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Littérature et sacrifices
Il y a quelques jours une nouvelle apparemment réjouissante se répandait comme une trainée de poudre : dix-neuf mois après son arrivée en Belgique, une petite Syrienne était sélectionnée pour participer à l’une des séances de flagellation d’enfants dont nous sommes friands, à savoir un concours orthographique. Enfin, les admirateurs béats du métissage mondial trouvaient la preuve incontestable de […]
Il y a quelques jours une nouvelle apparemment réjouissante se répandait comme une trainée de poudre : dix-neuf mois après son arrivée en Belgique, une petite Syrienne était sélectionnée pour participer à l’une des séances de flagellation d’enfants dont nous sommes friands, à savoir un concours orthographique. Enfin, les admirateurs béats du métissage mondial trouvaient la preuve incontestable de l’intérêt de l’immigration. Cerise sur le gâteau, ils pouvaient s’imaginer en costume de héros de l’internationalisme, faisant la nique à Théo Francken et à ses doutes quant à la plus-value de certaines des catégories de métèques qui ont tenté de nous grand-remplacer.
Qu’on ne s’y trompe pas, je suis enthousiaste à l’idée qu’une jeune fille originaire d’un coin reculé de la planète puisse comprendre les subtilités — et, qui sait, les beautés — du pluriel des noms composés, de celui des noms en –ou et en –al, ou l’accord du participe passé des verbes pronominaux, lesquels ont tant fait pour la grandeur de la francophonie. Il nous parait simplement un peu abusif d’en conclure qu’il faut ouvrir les portes aux miséreux du monde entier, au prétexte que la prochaine Grevisse se prénomme peut-être Razan.
Certes, il est fort heureux que certains, parmi les damnés de la Terre, comme on disait autrefois, sachent écrire, pour témoigner de leur vie. Quoi de plus émouvant que les écrits d’un déshérité ? Quoi de plus commode aussi, qui nous permet de ressentir le frisson de la compassion sans nous sentir obligés de donner une pièce, sans avoir à endurer le bruit et l’odeur de la misère ? Le moins-que-rien est tire-larme, c’est ainsi. Mais, ce que n’ont sans doute pas perçu ceux qui s’émerveillaient des prouesses orthographiques de la petite immigrée susmentionnée, c’est que la misère est essentielle aux écrits des opprimés.
Ainsi, le journal d’Anne Franck aurait comme de juste fini au recyclage si la petite avait fini par connaitre une vie heureuse, avait épousé un médecin et lui avait donné les nombreux enfants qui n’auraient pas manqué de la combler. C’est bien entendu sa fin tragique qui fait de ses écrits un témoignage poignant. Si elle s’était enfermée dans une cage en verre avec un animateur radio pour protester contre la pauvreté des enfants, recevoir un chèque en bois des mains d’un ministre, puis retourner à sa routine quotidienne, son journal intime aurait eu l’intérêt de celui de Loana. La fin tragique d’Anne Frank est aussi essentielle à ses écrits que le luxe et les mystères de l’aristocratie à ceux de Nadine de Rotschild. Gageons que nous nous serions peu souciés des conseils de cette dernière si elle les avait publiés sous son nom de Nadine Lhopitalier et auréolée de son statut de fille de père inconnu.
Qu’en déduire, sinon que l’écriture ne suffit que rarement à elle seule et que c’est souvent de la relégation et de la souffrance qu’elle tire sa force. Cette enfant écrit sans faute ? Fort bien, cela facilitera le travail de son éditeur ! Mais la matière, la douleur, la tristesse, l’angoisse, seule une oppression en règle y pourvoira. Ne concluons donc pas hâtivement qu’elle mérite des papiers et un accueil chaleureux, elle, cette enfant qui, au contraire de tant d’autres, sait se retenir d’accorder le participe passé quand le complément direct est placé derrière lui. Ne lui accordons pas, par une coupable sensiblerie, un confort qui la priverait de la possibilité de laisser une trace dans l’histoire ! La douceur de vivre n’est que malédiction pour les sans-grades : ils n’ont qu’elle pour se faire valoir !
Dès lors, que l’on enseigne notre langue aux migrants semble une idée féconde, mais ne laissons pas une émotion fugace nous aveugler et gâcher celle, bien plus durable, que nous et nos enfants ressentirons à la lecture du récit des atrocités dont la raison nous commande de nous rendre coupables. Pour le bien de l’art, il faut savoir faire des sacrifices.