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Les réfugiés, « valets puants » de la Belgique confédérale ?

Blog - e-Mois - AGIR Agusta Asile Bart De Wever Bruxelles (Région) / Brussel (Gewest) Bruxelles (Ville) CD&V Charles Michel FN (Belgique) FWB (Fédération Wallonie-Bruxelles) Gouvernement fédéral Gouvernement wallon Groen Inburgering / Intégration Jean-Marie Dedecker Monica De Coninck N-VA Patrick Dewael Paul Magnette PS Réfugiés Rudy Demotte SP.A Theo Francken Thierry Baudet VB (Vlaams Belang) VLD Voka Wallonie Yvan Mayeur par Delagrange

septembre 2015

Depuis qu’a écla­té la « crise de l’asile » pro­vo­quée par l’afflux mas­sif de réfu­giés en pro­ve­nance du Moyen-Orient, les dif­fé­rents niveaux de pou­voir belges (Fédé­ra­tion, Régions, Com­mu­nau­tés et pou­voirs locaux) se sont dis­tin­gués par un usage pour le moins erra­tique de leurs com­pé­tences propres et par une caco­pho­nie bruyante de leurs poli­tiques res­pec­tives de com­mu­ni­ca­tion. Pour […]

e-Mois

Depuis qu’a écla­té la « crise de l’asile » pro­vo­quée par l’afflux mas­sif de réfu­giés en pro­ve­nance du Moyen-Orient, les dif­fé­rents niveaux de pou­voir belges (Fédé­ra­tion, Régions, Com­mu­nau­tés et pou­voirs locaux) se sont dis­tin­gués par un usage pour le moins erra­tique de leurs com­pé­tences propres et par une caco­pho­nie bruyante de leurs poli­tiques res­pec­tives de com­mu­ni­ca­tion. Pour ne rien arran­ger, les res­pon­sables des exé­cu­tifs concer­nés et cer­tains man­da­taires adeptes du « buzz » se sont répan­dus en décla­ra­tions et pro­messes à l’emporte-pièce qui, pour para­phra­ser feu Charles Pas­qua, « n’engagent que ceux qui y croient ».

Si l’on oublie un ins­tant les prin­ci­paux inté­res­sés, autre­ment dits les deman­deurs d’asile, ces ges­tions erra­tiques et ces com­mu­ni­ca­tions caco­pho­niques sont exem­plaires, dans les deux accep­tions de l’attribut, du fédé­ra­lisme de confron­ta­tion, autre­ment dit du confé­dé­ra­lisme dans lequel est entrée la Bel­gique depuis sa sixième réforme ins­ti­tu­tion­nelle. Dans ce confé­dé­ra­lisme de fac­to, deux for­ma­tions poli­tiques se sentent par­fai­te­ment à l’aise et se meuvent avec une sou­plesse qui force le res­pect : les natio­na­listes « néo­fla­mands » de la N‑VA et les socia­listes fran­co­phones du PS.

Aujourd’hui, bien malin serait le citoyen lamb­da fla­mand, wal­lon ou bruxel­lois capable de dési­gner quels niveaux de pou­voir et quels déci­deurs poli­tiques sont en défi­ni­tive res­pon­sables et com­pé­tents sur cette ques­tion humai­ne­ment et poli­ti­que­ment sen­sible qu’est celle de l’accueil des deman­deurs d’asile. L’incapacité ou l’impossibilité d’identifier des res­pon­sables confère aux déci­deurs fédé­raux et fédé­rés un cer­ti­fi­cat d’irresponsabilité, une garan­tie d’immunité poli­tique en quelque sorte. Mais il n’est pas sûr que cette immu­ni­té soit tenable sur le long terme.

Theo Francken, une trop commode tête à claques

Au départ, les choses sem­blaient claires au niveau du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Après s’être fait un nom dès l’été 2014 en Bel­gique fran­co­phone à la suite des révé­la­tions rela­tives à ses bour­gon­dische smul­par­ti­jen1 en com­pa­gnie d’anciens col­la­bo­ra­teurs de l’occupant nazi, le très conser­va­teur et natio­na­liste fla­mand Theo Fran­cken allait ensuite inter­pré­ter sans trop se for­cer le rôle du sjam­pet­ter2, en sa qua­li­té de secré­taire d’État (N‑VA) à l’Asile et à la Migra­tion. À l’intention des ONG et des béné­voles qui s’arrachent les che­veux depuis un mois aux alen­tours du parc Maxi­mi­lien et de l’Office des étran­gers, on ajou­te­ra que Theo Fran­cken est éga­le­ment char­gé de la… sim­pli­fi­ca­tion administrative. 

