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Littérature et sacrifices

Blog - Anathème - Asile migration par Anathème

février 2019

Il y a quelques jours une nou­velle appa­rem­ment réjouis­sante se répan­dait comme une trai­née de poudre : dix-neuf mois après son arri­vée en Bel­gique, une petite Syrienne était sélec­tion­née pour par­ti­ci­per à l’une des séances de fla­gel­la­tion d’enfants dont nous sommes friands, à savoir un concours ortho­gra­phique. Enfin, les admi­ra­teurs béats du métis­sage mon­dial trou­vaient la preuve incon­tes­table de […]

Anathème

Il y a quelques jours une nou­velle appa­rem­ment réjouis­sante se répan­dait comme une trai­née de poudre : dix-neuf mois après son arri­vée en Bel­gique, une petite Syrienne était sélec­tion­née pour par­ti­ci­per à l’une des séances de fla­gel­la­tion d’enfants dont nous sommes friands, à savoir un concours ortho­gra­phique. Enfin, les admi­ra­teurs béats du métis­sage mon­dial trou­vaient la preuve incon­tes­table de l’intérêt de l’immigration. Cerise sur le gâteau, ils pou­vaient s’imaginer en cos­tume de héros de l’internationalisme, fai­sant la nique à Théo Fran­cken et à ses doutes quant à la plus-value de cer­taines des caté­go­ries de métèques qui ont ten­té de nous grand-rem­pla­cer.

Qu’on ne s’y trompe pas, je suis enthou­siaste à l’idée qu’une jeune fille ori­gi­naire d’un coin recu­lé de la pla­nète puisse com­prendre les sub­ti­li­tés — et, qui sait, les beau­tés — du plu­riel des noms com­po­sés, de celui des noms en –ou et en –al, ou l’accord du par­ti­cipe pas­sé des verbes pro­no­mi­naux, les­quels ont tant fait pour la gran­deur de la fran­co­pho­nie. Il nous parait sim­ple­ment un peu abu­sif d’en conclure qu’il faut ouvrir les portes aux misé­reux du monde entier, au pré­texte que la pro­chaine Gre­visse se pré­nomme peut-être Razan.
Certes, il est fort heu­reux que cer­tains, par­mi les dam­nés de la Terre, comme on disait autre­fois, sachent écrire, pour témoi­gner de leur vie. Quoi de plus émou­vant que les écrits d’un déshé­ri­té ? Quoi de plus com­mode aus­si, qui nous per­met de res­sen­tir le fris­son de la com­pas­sion sans nous sen­tir obli­gés de don­ner une pièce, sans avoir à endu­rer le bruit et l’odeur de la misère ? Le moins-que-rien est tire-larme, c’est ain­si. Mais, ce que n’ont sans doute pas per­çu ceux qui s’émerveillaient des prouesses ortho­gra­phiques de la petite immi­grée sus­men­tion­née, c’est que la misère est essen­tielle aux écrits des opprimés. 

Ain­si, le jour­nal d’Anne Franck aurait comme de juste fini au recy­clage si la petite avait fini par connaitre une vie heu­reuse, avait épou­sé un méde­cin et lui avait don­né les nom­breux enfants qui n’auraient pas man­qué de la com­bler. C’est bien enten­du sa fin tra­gique qui fait de ses écrits un témoi­gnage poi­gnant. Si elle s’était enfer­mée dans une cage en verre avec un ani­ma­teur radio pour pro­tes­ter contre la pau­vre­té des enfants, rece­voir un chèque en bois des mains d’un ministre, puis retour­ner à sa rou­tine quo­ti­dienne, son jour­nal intime aurait eu l’intérêt de celui de Loa­na. La fin tra­gique d’Anne Frank est aus­si essen­tielle à ses écrits que le luxe et les mys­tères de l’aristocratie à ceux de Nadine de Rot­schild. Gageons que nous nous serions peu sou­ciés des conseils de cette der­nière si elle les avait publiés sous son nom de Nadine Lho­pi­ta­lier et auréo­lée de son sta­tut de fille de père inconnu.

Qu’en déduire, sinon que l’écriture ne suf­fit que rare­ment à elle seule et que c’est sou­vent de la relé­ga­tion et de la souf­france qu’elle tire sa force. Cette enfant écrit sans faute ? Fort bien, cela faci­li­te­ra le tra­vail de son édi­teur ! Mais la matière, la dou­leur, la tris­tesse, l’angoisse, seule une oppres­sion en règle y pour­voi­ra. Ne concluons donc pas hâti­ve­ment qu’elle mérite des papiers et un accueil cha­leu­reux, elle, cette enfant qui, au contraire de tant d’autres, sait se rete­nir d’accorder le par­ti­cipe pas­sé quand le com­plé­ment direct est pla­cé der­rière lui. Ne lui accor­dons pas, par une cou­pable sen­si­ble­rie, un confort qui la pri­ve­rait de la pos­si­bi­li­té de lais­ser une trace dans l’histoire ! La dou­ceur de vivre n’est que malé­dic­tion pour les sans-grades : ils n’ont qu’elle pour se faire valoir !

Dès lors, que l’on enseigne notre langue aux migrants semble une idée féconde, mais ne lais­sons pas une émo­tion fugace nous aveu­gler et gâcher celle, bien plus durable, que nous et nos enfants res­sen­ti­rons à la lec­ture du récit des atro­ci­tés dont la rai­son nous com­mande de nous rendre cou­pables. Pour le bien de l’art, il faut savoir faire des sacrifices.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.