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Lire Dans la forêt quand on ne peut y aller
Tout comme la crise que nous traversons, le roman de Jean Hegland Dans la forêt (publié en 1996) appelle au dépouillement et à un retour à l’essentiel. Mais paradoxalement, alors que les protagonistes du roman apprivoisent la forêt, nous sommes confinées devant des écrans avec une nourriture produite parfois bien loin, empêchées de véritablement nous reconnecter aux […]
Tout comme la crise que nous traversons, le roman de Jean Hegland Dans la forêt (publié en 1996) appelle au dépouillement et à un retour à l’essentiel. Mais paradoxalement, alors que les protagonistes du roman apprivoisent la forêt, nous sommes confinées devant des écrans avec une nourriture produite parfois bien loin, empêchées de véritablement nous reconnecter aux autres et au vivant. Ayant basculé du présentiel au virtuel dans les universités, il nous a fallu innover, nous adapter. Ensemble, professeure et étudiantes, nous nous penchons ici sur cet ouvrage-clé d’un effondrement graduel mais surtout de la reconnexion au vivant et discutons de comment habiter le monde (post)coronavirus.
Deux femmes, une maison rurale de Californie et une forêt peu explorée. Ainsi commence le roman Dans la forêt de Hegland. Nell, le personnage principal, lit une encyclopédie, sa sœur Eva danse. Très vite nous comprenons qu’elle danse en silence car l’électricité a depuis un temps cessé d’atteindre ce coin reculé. Nell nous raconte, dans son journal à la fois intime et pratique, comment le monde au bout de la route s’écroule doucement : épidémies, pillages, fuite vers l’Est. Mais ce roman, contrairement à beaucoup d’autres, ne fait pas table rase et ne se focalise pas sur l’effondrement en temps que tel. Ce texte nous livre comment ces deux protagonistes vont doucement se découvrir, se dépasser pour entrer dans l’écosystème de la forêt.
Qu’est-ce que l’essentiel ? De la consommation au dépouillement
Alors que le monde autour d’elles sombre dans le chaos et qu’elles doivent vivre avec ce qu’il reste, Nell et Eva trient et évaluent l’(in)utilité de ce qu’elles découvrent dans leurs tiroirs. Tout comme dans ce roman, la crise que nous traversons nous fait réfléchir aux éléments essentiels dont nous avons réellement besoin : écrans de télévision, de smartphones, séchoirs, karchers, ordinateurs portables ou bien vieux livres poussiéreux rangés dans nos placards, les lettres et photos de nos familles et amis ? Nell se souvient de l’époque où elle jetait ses vêtements dès qu’ils étaient un peu usés ou quand les restes de nourriture atterrissaient dans le compost alors qu’ils n’avaient même pas été touchés. Cependant, quand la narratrice repense à son ancienne façon de consommer, elle se sent à la fois consternée et nostalgique. Il semble ardu de sortir indemne de cette société consumériste. Comment vivre sans électricité ni pétrole desquels nous sommes devenus si dépendants ? S’ensuit une longue période d’adaptation, de dépassement de la nostalgie, où les deux personnages vont faire sans, vont outrepasser leurs désirs, voire leurs besoins, et entrer dans une nouvelle façon d’appréhender le mystère du monde.
Un million de nuances de vert (222), d’idées à appréhender
Alors que les supermarchés se vident, Nell et Eva sont forcées de réapprendre à connaître ce qui peut les nourrir : dans un premier temps semences, potager, poulailler… puis conserves, séchage de fruits. Ensuite, grâce à la redécouverte de manuels amérindiens, Eva va apprendre à reconnaître les espèces qui l’entourent : sureau, oseille, framboisier, glands… Elle étudie ce que ceux qui habitaient alors ces régions avaient eux-mêmes cartographié. L’encyclopédie et le manuel de plantes indigènes donnent accès à des connaissances parfois centenaires, mais ces ouvrages émergent également telle une forme d’exutoire qui lui permet d’échapper à la dure réalité qui l’entoure. Cette « communauté écologique étendue et complexe » (67) qu’est la forêt remet surtout en question la présence-même de l’humain en son sein. Tout comme notre confinement a rendu les eaux de Venise plus propres, l’Himalaya visible à plus de deux cents kilomètres, la forêt du roman est restée fière, puissante et se suffisant à elle-même.