Les choses ont sem­blé suivre leur cours lorsque, fin août, les ins­tances de la N‑VA, par­ti de Theo Fran­cken, et les propres confrères N‑VA du secré­taire d’État, qui au sein du gou­ver­ne­ment fla­mand, qui au sein d’un col­lège éche­vi­nal (celui d’Anvers, pour prendre un exemple au hasard), se sont mis à lan­cer des idées vio­lant allè­gre­ment la léga­li­té natio­nale et inter­na­tio­nale, à pre­mière vue sans concer­ta­tion préa­lable avec le secré­taire d’État.

Le 26 août, sur le pla­teau de Ter­zake, talk­show poli­tique quo­ti­dien de la VRT, la télé­vi­sion fla­mande de ser­vice public, le pré­sident de la N‑VA et bourg­mestre d’Anvers Bart De Wever exi­geait que le gou­ver­ne­ment fédé­ral éla­bore « un sta­tut social “à part” pour les deman­deurs d’asile ayant obte­nu le sta­tut de réfu­giés et que [ces der­niers] ne béné­fi­cient pas des droits sociaux » y atta­chés. Léga­liste, il recon­nais­sait que les trai­tés euro­péens inter­di­saient la créa­tion d’un tel sta­tut d’exception et que la N‑VA était réso­lu­ment « pro-Schen­gen, mais l’UE doit chan­ger radi­ca­le­ment sa poli­tique d’asile, sinon il sera inévi­table que ses États membres réins­taurent les contrôles le long de leurs fron­tières natio­nales ». Enfin, fine mouche, il mar­te­lait qu’Anvers avait atteint son seuil d’intégration et rap­pe­lait avec délec­ta­tion qu’en 2010, alors éche­vine anver­soise de la Poli­tique sociale et de la Diver­si­té, la socia­liste fla­mande Moni­ca De Coninck avait décla­ré que « les capa­ci­tés d’absorption d’Anvers ont atteint leurs limites ».

À prio­ri, ces « idées » cor­res­pon­daient à l’ADN de la N‑VA ain­si qu’à celui d’un Theo Fran­cken pre­mière ver­sion (fer­me­tures de centres d’accueil, pri­va­ti­sa­tion de fac­to de la poli­tique de l’accueil, sup­pres­sion ou rabo­tage de sub­sides à plu­sieurs pla­te­formes locales d’intégration, y com­pris celles impli­quées dans la poli­tique de l’inbur­ge­ring à prio­ri chère à l’ensemble du monde poli­tique fla­mand, etc).

Cepen­dant, à ce moment-là, il y a eu comme un virus dans le logi­ciel de com­mu­ni­ca­tion de la N‑VA. Pen­dant quelques jours, les idées des francs-tireurs de la N‑VA (et de son pré­sident) ont sem­blé contre­dire le dis­cours tenu par un Theo Fran­cken deuxième ver­sion. Sur les pla­teaux TV néer­lan­do­phones ou face aux par­le­men­taires fédé­raux, le secré­taire d’État rap­pe­lait les enga­ge­ments de la Bel­gique envers les trai­tés euro­péens et les conven­tions de Genève et, pre­mier homme poli­tique belge toutes com­mu­nau­tés lin­guis­tiques confon­dues à le faire, il n’utilisait plus le terme de « migrants », par­lant désor­mais de « deman­deurs d’asile » et de « réfu­giés », tout en pro­met­tant que le gou­ver­ne­ment fédé­ral allait déga­ger des fonds pour sou­la­ger les com­munes. « Le plus impor­tant est de garan­tir un accueil pour cha­cun. C’est un devoir non seule­ment vis-à-vis de l’international, mais aus­si un devoir moral. »

