiat… Ces entreprises multinationales disaient qu’il fallait aller de l’avant car nous étions en concurrence avec les multinationales américaines, japonaises. Ce sont ces grandes entreprises qui ont tracé la suite de la construction européenne, appuyées par Etienne Davignon (représentant de la Commission européenne) et François-Xavier Ortoli. Cela a permis d’aboutir à l’Acte unique, qui est la libéralisation totale de nos services publics, de nos économies. Ensuite, le traité de Maastricht va renforcer cela en mettant en place les critères de convergence qui ne vont apporter que divergence. Mais c’est un projet qui est pensé, écrit, par le patronat européen, avec ces politiciens des partis traditionnels, qui ont accompagné ce processus depuis trente ou trente-cinq ans. Le PTB veut rompre avec cette logique et faire une coopération européenne qui mette besoins sociaux et besoins de la planète au centre.
Pour vous, la solution pour refaire l’Europe, c’est que tous les pays se mettent autour de la table, décident de jeter tous les traités et discutent tous ensemble pour en faire de nouveaux ? Même si cette solution paraît peu probable…
Non, en effet cette solution ne me paraît pas réaliste. Je pense vraiment qu’il faut imposer un rapport de force.
Qui viendrait plutôt de la base ?
Oui et je pense que cela est réaliste. J’ai pris l’exemple des dockers, mais je peux aussi prendre l’exemple de Ryanair, où les travailleurs étaient face à un patron qui disait « rien à faire de ce que vous pensez, je déteste les syndicats, les travailleurs n’ont qu’à dormir par terre»… Mais ils ont réussi en s’unissant, en faisant une grève européenne dans sept pays, à le faire reculer. On l’a vu aussi avec Amazon, qui impose un modèle de dumping social en Angleterre, en Allemagne… Il y a eu des grèves européennes sur plusieurs sites et cela a eu un fort impact économique sur Amazon.
Si on prend les jeunes pour le climat c’est un processus similaire. Ils ne se sont pas posé la question de la logique nationale. Les problèmes sont les mêmes dans tous les pays : on a des gouvernements dont le vrai boss est, en Belgique, la FEB, ailleurs d’autres représentants de Business Europe. Mais si on n’a pas le rapport de force dans la rue on ne peut pas changer cela. En Belgique, c’est grâce à ce mouvement des jeunes qu’on a commencé à discuter sérieusement du climat. Le gouvernement avait prévu un plan d’investissement de 155 milliards d’euros et très peu sur le climat. Les partis traditionnels préparaient une campagne électorale autour de la migration et sur ce qu’ils appellent le pacte de Marrakech. Mais la mobilisation a complètement changé le débat politique, même si les parlementaires font tout pour enterrer la loi climat.
Ce genre de mobilisation est crédible et je pense que c’est la seule voie qui soit réaliste pour rompre avec l’Europe. L’état national n’est pas meilleur que l’Europe. Certains disent que la France doit rompre avec l’Europe, mais l’UE a aussi été construite par l’État Français, les partis traditionnels français. Et même si la France sort de l’UE, ce n’est pas pour autant que ces partis traditionnels, ces pouvoirs économiques en France, n’existent plus. Le pouvoir qu’a le Medef en France ne va pas disparaitre. Pour lutter contre ces structures, il faut construire un rapport de force. Et cela passe par une organisation plus européenne des mouvements sociaux, ce qui me paraît aujourd’hui vraiment réaliste. Un autre exemple de cela, c’est le mouvement féministe en Espagne, pays où le mouvement est le plus important. On a des manifestations qui regroupent plusieurs millions de personnes, qui se mobilisent autour de la question féministe. Et ce mouvement a permis d’en inspirer d’autres en Europe.
On n’a pas d’illusions sur l’État national, qui défendrait l’intérêt national. Il défend les intérêts d’une classe et nous on doit défendre les intérêts des travailleurs, qui ont été mis à l’écart de cette construction européenne.
Si on revient sur la question du rapport de force, en face il y a des lobbys. Donc comment croire que la population serait assez forte pour inciter les États à passer de nouvelles législations, par exemple plus en faveur de l’environnement et moins en faveur des lobbys ? Pourquoi soudainement les états décideraient de s’opposer aux lobbys, sauf si ce n’est pour des fins électoralistes ?