Faire le deuil d’un monde et en construire un autre
Le roman Dans la forêt est avant tout une histoire de deuil : les deux protagonistes enterrent leur mère et leur père dans la forêt. Ces adieux dans la solitude ne sont pas sans nous rappeler les personnes atteintes de Covid-19 disant au revoir à leurs proches par tablette interposée. Mais Dans la forêt, roman survivaliste et ecoféministe s’il en est, met surtout en avant le deuil d’un monde industriel, technologique, violent et destructeur. Les deux protagonistes s’accrochent d’abord à ce monde connu sans se poser de questions ; elles vivent en espérant le rétablissement de l’ancien système, aspirant à réaliser leur rêve de danseuse ou d’universitaire. Le confinement qu’elles affrontent les force à devenir adultes, matures, et surtout critiques. Il est évident qu’alors que nous aussi espérons embrasser nos proches et imaginons un rétablissement plus ou moins rapide de cette crise, le retour à la normale et la prospérité nous semblent problématiques. Loin de tout, sans électricité, et avec des vivres toujours plus rares, les deux sœurs, Nell et Eva, voient leur monde, celui de leur enfance, mais aussi de la technologie liée au pétrole, prendre fin.
Mais où est la forêt ?
Si la forêt est pour les sœurs tour à tour un lieu de jeux, de ressources alimentaires, d’amour et de danger, elle est aussi un lieu menacé et fragile. De grands feux de forêt guettent. Ils la frôlent. Les cendres viennent de loin. Or la survie des sœurs dépend de celle des bois. En cette période de confinement, notre habitation prend une place centrale. Les inégalités dans la qualité du cadre de vie sont renforcées. Et l’importance de la nature, dont l’humain fait partie, apparait comme essentielle. Jamais un bout de jardin, de Ravel, de bois ou de parc n’a semblé aussi précieux.
Nell et Eva redécouvrent dans leur entrée dans la forêt une liberté que Stig Dagerman décrit comme perdue dans son texte Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : celle qui vient « de la capacité de posséder son propre élément ». Comme le poisson, l’oiseau ou l’animal terrestre ont le leur. Comme Thoreau a la forêt de Walden. Les deux sœurs apprennent, elles avancent lentement, elles apprivoisent et finalement appartiennent pleinement à leur propre élément.
Le confinement fait naitre pareil désir. Ce besoin pressant de reconnaître les plantes, les noix, les arbres. Et cette envie de partager cette connaissance, cette envie de savourer une poignée de feuille d’ail des ours. Peut-être encore plus que les autres années, replanter les graines récoltées l’année dernière, a pris une dimension vitale. Pour qu’une transition puisse se faire, pour qu’elle puisse exister, il faut qu’il y ait une forêt. Et il faut, pour plus d’égalité, qu’elle soit commune.
Brûler l’ancien monde pour pouvoir inventer un nouveau : se mettre des limites
Alors qu’elles entrent doucement vivre dans la forêt, les deux sœurs apprennent à redéfinir ce qui fait leur « chez elles ». Au fil du temps, leurs diverses possessions deviennent un luxe superficiel. En apprenant à vivre dans de nouvelles conditions, elles réalisent peu à peu que ce qui compte, dans l’adversité, n’est pas d’avoir, mais d’être, et surtout d’être ensemble. Cette réalisation les mène jusqu’à incendier leur propre maison, sans pour autant avoir l’impression de sacrifier leur passé.
Dans notre situation de confinement, nous devons, nous aussi, apprendre ou réapprendre à accorder de la valeur à ce qui compte vraiment, et ainsi réfléchir ce qui définit notre chez nous. Bien sûr, le luxe d’avoir un toit, des ordinateurs, téléphones et livres pour se divertir, ou encore une connexion internet pour rester en contact avec notre famille et nos amis, n’est pas à sous-estimer dans ces temps compliqués. L’essentiel, cependant, est, comme nous l’apprenons, de nous redécouvrir, seuls, avec des proches, ou des moins proches. Ainsi, alors que l’on nous demande de « rester chez nous » nous accordons à cet espace de nouvelles valeurs, celle de l’entraide, mais aussi de la réciprocité, de l’accueil, du soin, du partage, à l’instar des deux sœurs qui deviennent à la fois pères et mères.
C’est pour se mettre une limite qu’à la fin de l’histoire, elles décident de brûler la maison parce « ce serait trop facile de revenir » (293). Leur maison est devenue une « tanière, empestant les produits chimiques » (292) qui doit être abandonnée. Désormais seules, les sœurs vont devoir changer leur vision du monde, et repenser leur futur en termes libérateurs. Nell gardera trois livres qui seront vraiment utiles pour leur future vie : les plantes indigènes de Californie, un recueil de chants et récits pour enfants et l’index de l’encyclopédie.
