Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Lire Dans la forêt quand on ne peut y aller

Blog - e-Mois - Covid-19 littérature livre par Mélanie Vigneron

avril 2020

Tout comme la crise que nous tra­ver­sons, le roman de Jean Hegland Dans la forêt (publié en 1996) appelle au dépouille­ment et à un retour à l’essentiel. Mais para­doxa­le­ment, alors que les pro­ta­go­nistes du roman appri­voisent la forêt, nous sommes confi­nées devant des écrans avec une nour­ri­ture pro­duite par­fois bien loin, empê­chées de véri­ta­ble­ment nous recon­nec­ter aux […]

e-Mois

Tout comme la crise que nous tra­ver­sons, le roman de Jean Hegland Dans la forêt (publié en 1996) appelle au dépouille­ment et à un retour à l’essentiel. Mais para­doxa­le­ment, alors que les pro­ta­go­nistes du roman appri­voisent la forêt, nous sommes confi­nées devant des écrans avec une nour­ri­ture pro­duite par­fois bien loin, empê­chées de véri­ta­ble­ment nous recon­nec­ter aux autres et au vivant. Ayant bas­cu­lé du pré­sen­tiel au vir­tuel dans les uni­ver­si­tés, il nous a fal­lu inno­ver, nous adap­ter. Ensemble, pro­fes­seure et étu­diantes, nous nous pen­chons ici sur cet ouvrage-clé d’un effon­dre­ment gra­duel mais sur­tout de la recon­nexion au vivant et dis­cu­tons de com­ment habi­ter le monde (post)coronavirus.

Deux femmes, une mai­son rurale de Cali­for­nie et une forêt peu explo­rée. Ain­si com­mence le roman Dans la forêt de Hegland. Nell, le per­son­nage prin­ci­pal, lit une ency­clo­pé­die, sa sœur Eva danse. Très vite nous com­pre­nons qu’elle danse en silence car l’électricité a depuis un temps ces­sé d’atteindre ce coin recu­lé. Nell nous raconte, dans son jour­nal à la fois intime et pra­tique, com­ment le monde au bout de la route s’écroule dou­ce­ment : épi­dé­mies, pillages, fuite vers l’Est. Mais ce roman, contrai­re­ment à beau­coup d’autres, ne fait pas table rase et ne se foca­lise pas sur l’effondrement en temps que tel. Ce texte nous livre com­ment ces deux pro­ta­go­nistes vont dou­ce­ment se décou­vrir, se dépas­ser pour entrer dans l’écosystème de la forêt. 

Qu’est-ce que l’essentiel ? De la consommation au dépouillement

Alors que le monde autour d’elles sombre dans le chaos et qu’elles doivent vivre avec ce qu’il reste, Nell et Eva trient et éva­luent l’(in)utilité de ce qu’elles découvrent dans leurs tiroirs. Tout comme dans ce roman, la crise que nous tra­ver­sons nous fait réflé­chir aux élé­ments essen­tiels dont nous avons réel­le­ment besoin : écrans de télé­vi­sion, de smart­phones, séchoirs, kar­chers, ordi­na­teurs por­tables ou bien vieux livres pous­sié­reux ran­gés dans nos pla­cards, les lettres et pho­tos de nos familles et amis ? Nell se sou­vient de l’époque où elle jetait ses vête­ments dès qu’ils étaient un peu usés ou quand les restes de nour­ri­ture atter­ris­saient dans le com­post alors qu’ils n’avaient même pas été tou­chés. Cepen­dant, quand la nar­ra­trice repense à son ancienne façon de consom­mer, elle se sent à la fois conster­née et nos­tal­gique. Il semble ardu de sor­tir indemne de cette socié­té consu­mé­riste. Com­ment vivre sans élec­tri­ci­té ni pétrole des­quels nous sommes deve­nus si dépen­dants ? S’ensuit une longue période d’adaptation, de dépas­se­ment de la nos­tal­gie, où les deux per­son­nages vont faire sans, vont outre­pas­ser leurs dési­rs, voire leurs besoins, et entrer dans une nou­velle façon d’appréhender le mys­tère du monde. 