Ce n’est pas qu’une question électoraliste. C’est vraiment une question de rapport de force. Le problème des lobbys est lié au pouvoir des multinationales. BusinessEurope est là car ses membres sont très puissants et à la tête d’entreprises influentes. Les États aiment ignorer les mobilisations des gens et le résultat des référendums. On a eu un très bel exemple de cela en Belgique récemment. C’était à la première manifestation en décembre pour le climat. Il y avait environ 75.000 personnes dans la rue pour une justice climatique, c’était une mobilisation historique. Il y avait même la ministre belge pour l’Environnement, Marie Christine Marghem du MR. Elle n’a probablement pas compris qu’on manifestait contre son inaction et elle a même dit qu’elle « se sentait encouragée par ces jeunes ». Pire encore, le lundi, elle prend son jet privé pour aller en Pologne, faire quoi ? Pour aller au sommet climatique et refuser deux directives européennes avec des ambitions plus élevées en matière d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique. C’est quand même hallucinant. Déjà elle aurait pu éviter le jet privé et surtout elle ignore complètement cette manifestation. Nous en tant que PTB on avait critiqué ces directives parce qu’elles n’étaient pas suffisamment ambitieuses. Il y a une urgence climatique, ce n’est pas assez. Mais qu’est-ce que je veux illustrer ? On parlait du rapport de force et cette manifestation était le début d’un rapport de force important.
Justement est ce que les manifestations, donc les marches, sont un réel rapport de force ? Est-ce que cela contraint les gouvernements à quoique ce soit ? Les grèves paraissent plus efficaces, puisqu’elles impactent économiquement les multinationales, alors que les marches ne dérangent personne.
Je suis absolument d’accord, enfin presque complètement d’accord. C’est également cela que je voulais évoquer. On a eu en Belgique une grève nationale en février. L’espace aérien a été fermé pendant 24 heures et là le gouvernement a dû tout de suite faire, un peu, marche arrière car une telle grève a un impact économique direct et clair.
Mais je pense que ces marches sont importantes car cela crée un sentiment collectif, l’idée qu’il faut qu’on montre qu’on n’est pas d’accord, qu’on n’est pas juste chacun chez soi, limite juste en train de pester sur Facebook. Mais en même temps effectivement il faut une jonction entre activisme climatique et monde syndical ouvrier. C’est possible je pense car l’on a des intérêts en commun. La transition climatique sera sociale ou ne sera pas. Évidemment la droite, mais aussi les Verts veulent faire payer les travailleurs pour la transition écologique. De cette manière-là on n’y arrivera pas, il faut un soutien mutuel. Je pense que cela avance dans le bon sens : il y avait de nombreux travailleurs qui sont venus aux manifestations pour le climat et réciproquement, la présence d’activistes climatiques pour la grève. C’est possible et c’est nécessaire.
Des gens comme Trump disent que le changement climatique n’existe pas, même s’ils savent que c’est parfaitement faux d’un point de vue scientifique. Ils disent cela afin que le système puisse continuer ainsi et aussi pour diviser les gens en les faisant choisir entre leur emploi et le climat. Et nous devons expliquer que ce genre d’affirmation est fausse. Ce sont toujours les plus défavorisés qui sont davantage touchés par les conséquences climatiques, ce que l’on voit au niveau mondial puisque ce sont les pays pauvres qui souffrent le plus. On l’a aussi vu lors du désastre de l’ouragan Katrina aux États-Unis : les riches ont pris leur avion pour partir alors que les pauvres étaient coincés sur leur toit.
Mais je pense qu’il y a de l’espoir car on avance vraiment vers une convergence des intérêts. Quand on regarde le climat, il y a besoin de grands investissements publics. Et les travailleurs ont aussi besoin de ces investissements. La lutte contre l’austérité réunit ces deux groupes, tout comme la lutte contre la concurrence et le marché aussi, car au niveau européen on laisse le marché décider du climat à travers le marché du carbone, le système ETS… Cela ne fonctionne pas. Et en ce qui concerne le monde ouvrier, le monde du travail, on sait aussi que le néolibéralisme a provoqué des pertes d’emplois, des emplois précarisés. Il y a donc des intérêts et un ennemi, si on veut, commun. C’est à nous de clarifier que le social et l’aspect climatique vont main dans la main. C’est pour cela que dans notre programme on insiste sur une révolution climatique sociale.
Depuis plusieurs décennies on parle de construire une Europe de la défense et ce sujet est de nouveau d’actualité. Pensez-vous qu’il serait une bonne chose de construire une Europe de la défense ? Aujourd’hui la défense de l’Europe dépend beaucoup de l’Otan, qui est une institution américaine, donc la défense de l’Europe dépend des États-Unis. Ainsi la défense de l’Europe n’est pas indépendante et est assez soumise à son allié américain. Une Europe de la défense ne permettrait-elle pas à l’Europe d’avoir enfin une vraie indépendance sur la scène internationale ?