Des pro­pos que, à la mi-sep­tembre, la dépu­tée fédé­rale Sarah Smeyers, allait vite enter­rer sur le pla­teau de De Zevende Dag, le débat poli­tique télé­vi­sé domi­ni­cal de la VRT. Met­tant au défi ses contra­dic­teurs de Groen, du SP.A, du CD&V et de l’OpenVLD, elle décla­rait : « Si vous ne faites rien, le sys­tème va être mis sous pres­sion. L’alternative est claire : soit vous construi­sez un mur autour de notre sys­tème de sécu­ri­té sociale, soit vous construi­sez un mur autour du pays, chose que nous ne vou­lons pas. » Dès le len­de­main, mani­fes­te­ment « reca­dré » par son propre par­ti, Theo Fran­cken, sor­tant de son champ de com­pé­tences, décla­rait sur les ondes de la VRT : « Si l’Autriche, l’Allemagne et la Tché­quie ferment leurs fron­tières inté­rieures, alors les gens vont cher­cher un pays vers lequel ils peuvent aller. Vous aurez donc un effet cas­cade et c’est de fac­to la fin de Schen­gen. Si cela signi­fie que tout le monde vient subi­te­ment en Bel­gique, je ne vois pas d’autre option que de fer­mer nous-mêmes nos frontières. »

« On veut mettre à mal la vie de notre cité »

C’est durant l’éphémère (quatre semaines tout de même) mue poli­tique et média­tique de Theo Fran­cken qu’un autre acteur est entré dans la danse : le PS. Pour l’instant (mais plus pour long­temps) encore à l’abri dans ses cita­delles régio­nales (gou­ver­ne­ments wal­lon et bruxel­lois) et dans ses bas­tions com­mu­naux en Wal­lo­nie et à Bruxelles-Capi­tale, le PS opé­rait quelques per­cées en « ter­ri­toire enne­mi », his­toire de mar­quer les esprits, les médias et son propre ter­ri­toire, mais sans trop se mouiller, point trop n’en faut.

Le 7 août, durant ses vacances, Rudy Demotte, ministre-pré­sident de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles (Com­mu­nau­té fran­çaise), recoif­fait sa cas­quette de « bourg­mestre empê­ché » de Tour­nai et confir­mait les pro­pos de Paul-Oli­vier Delan­nois, son bourg­mestre fai­sant fonc­tion. Il se fen­dait d’un com­mu­ni­qué bel­li­queux : « Non au plan de Théo Fran­cken et du gou­ver­ne­ment fédé­ral […] J’ai appris avec conster­na­tion que le secré­taire d’État Fran­ken vou­lait concen­trer sur Tour­nai entre 400 et 700 can­di­dats réfu­giés poli­tiques ce qui revient à ghet­toï­ser des poches entières de popu­la­tions au sta­tut pré­caire […]. En tant que socia­liste, je ne peux l’accepter. Je l’accepte d’autant moins que Tour­nai ne connait pas des indices socio-éco­no­miques très favo­rables. Son CPAS doit déjà faire face à une pré­ca­ri­sa­tion impor­tante. […] Je vois dans l’attitude du gou­ver­ne­ment fédé­ral (MR et consorts) un cal­cul poli­tique et peut-être même une volon­té impli­cite de mettre à mal la vie de notre cité. »

Deux jours plus tard, le même Rudy Demotte favo­ri­sait « mal­en­con­treu­se­ment » le tweet d’une de ses admi­nis­trées tour­nai­siennes : « Le pri­mate de l’extrême droite fla­mande Theo Fran­cken fait son malin… L’analyse socioé­co­no­mique de Rudy Demotte est juste. » Ce geste « mal­en­con­treux » allait évi­dem­ment déclen­cher la fureur de Theo Fran­cken, pour ensuite être ran­gé au clas­se­ment ver­ti­cal des anec­dotes et dis­pa­raître dans le brou­ha­ha com­pas­sion­nel du parc Maximilien.

Or, le com­mu­ni­qué de presse de Rudy Demotte et son « ana­lyse » socioé­co­no­mique avaient de quoi lais­ser son­geur. Le ministre-pré­sident de la FWB est le bourg­mestre « empê­ché » d’une enti­té com­mu­nale de taille moyenne (et lar­ge­ment rurale) de 70.000 habi­tants (dont 8% de non Belges) et où le taux de chô­mage n’est « que » de 16%. À l’exception de Namur (6% de non-Belges et 17% de chô­meurs), si l’on com­pare la situa­tion de Tour­nai à celle des villes de Wal­lo­nie situées le long de l’ancien sillon indus­triel Haine-Sambre-Meuse, Tour­nai n’est pas à plaindre : Mons (14% de non-Belges et 21% de chô­meurs), La Lou­vière (18% de non-Belges et 22% de chô­meurs), Char­le­roi (14% de non-Belges et 26% de chô­meurs) ou Liège (17% de non-Belges et 26% de chômeurs).