Un million de nuances de vert (222), d’idées à appréhender

Alors que les super­mar­chés se vident, Nell et Eva sont for­cées de réap­prendre à connaître ce qui peut les nour­rir : dans un pre­mier temps semences, pota­ger, pou­lailler… puis conserves, séchage de fruits. Ensuite, grâce à la redé­cou­verte de manuels amé­rin­diens, Eva va apprendre à recon­naître les espèces qui l’entourent : sureau, oseille, fram­boi­sier, glands… Elle étu­die ce que ceux qui habi­taient alors ces régions avaient eux-mêmes car­to­gra­phié. L’encyclopédie et le manuel de plantes indi­gènes donnent accès à des connais­sances par­fois cen­te­naires, mais ces ouvrages émergent éga­le­ment telle une forme d’exu­toire qui lui per­met d’é­chap­per à la dure réa­li­té qui l’entoure. Cette « com­mu­nau­té éco­lo­gique éten­due et com­plexe » (67) qu’est la forêt remet sur­tout en ques­tion la pré­sence-même de l’humain en son sein. Tout comme notre confi­ne­ment a ren­du les eaux de Venise plus propres, l’Himalaya visible à plus de deux cents kilo­mètres, la forêt du roman est res­tée fière, puis­sante et se suf­fi­sant à elle-même.

Faire le deuil d’un monde et en construire un autre

Le roman Dans la forêt est avant tout une his­toire de deuil : les deux pro­ta­go­nistes enterrent leur mère et leur père dans la forêt. Ces adieux dans la soli­tude ne sont pas sans nous rap­pe­ler les per­sonnes atteintes de Covid-19 disant au revoir à leurs proches par tablette inter­po­sée. Mais Dans la forêt, roman sur­vi­va­liste et eco­fé­mi­niste s’il en est, met sur­tout en avant le deuil d’un monde indus­triel, tech­no­lo­gique, violent et des­truc­teur. Les deux pro­ta­go­nistes s’accrochent d’abord à ce monde connu sans se poser de ques­tions ; elles vivent en espé­rant le réta­blis­se­ment de l’ancien sys­tème, aspi­rant à réa­li­ser leur rêve de dan­seuse ou d’universitaire. Le confi­ne­ment qu’elles affrontent les force à deve­nir adultes, matures, et sur­tout cri­tiques. Il est évident qu’alors que nous aus­si espé­rons embras­ser nos proches et ima­gi­nons un réta­blis­se­ment plus ou moins rapide de cette crise, le retour à la nor­male et la pros­pé­ri­té nous semblent pro­blé­ma­tiques. Loin de tout, sans élec­tri­ci­té, et avec des vivres tou­jours plus rares, les deux sœurs, Nell et Eva, voient leur monde, celui de leur enfance, mais aus­si de la tech­no­lo­gie liée au pétrole, prendre fin. 

Mais où est la forêt ?

Si la forêt est pour les sœurs tour à tour un lieu de jeux, de res­sources ali­men­taires, d’amour et de dan­ger, elle est aus­si un lieu mena­cé et fra­gile. De grands feux de forêt guettent. Ils la frôlent. Les cendres viennent de loin. Or la sur­vie des sœurs dépend de celle des bois. En cette période de confi­ne­ment, notre habi­ta­tion prend une place cen­trale. Les inéga­li­tés dans la qua­li­té du cadre de vie sont ren­for­cées. Et l’importance de la nature, dont l’humain fait par­tie, appa­rait comme essen­tielle. Jamais un bout de jar­din, de Ravel, de bois ou de parc n’a sem­blé aus­si précieux.

Nell et Eva redé­couvrent dans leur entrée dans la forêt une liber­té que Stig Dager­man décrit comme per­due dans son texte Notre besoin de conso­la­tion est impos­sible à ras­sa­sier : celle qui vient « de la capa­ci­té de pos­sé­der son propre élé­ment ». Comme le pois­son, l’oiseau ou l’animal ter­restre ont le leur. Comme Tho­reau a la forêt de Wal­den. Les deux sœurs apprennent, elles avancent len­te­ment, elles appri­voisent et fina­le­ment appar­tiennent plei­ne­ment à leur propre élément. 

Le confi­ne­ment fait naitre pareil désir. Ce besoin pres­sant de recon­naître les plantes, les noix, les arbres. Et cette envie de par­ta­ger cette connais­sance, cette envie de savou­rer une poi­gnée de feuille d’ail des ours. Peut-être encore plus que les autres années, replan­ter les graines récol­tées l’année der­nière, a pris une dimen­sion vitale. Pour qu’une tran­si­tion puisse se faire, pour qu’elle puisse exis­ter, il faut qu’il y ait une forêt. Et il faut, pour plus d’égalité, qu’elle soit commune. 