C’est une bonne question. Mais d’abord, indépendance pour faire quoi ? Si c’est pour faire la même chose que les États-Unis… Quand on regarde aujourd’hui les textes européens, il y a beaucoup d’inquiétudes par rapport à l’accès libre aux matières premières. Ce sont des belles phrases, mais en réalité que signifie garantir l’indépendance énergétique, l’accès libre aux matières premières ? Cela veut dire aller piller l’Afrique, c’est aller prendre le coltan au Congo pour faire des téléphones. Si c’est pour faire cela, si c’est pour détruire la Libye, ce que tous les pays européens ont fait, bien plus que les États-Unis, si c’est pour détruire l’Afghanistan, ce n’est pas la peine d’avoir une Europe plus indépendante. Si c’est une indépendance pour avoir un troisième pôle ou un quatrième pôle qui fait les mêmes choses que les autres, c’est inutile. Je préfère alors qu’on en finisse juste avec l’Otan et qu’on ait une alliance militaire offensive en moins. L’Otan est un problème car c’est une alliance militaire offensive qui veut intervenir de la Colombie aux Philippines. Ainsi je pense qu’il faut le démanteler car l’objectif de notre politique étrangère et de défense doit être la paix et non le pillage et la destruction d’autres pays. Quitter l’Otan serait un premier pas dans ce sens.
Est-ce qu’on est contre une coopération sur la défense au niveau européen ? Dans le cadre actuel certainement. Dans les traités européens, il y a l’engagement des États membres à améliorer leurs capacités militaires. Je trouve que c’est un non-sens de se lancer dans une course à l’armement. On n’en a pas besoin. Si on prend la France et l’Allemagne ensemble, ces deux pays ont un budget de défense qui est plus élevé que celui de la Russie. Si l’Allemagne arrive un jour à 2% de son PIB en matière de budget militaire, ils dépasseront le budget de la Russie de loin. Donc il faut avoir une idée des ordres de grandeur. Dans ce cadre-là, agir comme les États-Unis, ce n’est pas une bonne idée. L’impérialisme européen ne sera pas meilleur que l’impérialisme américain. On le voit quand on regarde ce que fait la France au Tchad pour laisser le dictateur Tchadien au pouvoir ou encore ce qu’ils ont fait au Mali. Le meilleur exemple étant la Libye. Donc il faut une rupture avec ce type de politique étrangère. D’où aussi l’intention de quitter l’Otan. Ils nous imposent d’investir davantage dans les avions de chasse et moins dans l’éducation, ce qui n’est pas bon pour le développement d’un pays, ni pour les pays qui se font bombarder.
Troisièmement, cette coopération de la défense au niveau européen, c’est une coopération de défense où on investit toujours plus. On dit qu’il faut plus d’armes, plus de multinationales européennes d’armement, donc l’objectif est de créer ou renforcer des multinationales européennes d’armement. Est-ce que dans notre monde aujourd’hui, ce qui fait défaut, c’est vraiment les multinationales d’armement ? On se rend compte de l’absurdité de cela ?
Quatrièmement, est-ce qu’on est contre l’idée d’une coopération militaire ? Non. Mais aujourd’hui on a déjà trop d’armes en Europe, même la Commission européenne le reconnait. Alors coopérons pour désarmer, car si on mutualise nos ressources, on a besoin de moins d’armes, de moins d’armées. Ensemble on peut faire les choses de manière plus efficace. On peut créer une Europe tournée vers la défense défensive. Cela peut sembler répétitif, mais non. La défense doit être défensive. Cela a un impact sur le type d’armes et d’armées que l’on développe. Pour défendre son territoire ou occuper un pays, on n’a pas besoin du même type d’armée ou de technologie. Et pour y arriver, bien sûr, là on peut coopérer.
L’UE souhaite aussi construire l’Europe de la Défense parce qu’elle voit la Russie comme une menace car celle-ci chercherait à contrôler le monde. Qu’en pensez-vous ?
Poutine est très loin d’être quelqu’un de bien, de fiable. Avec le PTB nous n’avons aucune sympathie pour lui. Mais en politique de défense et étrangère, il faut aussi regarder les chiffres et les faits. La Russie n’a pas la capacité aujourd’hui de contrôler le monde. L’Otan s’est toujours progressivement rapprochée des frontières russes, contrairement à ce que les Américains avaient promis au début des années 1990. Avec le PTB, on pense que la force militaire n’est pas une façon de régler les différends internationaux. Il y a des désaccords, mais il faut en discuter, plutôt que d’être dans cette logique des interventions militaires, d’extension de l’Otan, ou de sanctions, une logique qui est inefficace et qui exacerbe les tensions. Ce n’est pas ainsi qu’on crée de la sécurité. Si on veut la paix, il faut préparer la paix. C’est la même chose pour les interventions unilatérales en Libye. Le Conseil de Sécurité de l’ONU a refusé d’intervenir, donc on a réinterprété une résolution pour faire la guerre en Libye. On disait que l’ONU était bloquée, mais en réalité l’ONU était juste opposée à un changement de régime en Libye. Pour nous, la paix est centrale.