À par­tir de sep­tembre, de retour de vacances, c’était au tour du bourg­mestre de la Ville de Bruxelles de se répandre en mâles décla­ra­tions. Le 11 sep­tembre, dans une inter­view accor­dée au Stan­daard, Yvan Mayeur affir­mait ain­si que le chaos régnant dans le parc Maxi­mi­lien et autour de l’Office des étran­gers était « la consé­quence de la ges­tion xéno­phobe et anti-bruxel­loise menée à par­tir d’Anvers par le pré­sident de la N‑VA ».

« Complot flamand contre le PS »

Pour ce qui est de la com­mu­ni­ca­tion, on peut s’étonner que peu de com­men­ta­teurs poli­tiques fran­co­phones aient rele­vé que les res­pon­sables locaux du PS inter­pré­taient de toute évi­dence une même par­ti­tion, celle du « com­plot » contre les muni­ci­pa­li­tés wal­lonnes et bruxel­loises gérées par le PS. Pour peu, on en oubliait les levées de bou­cliers pro­vo­quées par les ini­tia­tives de Theo Fran­cken dans de nom­breuses com­munes fla­mandes, y com­pris celles admi­nis­trées par des bourg­mestres N‑VA, à com­men­cer par (à tout sei­gneur tout hon­neur) Bart De Wever en per­sonne et sa métro­pole anver­soise : certes, on est en droit de s’interroger sur la ten­ta­tion de la N‑VA de faire rendre gorge à la Ville de Bruxelles et plus glo­ba­le­ment à la Région de Bruxelles-Capi­tale. Mais il n’en reste pas moins que, dans l’interprétation de la sonate du « bou­clier fran­co­phone » contre « la Flandre » et « les libé­raux », c’est dans les rangs du PS que l’on trouve les meilleurs solistes depuis trente ans.

Une autre saillie du mayeur bruxel­lois semble être éga­le­ment pas­sée comme une lettre à la poste. Dans l’interview pré­ci­tée du Stan­daard, Yvan Mayeur fei­gnait s’interroger : « Com­ment se fait-il que les citoyens, les ONG et la Ville de Bruxelles s’occupent mieux des deman­deurs d’asile que le secré­taire d’État dont c’est pour­tant la compétence. »
Dans ces colonnes, nous nous sommes déjà posé la ques­tion de la récu­pé­ra­tion poli­tique éhon­tée de la détresse huma­ni­taire du parc Maxi­mi­lien par le PTB/PVDA. Mais que dire alors de sa « ges­tion » par la Ville de Bruxelles : ses attaques, le bourg­mestre de Bruxelles les a lan­cées le 11 sep­tembre, c’est-à-dire lors de sa pre­mière visite de l’immense cam­pe­ment impro­vi­sé et géré tant bien que mal par les béné­voles et les ONG depuis un mois3.

Dans ces cir­cons­tances, on est en droit de s’interroger sur la pas­si­vi­té, non seule­ment de la Ville de Bruxelles, mais aus­si du gou­ver­ne­ment de la Région de Bruxelles-Capi­tale, deux niveaux de pou­voir pré­si­dés par le PS… Certes, le N‑VA Theo Fran­cken a repous­sé au maxi­mum le moment néces­saire de la concer­ta­tion avec les pou­voirs local et régio­nal. Certes, ni la Ville ni la Région ne peuvent exer­cer les com­pé­tences fédé­rales du secré­taire d’État Fran­cken. Mais, sur le plan de l’ordre public, de l’aménagement de condi­tions d’accueil décentes pour ces mil­liers de deman­deurs d’asile accu­lés à dor­mir en plein air, et sachant que Theo Fran­cken n’allait pas faire montre de proac­ti­vi­té (c’est un euphé­misme), pour­quoi la Ville et la Région, toutes deux diri­gées par le PS, n’ont-elles pas pris des ini­tia­tives entrant, elles, dans leurs champs res­pec­tifs de compétences ?