Brûler l’ancien monde pour pouvoir inventer un nouveau : se mettre des limites

Alors qu’elles entrent dou­ce­ment vivre dans la forêt, les deux sœurs apprennent à redé­fi­nir ce qui fait leur « chez elles ». Au fil du temps, leurs diverses pos­ses­sions deviennent un luxe super­fi­ciel. En appre­nant à vivre dans de nou­velles condi­tions, elles réa­lisent peu à peu que ce qui compte, dans l’adversité, n’est pas d’avoir, mais d’être, et sur­tout d’être ensemble. Cette réa­li­sa­tion les mène jusqu’à incen­dier leur propre mai­son, sans pour autant avoir l’impression de sacri­fier leur passé.

Dans notre situa­tion de confi­ne­ment, nous devons, nous aus­si, apprendre ou réap­prendre à accor­der de la valeur à ce qui compte vrai­ment, et ain­si réflé­chir ce qui défi­nit notre chez nous. Bien sûr, le luxe d’avoir un toit, des ordi­na­teurs, télé­phones et livres pour se diver­tir, ou encore une connexion inter­net pour res­ter en contact avec notre famille et nos amis, n’est pas à sous-esti­mer dans ces temps com­pli­qués. L’essentiel, cepen­dant, est, comme nous l’apprenons, de nous redé­cou­vrir, seuls, avec des proches, ou des moins proches. Ain­si, alors que l’on nous demande de « res­ter chez nous » nous accor­dons à cet espace de nou­velles valeurs, celle de l’entraide, mais aus­si de la réci­pro­ci­té, de l’accueil, du soin, du par­tage, à l’instar des deux sœurs qui deviennent à la fois pères et mères.

C’est pour se mettre une limite qu’à la fin de l’histoire, elles décident de brû­ler la mai­son parce « ce serait trop facile de reve­nir » (293). Leur mai­son est deve­nue une « tanière, empes­tant les pro­duits chi­miques » (292) qui doit être aban­don­née. Désor­mais seules, les sœurs vont devoir chan­ger leur vision du monde, et repen­ser leur futur en termes libé­ra­teurs. Nell gar­de­ra trois livres qui seront vrai­ment utiles pour leur future vie : les plantes indi­gènes de Cali­for­nie, un recueil de chants et récits pour enfants et l’index de l’encyclopédie.

La crise sani­taire nous invite à por­ter un regard simi­laire sur les pro­grès et à faire marche arrière si néces­saire. Eva rap­pelle à sa sœur que l’électricité n’a été inven­tée qu’en 1879 alors que l’humanité est sur la terre depuis plus de cent-mille ans. Hegland nous invite-elle à tout détruire et recom­men­cer ? Sym­bo­li­que­ment oui. Concrè­te­ment, elle nous convie à nous mettre des limites et ne plus avoir peur d’aller de l’avant. Quand on demande à Hegland com­ment se pré­pa­rer à l’effondrement, elle répond qu’il faut vivre comme s’il était déjà là. 

Apprivoiser d’autres temporalités

Les deux sœurs finissent par quit­ter le rythme des semaines pour vivre au fil du soleil, du cli­mat, de la lumière natu­relle, des sai­sons. Dans notre confi­ne­ment, nous avons aus­si per­du de temps à autre le fil des jours. Aucun lun­di de Pâques, jour férié d’habitude atten­du, n’est jamais pas­sé aus­si inaper­çu. Nous ne sommes pas à ce stade d’adéquation entre le temps de la nature et le temps de nos quo­ti­diens. Cer­taines obli­ga­tions sco­laires ou pro­fes­sion­nelles nous main­tiennent dans cette orga­ni­sa­tion pré­con­fi­ne­ment des horaires. Mais ce confi­ne­ment a peut-être ouvert une brèche, une prise de conscience sur la super­fi­cia­li­té du décou­page des jours et sera l’occasion de réflé­chir à un rythme plus adé­quat. La forêt connait l’été et l’hiver. Elle ignore ce qu’est un same­di soir.