Pendant la Guerre froide, où l’URSS était beaucoup plus puissante que ne l’est la Russie aujourd’hui, on a réussi, alors que de part et d’autre il n’y avait aucune sympathie, à imposer des accords de désarmement, de contrôle d’armes stratégiques, de contrôle de missiles, afin d’arrêter la course aux armements. Alors pourquoi ce qui était possible dans les années 1970/1980, ne le serait plus aujourd’hui ? Cela peut garantir la sécurité d’un pays, qui ne se garantit pas avec plus d’armes, mais avec moins d’armes. Nous sommes dans cette logique-là et pas dans la logique de la surenchère. De plus, toute guerre, tout conflit, se termine par des négociations, donc autant négocier avant. Aujourd’hui, même les limitations au niveau du développement de certaines armes proposées au Parlement européen et soutenues par la Gauche unitaire européenne n’ont pas été retenues. Ici, l’Union européenne n’est pas du tout un contrepouvoir par rapport à Trump, elle le suit dans cette voie de course à l’armement.
Depuis quelques mois, il y a des rumeurs autour du siège que la France possède au Conseil de cécurité de l’ONU et certains proposent qu’elle le donne à l’UE. Qu’en pensez-vous ?
Je trouve que c’est vraiment un débat incroyable. Aujourd’hui le Conseil de Sécurité de l’ONU, a en premier lieu besoin d’être réformé, de donner plus de démocratie et donc plus de pouvoir à l’Assemblée générale, afin d’aller en direction d’une gouvernance plus démocratique. Cela me paraît plus important que de savoir si c’est la France ou l’UE qui doit siéger au Conseil de Sécurité. En outre, il y a des pays émergents comme l’Inde ou le Brésil qui souhaitent aussi avoir un siège. Actuellement le Conseil de Sécurité est très occidentalo-centré, ainsi il me paraît important d’y inclure la diversité et multipolarité mondiale, plutôt que d’être dans un débat qui oublie le reste du monde.
Depuis l’affaire Snowden en 2013, la notion de cybersécurité est devenue fondamentale. Et il appariait bien problématique que la plupart des grandes entreprises numériques, telles les Gafam, ainsi que les infrastructures, soient de nationalité américaine. En effet, cela limite les moyens de l’UE pour gérer la protection des données des citoyens européens, puisqu’en cas de contentieux c’est le droit américain qui s’applique. Ainsi ne pensez-vous pas que l’UE devrait développer ses propres infrastructures numériques et ses propres champions européens du numérique pour ne plus dépendre des États-Unis, afin d’établir une sorte de « souveraineté numérique » ?
C’est une bonne question. L’Europe travaille actuellement sur la cybersécurité, bien qu’elle ait un retard impressionnant.
Je pense que la solution ce ne sont pas des multinationales européennes. Que le citoyen voit ses données récupérées par une multinationale américaine ou européenne, ce sont les mêmes manipulations, la même perte de vie privée. Ainsi l’idée des champions européens, ce n’est pas pensé en fonction des droits démocratiques ou en accord avec la vie privée des citoyens. Cela reste une menace sur notre quotidien et notre vie privée et je ne suis pas plus disposé à donner mes données à une multinationale, quelle que soit sa nationalité.
Deuxième point, est-ce qu’il faut travailler sur la cybersécurité ? Bien sûr. Ce qui m’inquiète, c’est qu’au niveau européen, on est en train de développer un centre pour le développement des compétences en matière de cybersécurité, avec des partenariats privé/public et qui mélangent le militaire et le civil, ce que je trouve très dangereux. Il me semble qu’aux États-Unis s’est séparé et qu’il y a deux centres en la matière : le militaire qui dépend du Pentagone et le civil qui dépend du Homeland Security. Je pense que cette division doit être faite de manière très très nette.
Troisième point, je suis très inquiet du projet de l’UE de fusionner une série de banques de données. Cela fait planner une menace très très grande sur la liberté des gens et sur la vie privée. Par exemple, si l’on veut refaire sa carte d’identité, il sera nécessaire de donner ses empreintes digitales. Il y a une menace qui pèse sur la démocratie et qui n’est pas à sous-estimer. Je pense qu’on met en place des instruments qui peuvent être très facilement utilisés pour limiter les libertés démocratiques. Quand on voit tout le système d’arrestations préventives en France notamment, c’est quand même extrêmement inquiétant. Et donner tout ce pouvoir et toutes ces informations, soit aux multinationales, soit à l’État… Ce fichage généralisé, je ne vois vraiment pas cela comme la voie à suivre. Cela me paraît plutôt négatif. En effet on l’a vu au moment des attentats, on a besoin de recherches ciblées et non pas de ficher tout le monde. Quand on voit ce qui se fait en Allemagne à Berlin, où le gouvernement à tester la reconnaissance faciale dans une gare… Je trouve cela plutôt inquiétant.
Et en même temps on a la directive sur le secret d’affaire, qui fait qu’ouvrir des informations confidentielles des entreprises, ou même des informations commerciales, devient un crime. Dévoiler des crimes d’État, des crimes de multinationales, devient un crime. On le voit avec Assange. Mais à l’inverse, eux peuvent tout savoir sur nous.