Un match de boxe médiatisé pour projet confédéral

C’est bien simple, comme sur d’autres ques­tions, la N‑VA et le PS ont joué des muscles média­tiques dans leurs col­lèges élec­to­raux res­pec­tifs, tout en évi­tant le plus long­temps pos­sible de prendre des ini­tia­tives concrètes et d’en arri­ver à l’instant fati­dique : négo­cier et se concer­ter. Et les deux for­ma­tions poli­tiques sont arri­vées à leurs fins, à court terme du moins. Depuis le 14 sep­tembre, la concer­ta­tion est désor­mais assu­rée par un juge de ligne par ailleurs Pre­mier ministre de la Bel­gique fédé­rale, le ci-devant Charles Michel, ce der­nier étant char­gé de négo­cier en lieu et place de Theo Fran­cken avec la Ville de Bruxelles. Bref, le PS et la N‑VA n’ont pour l’instant pas eu à se mettre autour de la table.

En d’autres termes, dans cette misé­rable par­tie de cartes, les deman­deurs d’asile sont, à leur corps défen­dant, les « valets puants »4 d’une Bel­gique confé­dé­rale domi­née par le PS et la N‑VA. Tout concourt en effet à don­ner l’impression que, à la seule atten­tion de leurs élec­to­rats res­pec­tifs, cha­cun des deux poids lourds et cha­cun des niveaux de pou­voir est déter­mi­né à lais­ser « l’autre » se débrouiller, au risque de lais­ser pour­rir la situa­tion, voire de la rendre ingé­rable et explo­sive. Et, ce wee­kend des 19 et 20 sep­tembre, les débats poli­tiques et les inter­ven­tions sur les réseaux sociaux des uns des autres n’ont fait que confir­mer cette impression.

Mais, pas­sées les séquences de mus­cu­la­tion média­tique à l’usage res­pec­tif des « deux démo­cra­ties » (© Bart De Wever) qui se par­tagent la Bel­gique, la prise en charge poli­tique de l’afflux des réfu­giés du Moyen-Orient va bien­tôt devoir être assu­mée par les trois Régions, les deux grandes Com­mu­nau­tés et les pou­voirs locaux. Et c’est là que les choses vont se corser.

Les dilemmes de la N‑VA

En Flandre, la N‑VA semble a prio­ri coin­cée par le sta­tut poli­ti­que­ment incon­tour­nable qu’elle a acquis aux éche­lons fédé­ral et régio­nal. Il faut recon­naître que, ces dix der­nières années, l’une des rares contri­bu­tions posi­tives de l’Alliance néo-fla­mande à la recom­po­si­tion per­ma­nente du pay­sage poli­tique au nord de la fron­tière lin­guis­tique aura été le sipho­nage de la majeure par­tie (la plus friable) de l’électorat du Vlaams Belang et la réduc­tion de ce der­nier à son noyau his­to­rique et à son plan­cher élec­to­ral : extré­misme de droite, xéno­pho­bie et indé­pen­dan­tisme fla­mand. L’autre contri­bu­tion, mani­fes­te­ment plus incon­for­table pour la Bel­gique fran­co­phone, est la sta­bi­li­sa­tion rela­tive du pay­sage poli­tique fla­mand, avec une N‑VA réédi­tant trois scru­tins d’affilée un score régio­nal qui tourne autour des 30%.

Certes, selon le der­nier « baro­mètre » réa­li­sé par La La Libre/RTBF/Dedicated, la N‑VA serait en train de perdre une par­tie des élec­teurs arra­chés au Vlaams Belang, les­quels « retour­ne­raient au ber­cail ». Mais les pro­chaines élec­tions géné­rales (Fédé­ra­tion et Régions) auront lieu le prin­temps 2019 et ce n’est qu’à ce moment que l’on pour­ra éva­luer le degré de sta­bi­li­sa­tion du pay­sage fla­mand et la dura­bi­li­té de l’implantation élec­to­rale de la N‑VA. Mais, un autre double scru­tin s’annonce déjà : les élec­tions com­mu­nales et pro­vin­ciales d’octobre 2018. C’est en fonc­tion de ces deux échéances-là qu’il faut inter­pré­ter les atti­tudes média­tiques plus ou moins contras­tées de la N‑VA et de ses concur­rents fla­mands, mais aus­si celles des par­tis poli­tiques fran­co­phones, à com­men­cer par le PS.