La crise sanitaire nous invite à porter un regard similaire sur les progrès et à faire marche arrière si nécessaire. Eva rappelle à sa sœur que l’électricité n’a été inventée qu’en 1879 alors que l’humanité est sur la terre depuis plus de cent-mille ans. Hegland nous invite-elle à tout détruire et recommencer ? Symboliquement oui. Concrètement, elle nous convie à nous mettre des limites et ne plus avoir peur d’aller de l’avant. Quand on demande à Hegland comment se préparer à l’effondrement, elle répond qu’il faut vivre comme s’il était déjà là.
Apprivoiser d’autres temporalités
Les deux sœurs finissent par quitter le rythme des semaines pour vivre au fil du soleil, du climat, de la lumière naturelle, des saisons. Dans notre confinement, nous avons aussi perdu de temps à autre le fil des jours. Aucun lundi de Pâques, jour férié d’habitude attendu, n’est jamais passé aussi inaperçu. Nous ne sommes pas à ce stade d’adéquation entre le temps de la nature et le temps de nos quotidiens. Certaines obligations scolaires ou professionnelles nous maintiennent dans cette organisation préconfinement des horaires. Mais ce confinement a peut-être ouvert une brèche, une prise de conscience sur la superficialité du découpage des jours et sera l’occasion de réfléchir à un rythme plus adéquat. La forêt connait l’été et l’hiver. Elle ignore ce qu’est un samedi soir.
Vers le déconfinement, vers la forêt : Hegland et les « fictions panier »
Par nos fenêtres, nous entendons au loin nos voisins qui s’affairent pour tromper le temps. On jardine, on chante, on contemple, et nous, nous lisons. Mais nous sentons que quelque chose est en train de s’effriter. Nous nous demandons, à la lecture de ce roman si, une fois que nous retournerons dans notre monde, il sera encore pertinent de rêver de Ballet Performance et de Scholastic Aptitude Test. C’est comme une boule au ventre. Car bientôt, il faudra choisir, comme Nell, d’enterrer ces rêves afin de pouvoir réécrire une histoire au-delà d’un système défaillant. Près de vingt-cinq ans après sa publication, le livre Dans la Forêt prend tout son sens dans le contexte actuel de pandémie. Tout comme les deux sœurs, face à de nouveaux obstacles, nous réexaminons notre place dans le monde. Nous réalisons notre infime position dans un système dont nous n’avons pas le contrôle, malgré nos croyances.
Alors nous écrivons, faisons le point. Paradoxe que d’écrire ces mots sur un ordinateur, de faire circuler ce texte via le web et pourtant, l’un n’empêche pas l’autre. Entretemps, nous avons commencé à trier nos chambres, à préparer du pesto d’orties, à reconnaître que la fleur bleue qui pousse sous nos fenêtres s’appelle un muscari. Nous aussi, lors de notre lecture de ce roman, nous avons lu l’encyclopédie avec Nell et dansé avec Eva. Nous avons pleuré la perte de leur père et voulu partir avec Nell retrouver le monde d’avant. Nous avons ressenti la peur des deux sœurs avant leur départ définitif pour la forêt. La littérature nous a fait vivre cela et plus d’une centaine d’autres vies. Nous nous sommes satisfaites de peu, de reconnexion à notre imaginaire et aux vies des autres. En nous résonnent les mots de Nell « comment ai-je pu vivre ici toute ma vie et en savoir si peu ? » (217). Reconnecter avec notre être sensuel, organique, spirituel, incontrôlable et sacré, et faire comme si nous y étions déjà. À lire l’effervescence de cette entrée définitive dans la forêt, nous avons aussi ressenti, sous forme de question, une forme d’exaltation et de sacré : Comment, collectivement et individuellement, naitre encore ? Comment détruire l’inutile tout en maintenant une part d’essentiel ? Comment tirer des moments de crises ou des moments charnières, comme ceux que nous sommes en train de vivre, des enseignements qui nous permettent de mieux investir nos existences ?
Dans un court essai The Carrier Bag Theory of Fiction (1986), l’écrivaine Ursula Le Guin propose un changement de paradigme : le héro classique en quête de linéarité et de domination ne nous sert plus, nous avons besoin d’autres formes de narrativité. Hegland nous propose ici une fiction panier, comme l’appelle Le Guin, une narration qui récolte des histoires disparates, mais plurielles car « un roman est un sac-médecine, contenant des choses prises ensemble dans une relation singulière et puissante ». Les deux sœurs glanent des histoires alternatives1 d’espèces et de liens autres, affirmant sans cesse combien nous sommes la forêt.
Bibliographie
- Dagerman, S., Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud, 1993.
- Hegland J.,. Dans la forêt, Paris, Gallmeister, 1996.
- Le Guin U., « The Carrier Bag Theory of Fiction », Dancing at the Edge of the World, Grove Press, 1986.
- Voir débat organisé par Le monde festival 2019, “Comment vivre dans un monde effondré ?” (novembre 2019).