Justement en parlant de Julien Assange, que pensez-vous des lanceurs d’alertes et de la protection qu’ils devraient recevoir ?
Il y a maintenant une loi européenne qui a été adoptée et qui est légèrement plus favorable aux lanceurs d’alertes, mais en effet on voit bien dans le cas d’Assange, qu’on est dans le domaine des manipulations politiques. Puis Chelsea Manning est en prison, Snowden encourt une peine importante. Cela devrait être une question de principe pour la démocratie. Des gens comme Assange servent le bien commun et ne se servent pas eux-mêmes. Il a fourni quasi un service public et ils veulent donner l’exemple en le punissant. La protection des lanceurs d’alertes est fondamentale, que ce soit pour le secteur public ou privé. Cela ne peut pas être un crime que de dévoiler des crimes.
Sur la transition énergétique, vous pensez que l’Europe devrait mettre en place un Green New Deal, c’est-à-dire un investissement massif sur divers projets ?
Oui, il faut des investissements. Nous, on insiste beaucoup sur l’investissement public car si on laisse cela au secteur privé, ils vont investir là où c’est rentable, dans le charbon ou d’autres énergies polluantes par exemple, et non pas du tout là où on en a besoin. En outre, ils ont une logique complètement court-termisme. Ils veulent la maximisation du profit.
On veut des investissements, mais en rupture avec la logique de libéralisation du marché de l’énergie par exemple. En 2030, il nous faut 60/65% d’énergies renouvelables et 100% en 2050. On a besoin d’un pôle public d’énergie pour le faire. Au niveau européen, il y a sept entreprises énergétiques qui dominent le marché, qui décident des investissements et des politiques. On a Engie-Electrabel en France et en Belgique, Vattenfall en Scandinavie, RWE en Allemagne, ENI en Italie… Ces entreprises sont la preuve que si on laisse le domaine de l’énergie au marché, on n’arrive pas à obtenir en quantité massive de l’énergie renouvelable. Il faut que le public reprenne la main sur cela, car non seulement les populations ont besoin d’énergie, mais en plus il s’agit de la survie de notre écosystème, donc c’est vraiment important. Bien sûr, si un pays fait cela, il rentre en rupture avec la logique des traités. Par exemple, en Belgique nous avons eu la libéralisation du marché de l’énergie par un gouvernement dont Écolo faisait partie, ce qui est assez incroyable. Et cette libéralisation ne nous a pas du tout apporté l’énergie propre promise. Cela vaut aussi pour la libéralisation d’autres secteurs, comme le fret ferroviaire. Cela a fait chuter de manière vertigineuse le transport ferroviaire, tout en augmentant le transport de marchandises par camion. On a eu la même chose en France. La libéralisation n’a apporté que des régressions en matière écologique. Pour cette raison aussi, on ne peut pas accepter qu’on va libéraliser le transport ferroviaire pour les voyageurs. On a vu ce que cela donnait en Angleterre. Ce sont des reculs au-delà du service public : cout élevé, retard… Au niveau de la transition écologique, nous devons aller vers des lignes de chemin de fer efficaces, rapides et propres. Ainsi il ne faut pas reculer en cassant les petites gares et les petites lignes. Au contraire, il faut investir là-dedans.
Donc oui à un Green Deal ou plutôt un Red Green Deal (pour qu’il soit social), mais en rupture avec cette logique du marché. Les multinationales ne vont jamais faire la transition, donc il faut rompre avec le marché du carbone (ETS) et le remplacer par des normes contraignantes, afin d’empêcher les entreprises de choisir entre acheter des droits de polluer ou alors réduire leurs émissions.
On voit que la solution a plusieurs problèmes serait l’investissement public. Une critique qui est faite à cette proposition c’est que les états sont extrêmement endettés, que les dettes souveraines sont énormes. La rhétorique c’est : on ne peut pas investir sinon l’État va faire faillite. Qu’est-ce que vous répondez à cela ?
Nous ne sommes pas pour un endettement infini des états. Mais il est important de savoir que de ne pas investir c’est créer une dette aussi. Par exemple, quand on a un pull qui est légèrement déchiré, si on ne le répare pas, le trou va s’agrandir et les réparations seront encore plus lourdes. C’est la même chose pour une route. Ne pas investir c’est créer une dette. Ici c’est encore pire car là on est en train de créer quelque chose qui pourrait ne plus être réparable. Donc je considère que les gens qui tiennent ce discours-là pour justifier l’austérité et la destruction de nos services publics et de notre planète, ont une responsabilité incroyable.