Comme il ne fait aucun doute que l’écrasante majo­ri­té des deman­deurs d’asile ayant fui la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan obtien­dront en bonne et due forme le sta­tut de réfu­gié, les Régions (et les Com­mu­nau­tés, si l’on songe aux par­cours d’intégration) et les pou­voirs locaux vont « héri­ter » du dos­sier et les choses ne s’annoncent élec­to­ra­le­ment pas faciles.

En Flandre, un débat hystérisé

En Flandre, le débat fait déjà rage. Le 29 sep­tembre, Patrick Dewael, ténor d’un OpenVLD qui n’en peut plus de voir la N‑VA s’approprier son pro­gramme et son élec­to­rat, lan­çait une idée pour le moins heur­tante : le « ser­vice obli­ga­toire à la com­mu­nau­té » pour les réfu­giés, condi­tion sine qua non posée à l’octroi de droits sociaux aux­quels ils ont pour­tant léga­le­ment accès. Cette pro­po­si­tion, expri­mée dans les colonnes du Stan­daard, allait sus­ci­ter une levée de bou­cliers chez les socia­listes et les éco­lo­gistes fla­mands, et un malaise mani­feste dans les rangs du CD&V.

De son côté, Jean-Marie Dede­cker, le judo­ka poli­tique ouest-flan­drien, dis­si­dent de l’OpenVLD et ancienne loco­mo­tive élec­to­rale à lui seul, mul­ti­plie d’autant plus les tri­bunes dans la presse écrite que les der­niers scru­tins et les son­dages le ren­voient inva­ria­ble­ment aux marges du spectre poli­tique fla­mand. Le per­son­nage est sans doute mar­gi­na­li­sé, mais ses « idées » sont par­ta­gées (sur un ton plus poli­ti­que­ment cor­rect) par nombre de caciques de la N‑VA qui, comme lui, s’appuient sur le cor­pus euros­cep­tique et néo-conser­va­teur du phi­lo­sophe hol­lan­dais Thier­ry Bau­det. Jean-Marie Dede­cker, l’homme dont le slo­gan reste le gezond vers­tand (bon sens, sens com­mun) n’y va pas, lui, avec le dos de la cuiller : « Doit-on s’étonner que le Blanc Inquiet se pose des ques­tions sur l’importation effré­née de gens qui, au nom de leur reli­gion, veulent domi­ner sa propre culture. […] Après l’idée supra­na­tio­nale euro­péenne, une deuxième brèche s’est ouverte dans l’État-nation : le mul­ti­cul­tu­ra­lisme par l’immigration de masse. […] Aujourd’hui, avec la construc­tion d’un rideau de fer, les Hon­grois font exac­te­ment comme les Amé­ri­cains, qui dressent des kilo­mètres de clô­ture le long de la fron­tière mexi­caine ; comme les Juifs [sic], qui divisent Israël avec leur mur d’apartheid [sic ; comme les Espa­gnols, qui ont depuis long­temps cein­tu­ré de bar­be­lés les enclaves de Melil­la et Ceuta. »

Quant à la N‑VA, on l’a vu, elle souffle le chaud et le froid, for­cée qu’elle est de pra­ti­quer le grand écart entre quatre viviers élec­to­raux. Le pre­mier est consti­tué des natio­na­listes conser­va­teurs issus de l’aile droite de l’ancienne Volk­su­nie et acquis aux thèses confé­dé­ra­listes de la N‑VA. Le deuxième brasse des classes moyennes jeunes, indé­pen­dantes et « entre­pre­nantes » séduites par son dis­cours « répu­bli­cain » et « hors sys­tème belge ». Le troi­sième est le patro­nat fla­mand (repré­sen­té par le Voka) qui, en oppo­si­tion fron­tale aux pos­tures sécu­ri­taires et Nim­by adop­tées par l’OpenVLD et la N‑VA, demande de tout faire pour faci­li­ter l’entrée des deman­deurs d’asile sur le mar­ché de l’emploi, moyen­nant, évi­dem­ment, sa déré­gu­la­tion accrue. Le qua­trième et der­nier est le plus récent et, comme on l’a vu, agrège vaille que vaille d’anciens élec­teurs ultra­na­tio­na­listes et xéno­phobes du Vlaams Belang. À moyen terme, c’est peu dire qu’il va deve­nir de plus en plus dif­fi­cile pour la N‑VA de conti­nuer à impu­ter ses errances poli­tiques au « sys­tème belge » ou aux Sos­sen (les Socia­los, sous-enten­du wallons).