Vers le déconfinement, vers la forêt : Hegland et les « fictions panier »

Par nos fenêtres, nous enten­dons au loin nos voi­sins qui s’affairent pour trom­per le temps. On jar­dine, on chante, on contemple, et nous, nous lisons. Mais nous sen­tons que quelque chose est en train de s’effriter. Nous nous deman­dons, à la lec­ture de ce roman si, une fois que nous retour­ne­rons dans notre monde, il sera encore per­ti­nent de rêver de Bal­let Per­for­mance et de Scho­las­tic Apti­tude Test. C’est comme une boule au ventre. Car bien­tôt, il fau­dra choi­sir, comme Nell, d’enterrer ces rêves afin de pou­voir réécrire une his­toire au-delà d’un sys­tème défaillant. Près de vingt-cinq ans après sa publi­ca­tion, le livre Dans la Forêt prend tout son sens dans le contexte actuel de pan­dé­mie. Tout comme les deux sœurs, face à de nou­veaux obs­tacles, nous réexa­mi­nons notre place dans le monde. Nous réa­li­sons notre infime posi­tion dans un sys­tème dont nous n’a­vons pas le contrôle, mal­gré nos croyances. 

Alors nous écri­vons, fai­sons le point. Para­doxe que d’écrire ces mots sur un ordi­na­teur, de faire cir­cu­ler ce texte via le web et pour­tant, l’un n’empêche pas l’autre. Entre­temps, nous avons com­men­cé à trier nos chambres, à pré­pa­rer du pes­to d’orties, à recon­naître que la fleur bleue qui pousse sous nos fenêtres s’appelle un mus­ca­ri. Nous aus­si, lors de notre lec­ture de ce roman, nous avons lu l’encyclopédie avec Nell et dan­sé avec Eva. Nous avons pleu­ré la perte de leur père et vou­lu par­tir avec Nell retrou­ver le monde d’avant. Nous avons res­sen­ti la peur des deux sœurs avant leur départ défi­ni­tif pour la forêt. La lit­té­ra­ture nous a fait vivre cela et plus d’une cen­taine d’autres vies. Nous nous sommes satis­faites de peu, de recon­nexion à notre ima­gi­naire et aux vies des autres. En nous résonnent les mots de Nell « com­ment ai-je pu vivre ici toute ma vie et en savoir si peu ? » (217). Recon­nec­ter avec notre être sen­suel, orga­nique, spi­ri­tuel, incon­trô­lable et sacré, et faire comme si nous y étions déjà. À lire l’effervescence de cette entrée défi­ni­tive dans la forêt, nous avons aus­si res­sen­ti, sous forme de ques­tion, une forme d’exaltation et de sacré : Com­ment, col­lec­ti­ve­ment et indi­vi­duel­le­ment, naitre encore ? Com­ment détruire l’inutile tout en main­te­nant une part d’essentiel ? Com­ment tirer des moments de crises ou des moments char­nières, comme ceux que nous sommes en train de vivre, des ensei­gne­ments qui nous per­mettent de mieux inves­tir nos existences ?

Dans un court essai The Car­rier Bag Theo­ry of Fic­tion (1986), l’écrivaine Ursu­la Le Guin pro­pose un chan­ge­ment de para­digme : le héro clas­sique en quête de linéa­ri­té et de domi­na­tion ne nous sert plus, nous avons besoin d’autres formes de nar­ra­ti­vi­té. Hegland nous pro­pose ici une fic­tion panier, comme l’appelle Le Guin, une nar­ra­tion qui récolte des his­toires dis­pa­rates, mais plu­rielles car « un roman est un sac-méde­cine, conte­nant des choses prises ensemble dans une rela­tion sin­gu­lière et puis­sante ». Les deux sœurs glanent des his­toires alter­na­tives1 d’espèces et de liens autres, affir­mant sans cesse com­bien nous sommes la forêt.

Bibliographie

  • Dager­man, S., Notre besoin de conso­la­tion est impos­sible à ras­sa­sier, Actes Sud, 1993.
  • Hegland J.,. Dans la forêt, Paris, Gall­meis­ter, 1996.
  • Le Guin U., « The Car­rier Bag Theo­ry of Fic­tion », Dan­cing at the Edge of the World, Grove Press, 1986.
  1. Voir débat orga­ni­sé par Le monde fes­ti­val 2019, “Com­ment vivre dans un monde effon­dré ?” (novembre 2019).

Mélanie Vigneron


Auteur

Mélanie Vigneron étudiante en Master langues modernes à l’UCLouvain