D’un point de vue économique, quand a‑t-on intérêt à contracter une dette ? Quand les taux sont bas. Donc aujourd’hui c’est opportun de contracter une dette pour la rembourser après. Surtout que des investissements, comme le nom le dit, cela rapporte. Je trouve que c’est assez impressionnant que les partis traditionnels nient cela. Alors faisons cela. Empruntons, investissons. Surtout qu’après cela est utile à la société : quand on privatise un service public en disant qu’il coute cher, il ne faut pas oublier que ce service public a un impact positif sur la société et facilite la vie des citoyens. Les règles budgétaires européennes aujourd’hui sont tellement strictes qu’une entreprise privée ne pourrait pas survivre avec ces règles-là, car une entreprise privée emprunte aussi de l’argent pour faire de l’investissement. Concernant les maisons, comment acheter une maison sans faire un prêt, à moins d’être riche ? Impossible. Les règles budgétaires n’ont aucun sens, ce n’est pas justifiable dans le cadre d’une bonne gestion sociale de l’économie.
Si on poursuit dans l’économie, beaucoup d’économistes et d’analystes de la vie économique évoquent une crise financière et économique imminente. Sur ce plan, que pourrait faire le Parlement européen ?
Et de manière plus générale, l’UE et ses institutions sont-elles capables de faire face à cette crise ? Depuis la crise de 2008, elle a mis certaines mesures en place, notamment le MES (Mécanisme européen de stabilité), qui couvre uniquement les risques concernant la zone euro. Mais ce fond comporte au maximum 700 milliards d’euros et ne serait pas en mesure de faire face à une crise d’ampleur généralisée, si plusieurs pays venaient à ne pas pouvoir rembourser leurs dettes, sachant que le montant de ces dettes est de plusieurs centaines de milliards d’euros par pays. De plus, l’UE a mis en place l’union bancaire afin de contrer le « too big to fail » des banques systémiques et doter l’UE d’un fonds capable d’empêcher ces banques de s’effondrer. Or ce fonds ne s’élève qu’à 55 milliards d’euros, ce qui est trop peu.
Les états ont toujours eu une inventivité impressionnante quand il s’agit de sauver les banques. Je ne pense pas que les états seront capables dans l’état actuel des choses de faire face à une nouvelle crise d’envergure, mais ils trouveront un moyen de faire payer les gens. C’est ce qu’il s’est passé après 2008 : ils ont sauvé les banques en faisant payer les gens et ce de manière assez directe avec l’austérité. Le sauvetage des banques n’était pas légal du point de vue des traités européens, donc ils ont dû inventer des mécanismes dont la légalité est toujours assez douteuse. Et qu’ont-ils fait ? Ils ont dit qu’il y avait une urgence bancaire et que dans ce cas, les traités ne s’appliquaient pas. Ils ont proposé des réformes comme l’Union bancaire ou l’union des marchés des capitaux, qui favorisent les banques « too big to fail », qui permettent à nouveau toute une série de produits dérivés, le shadow banking. Ainsi cela facilite aussi le déclenchement d’une nouvelle crise. On n’a rien appris de la crise de 2008, mais ce qu’on a bien réussi à faire, c’est imposer le cout de ces sauvetages bancaires aux citoyens.
Le problème c’est que la population s’est appauvrie depuis dix ans. Donc si les États veulent que la population paye pour les banques, il y a un risque que ce cout soit trop élevé pour la population.
Bien sûr, mais aujourd’hui je pense que le cout est déjà trop élevé pour la population. Je lisais qu’il y a en Europe 700.000 sans-abris, ce qui représente une grosse ville européenne. En Belgique, seule Bruxelles atteint cette taille là en termes de population. On a 113 millions de personnes qui sont, soit en situation de pauvreté, soit en situation d’exclusion sociale. Ces chiffres-là sont impressionnants. Tout ce qu’on a dit depuis le début de l’entretien sur le fait qu’il y ait cette révolte, qu’on cherche des voies de sortie, qu’on n’en peut plus, cela vient de cette réalité-là. Aujourd’hui il y a urgence climatique et urgence sociale. Si on ne prend pas cela au sérieux, oui on va vers une nouvelle crise, très grave, car on a fait le contraire de ce qu’on aurait dû faire. Les banques aujourd’hui sont plus puissantes qu’en 2008, ce qui s’explique aussi par le lobbying qu’elles ont exercé sur les parlementaires. Le grand défi pour la population est d’arriver à débloquer le refus de lutter contre cette urgence sociale. Si on veut éviter une nouvelle crise, il faut briser la logique de la concurrence et du capitalisme car c’est un éternel retour des crises. Moi je n’attends rien de la Commission européenne, quand je vois ce que les institutions européennes ont fait depuis 2008, je ne m’attends pas à un grand changement. Je me souviens d’une vidéo de Sarkozy en 2008, qui disait que le tout au marché, c’est fini, l’autorégulation des banques, c’est fini. Il avait un discours peut-être plus radical qu’Hollande n’a jamais eu. C’était des mensonges, mais il a dit cela car il savait que c’était ce qu’il devait dire à ce moment-là, bien qu’au final il ait été dans la direction opposée. Si on n’arrive pas à imposer un rapport de force pour dire qu’on ne supporte plus cette situation, comme le disent les gilets jaunes ou les mouvements syndicaux, on va vers une crise que les gens vont devoir payer et qui sera de nouveau une hécatombe sociale.