En Wallonie, silence au balcon

En Bel­gique fran­co­phone, et tout par­ti­cu­liè­re­ment en Wal­lo­nie, le débat est à l’heure actuelle inexis­tant. En fait, il est tout sim­ple­ment élu­dé. Confor­ta­ble­ment assis au bal­con, le gou­ver­ne­ment wal­lon (PS-CDH) se contente de regar­der les déboires bruxel­lois et fédé­raux, d’étriller le MR (seul par­ti fran­co­phone pré­sent dans le gou­ver­ne­ment fédé­ral) et de dénon­cer à peu de frais les dis­cours qui semblent domi­ner en Flandre. On a l’impression que, vus de la cita­delle de Namur, les « valets puants » ne sont pour l’instant qu’une affaire cir­cons­crite à Bruxelles et à l’unique charge du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Mais cette posi­tion d’observateur ne sera plus tenable lorsqu’il s’agira d’organiser et de répar­tir l’accueil per­ma­nent des réfu­giés, non seule­ment entre les 19 baron­nies de Bruxelles-Capi­tale, mais aus­si entre les villes et agglo­mé­ra­tions de Wallonie.

Déjà, on sent poindre un cer­tain malaise au sein des sec­tions locales du PS, à mesure que se mul­ti­plient les décla­ra­tions xéno­phobes de man­da­taires locaux, décla­ra­tions qui ne sont plus le seul fait de libé­raux déso­rien­tés ou de membres du Par­ti popu­laire. Lorsque vien­dra son tour de prendre des déci­sions poli­tiques sur l’accueil des réfu­giés, com­ment se posi­tion­ne­ra le gou­ver­ne­ment wal­lon par rap­port au gou­ver­ne­ment fédé­ral et même par rap­port au « petit frère » bruxel­lois. Com­ment Paul Magnette (pour prendre un exemple au hasard) par­vien­dra-t-il à jon­gler avec sa double cas­quette de ministre-pré­sident de la Région wal­lonne et de bourg­mestre de Charleroi ?

Le précédent de 1994

Au vu de leur contre-per­for­mance lors des élec­tions géné­rales de mai 2014 et s’ils n’ont pas la mémoire courte, les cadors du PS et « l’Empereur du Bou­le­vard » doivent se sou­ve­nir d’un rude automne 1994. Cette année-là, l’extrême droite avait enre­gis­tré des suc­cès inat­ten­dus dans les bas­tions socia­listes répu­tés inex­pug­nables de Liège, Mons, Char­le­roi et La Lou­vière. À Char­le­roi, le fan­to­ma­tique Front natio­nal de Daniel Feret récol­tait 11% des suf­frages expri­més. À Liège, épi­centre prin­ci­pau­taire et his­to­rique de la reven­di­ca­tion auto­no­miste wal­lonne, si le FN bel­gi­cain et xéno­phobe ne recueillait que 5% des suf­frages, un mou­ve­ment natio­na­liste et fas­ciste wal­lon (Agir) en raflait quant à lui 6%, soit un total de 11% pour l’extrême droite liégeoise. 

C’était il y a deux décen­nies. En ce temps-là, le PS se débat­tait dans un scan­dale Agus­ta qui allait mettre un terme à la car­rière de toute une géné­ra­tion d’hommes poli­tiques socia­listes, notam­ment à celle de Guy Spi­taels. En ce temps-là éga­le­ment, des centres d’asile com­men­çaient à être implan­tés en Wal­lo­nie. Et c’est à La Lou­vière que, pour le PS, le FN avait effec­tué sa per­cée la plus trau­ma­ti­sante en obte­nant 15% des suf­frages. A prio­ri, rien ne dis­tin­guait La Lou­vière de Liège ou Char­le­roi, des agglo­mé­ra­tions qui n’en avaient pas fini d’essuyer les plâtres du pro­ces­sus de dés­in­dus­tria­li­sa­tion et de dés­in­ves­tis­se­ment qui frap­pait tout le sillon Haine-Sambre-Meuse. Rien, sauf un détail : il était ques­tion d’implanter un centre d’asile sur le site d’une entre­prise métal­lur­gique tom­bée en faillite en 1988…