Aujourd’hui il y a déjà un ressentiment qui est très fort, il y a un sentiment d’injustice, ne pensez-vous pas que cela pourrait déboucher sur une révolte sociale, des émeutes, de la violence, car à force de ne pas être entendu, ce soit le seul moyen pour eux de se faire entendre ?
Je pense qu’il y a déjà une très grande violence quotidienne aujourd’hui. La société est très très violente contre les gens. Un père ou une mère de famille qui ne peut pas donner un petit-déjeuner à son enfant avant d’aller à l’école, c’est une violence absolue. Il y a une révolte sociale déjà. Mais je ne pense pas que cette révolte doit être violente. C’est par le pouvoir du nombre qu’on pourra avoir du changement. Les casseurs n’ont jamais changé quoi que ce soit et décrédibilisent ces mouvements. Je pense que c’est avec la masse des gens qu’on arrive à mobiliser, à organiser, pour avoir ce contrepouvoir, qu’on arrive à changer les choses. Aujourd’hui la violence vient aussi d’abord de l’État, notamment en France : des gens qui perdent un œil, qui se prennent des grenades de désencerclement alors qu’ils n’ont rien fait… C’est d’une violence incroyable. Face à cette violence, ce qui fait notre force c’est le pouvoir du nombre. Et là on peut gagner, à travers des grèves, des mouvements sociaux, des marches… On peut arriver à obtenir des victoires et des concessions, je suis confiant là-dessus. Après tout c’est déjà arrivé il y a trente ou trente-cinq ans. Et parfois cela peut aller très vite. Si on prend les gilets jaunes en France, très peu avaient vu venir ce mouvement. Donc il faut être optimiste. Il n’y a pas de fatalité.
Pour en revenir sur les institutions européennes, aujourd’hui les 2 principales institutions qui ont un pouvoir décisionnel sont la Commission et le Conseil européen. Le Parlement a un rôle plus secondaire et n’est que co-législateur. Comment d’après vous le Parlement pourrait prendre une place plus importante et incarner un contrepouvoir à la Commission ?
Le Parlement est pour l’instant un faire-valoir démocratique pour être honnête. J’ai toujours des difficultés à parler du Parlement en tant qu’entité institutionnelle séparée car les élus sont les mêmes, ce sont les mêmes partis qu’ailleurs. Le plus grand groupe au niveau du Parlement, c’est le PPE et c’est aussi le parti majoritaire au sein de la Commission. Le second groupe le plus important au sein du Parlement c’est le PS, ce qui est également le cas pour la Commission. Après les conservateurs, le quatrième groupe le plus important au sein du Parlement ce sont les libéraux et on les retrouve aussi au sein de la Commission. Ces gens-là défendent les mêmes intérêts de classe au sein de la Commission, du Parlement et au sein de leurs parlements nationaux. Si on veut un contrepouvoir, je pense qu’il faut qu’on ait des députés qui rompent avec cette unité des partis traditionnels et qui s’appuient pour cela sur les luttes qui existent, sur les révoltes sociales dont on vient de parler. Ainsi ce ne sera pas le Parlement européen mais ces députés-là qui vont contribuer à l’émergence d’un contrepouvoir européen, mais qui sera beaucoup plus institutions contre mobilisations, que Parlement européen contre Commission.
Vous ne pensez pas que des réformes profondes puissent venir de l’intérieur du système ?
Suffisamment profondes non. Aujourd’hui on le voit au niveau des États membres. L’idée que les parlements nationaux sont encore un contrepouvoir me paraît malheureusement obsolète. En Belgique, le Parlement n’est pas un contrepouvoir. On peut utiliser le Parlement pour porter la voix des gens et c’est important, mais pour insuffler du changement, il faut passer par la mobilisation. Avec le PTB on a un exemple qui est très marquant : en Flandres, il y avait une taxe sur l’électricité qui était complètement injuste, la Turteltaks, et sans avoir de députés flamands au parlement flamand, on a réussi à la faire annuler, en mobilisant les gens, en travaillant avec la société civile… Si on fait confiance aux institutions où les mêmes partis depuis toujours sont majoritaires pour obtenir du changement, on risque d’attendre longtemps. Après je crois qu’il peut y avoir des ruptures au sein des institutions, mais je n’attends pas beaucoup d’elles, car les institutions sont des machines très bien huilées faites pour servir certains intérêts et je ne crois pas que c’est de là que viendra la résistance. Le fil conducteur d’un mandat de député européen de gauche radicale doit être le soutien aux différentes mobilisations émanant de la société civile.
L’un des problèmes de l’Europe c’est aussi le dumping fiscal donc la solution serait l’harmonisation fiscale. Mais cela paraît assez difficile à mettre en place.
Oui le problème c’est qu’il y a une pseudo-lutte contre l’évasion fiscale dans l’UE et personne ne prend ses responsabilités sur ce sujet. La Belgique est elle-même un paradis fiscal, partant de là pourquoi irait-elle se battre au niveau européen pour plus de justice fiscale ? Je pense que l’évasion fiscale des multinationales est typiquement un thème qui devrait être géré ou organisé au niveau européen. Par exemple, l’harmonisation de l’assiette fiscale est en soi une bonne idée, mais qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire qu’il y aura une concurrence sur les taux. Souvent on dit que l’Europe essaie d’améliorer la situation, mais elle laisse toujours des portes ouvertes. Sur la question des paradis fiscaux, on a un Commissaire européen qui nie qu’il y a des paradis fiscaux en Europe. On a aussi un président de la Commission européenne qui a organisé de l’évasion fiscale au Luxembourg pendant quinze ans. On a des états qui sont complètement dans une logique de concurrence fiscale en disant « nous on va attirer des boites aux lettres d’entreprises », ce qui encore une fois ne rapporte rien aux pays en termes d’emploi.
Pour avoir de réelles avancées en la matière, il faut une pression de la base. La taxation est un sujet complexe mais comme on le voit avec le mouvement des Gilets jaunes, les gens comprennent très bien l’essentiel sur la question : ce n’est pas à nous de payer, c’est à eux de payer. Cette injustice fiscale est aussi reflétée au niveau des inégalités de richesse, ce que les gens ressentent très bien. La justice fiscale est parmi les premières préoccupations des citoyens et parmi les dernières pour les dirigeants.
Dernière question : on voit que se dessine de plus en plus une Europe à deux vitesses, avec d’un côté des pays européistes de l’autre des pays eurosceptiques. Pensez-vous que ces deux visions de l’Europe pourraient contribuer à sa désintégration à plus ou moins long terme ? Ou si comme vous l’avez dit, les partis eurosceptiques étant aussi plutôt du côté du patronat, cela serait suffisant pour éviter cet éclatement ?
C’est difficile. Je pense, comme je l’ai dit au début, qu’il y a cette dynamique de « tous contre tous » qui risque d’amener à un éclatement. Je dirais qu’il y a trois voies aujourd’hui qui sont possibles.
La première c’est celle d’une austérité de plus en plus poussée, imposée par le niveau central et certains pays. Une gouvernance toujours plus autoritaire et une économie, une société toujours plus dure. Cette voie, c’est plutôt celle de la centralisation. Cela peut se faire avec peu de pays, puisque ces pays-là peuvent ensuite imposer cela à d’autres pays. Si les pays les plus forts économiquement pratiquent l’austérité, ils peuvent l’imposer aux pays les plus faibles. En Hongrie par exemple, la loi esclavage a été votée sur la demande des entrepreneurs automobiles allemands. Et comme je l’ai dit, même l’extrême droite peut se ranger derrière cette austérité généralisée en Europe.
Une deuxième option c’est la désintégration, sur la base des contradictions économiques et sociales de plus en plus fortes. Une grosse crise économique peut causer cela, renforcer cela, avec le retour des nationalismes, de la xénophobie, ce qui pourrait pousser à l’éclatement de l’UE ou de l’Europe même. Je ne pense pas que ce soit la piste la plus probable aujourd’hui, mais cela peut aller très très vite et c’est un vrai risque.
Une troisième piste c’est celle de la rupture à gauche, qui consisterait à imposer une logique de la solidarité et de la coopération. On refuse la logique actuelle car cela nous conduit dans le mur, donc on refuse à la fois l’austérité ainsi que le nationalisme et la xénophobie qui sont les deux faces de la même pièce, ce qu’on disait tout à l’heure. Ce sont les politiques des gouvernements précédents qui ont permis la montée de l’extrême droite. Les gens se sont appauvris à cause des politiques d’austérité et les étrangers incarnaient un bouc émissaire idéal. Quand Macron dit « c’est moi ou Le Pen », cela ne traduit pas la réalité : aujourd’hui c’est lui, demain cela sera Marine Le Pen. Ainsi pour moi la troisième piste, c’est la rupture progressiste. Mais alors il faut vraiment oser et ne pas dire qu’on va faire quelques réformes ou dire que l’UE est une bonne chose car elle a permis la mise en place d’Erasmus. Il faut arrêter, on n’est pas corruptible à ce point-là avec Erasmus. J’ai des débats encore aujourd’hui avec des élus des partis traditionnels qui disent « mais vous voulez abolir Erasmus ». Je pense que la question n’est pas là et qu’il y a des dynamiques un tout petit peu plus importantes. On doit vraiment prendre la mesure de l’urgence de la situation et se battre pour cette troisième option, car ni la première, ni la deuxième ne sont acceptables.