Quatre défis et deux démocraties

Dans les années à venir, les « confé­dé­rés » de la N‑VA et du PS, et leurs par­te­naires de coa­li­tion res­pec­tifs, vont être confron­tés à un qua­druple défi. Le pre­mier sera d’atteindre les objec­tifs de rat­tra­page bud­gé­taire ins­crits dans la sixième réforme de l’État, un défi beau­coup plus lourd à sup­por­ter à Bruxelles-Capi­tale et en Wal­lo­nie qu’en Flandre. Le deuxième sera d’absorber les contre­coups des poli­tiques fédé­rales d’austérité bud­gé­taire et d’«activation » des sans-emplois. Le troi­sième défi consis­te­ra à ins­tal­ler ceux qui, par­mi les réfu­giés, ne retour­ne­ront pas de sitôt dans leurs pays détruits, et par consé­quent réflé­chir à des par­cours d’intégration struc­tu­rés et valo­ri­sants (ce qui n’est le cas ni à Bruxelles-Capi­tale ni en Wallonie).

Le qua­trième défi est d’ordre éthique, poli­tique et iden­ti­taire : « relier » socia­le­ment les nou­veaux venus et les « deux démo­cra­ties » d’accueil. Pour rele­ver ce der­nier défi, il fau­dra beau­coup de force de convic­tion et de per­sua­sion à toutes les for­ma­tions poli­tiques (PS com­pris) pour faire de l’accueil des réfu­giés un enjeu civi­li­sa­tion­nel et moral. Pour cela, ce n’est pas de spé­cia­listes en plom­be­rie et rafis­to­lage ins­ti­tu­tion­nels dont nous aurons besoin, mais d’hommes poli­tiques capables de déve­lop­per des visions qui dépassent les contin­gences élec­to­rales de court terme.

  1. Agapes bour­gui­gnonnes. En Hol­lande (Pays-Bas), par oppo­si­tion à une sobrié­té cal­vi­niste toute rela­tive, c’est ain­si qu’on qua­li­fie volon­tiers le mode de vie davan­tage « brue­ghe­lien » des pro­vinces méri­dio­nales et catho­liques du royaume oran­giste (Flandre zélan­daise, Nord-Bra­bant et Lim­bourg) et, bien sûr, de la Bel­gique toutes régions et langues confondues.
  2. En argot anver­sois, le garde-cham­pêtre, équi­valent du cham­pète wallon.
  3. Deux semaines aupa­ra­vant, un inter­naute bruxel­lois pos­tait sur son mur Face­book une pho­to accom­pa­gnée de ce com­men­taire : « Cou­leur Café, début juillet : un cam­ping autour du thème “zen”, pro­pret et cou­vert, avec des sani­taires et même des douches pro­vi­soires. À moins de 500 mètres de là, la Ville de Bruxelles ferme aujourd’hui les yeux sur une situa­tion huma­ni­taire catas­tro­phique : les réfu­giés campent dans la boue, sans eau cou­rante, sans sani­taires, au milieu des pou­belles qui débordent, tentent de trou­ver une place dans des tentes qui leur sont appor­tées par des par­ti­cu­liers. Mayeur, Per­ai­ta : où sont-ils aujourd’hui ». Pas­cale Per­ai­ta est la pré­si­dente (PS) du CPAS de la Ville de Bruxelles et l’heureuse titu­laire de 26 man­dats publics.
  4. Jeu de cartes éga­le­ment appe­lé « pouilleux » en Wal­lo­nie. Les joueurs retirent tous les valets, sauf le valet de pique : le « valet puant » ou « pouilleux ». Celui qui, en fin de par­tie, n’a pas pu s’en débar­ras­ser a perdu.

Delagrange


Auteur

Pierre Delagrange est historien, politologue et traducteur néerlandais-français et afrikaans-français. Spécialiste de l'Histoire politique et sociale des {Pays-Bas/Belgiques} (Benelux actuel), il travaille particulièrement sur la {Question belge} et les dynamiques identitaires et politiques flamandes, wallonnes et bruxelloises.