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Les musulmans font-ils de bons boucs émissaires ?
L’infréquentable Anathème ose tout… et se demande : “qui va-t-on encore pouvoir rendre responsable de tous nos maux ?”
Dans notre société privée de repères, il faut saisir chaque occasion de tisser des liens, de restaurer des valeurs, de ressusciter l’esprit de clan. Aussi est-ce avec enthousiasme que j’ai vu se multiplier, ces dernières années, les mises en cause de tout ce qui touchait à la religion musulmane. Tel un feu de camp autour duquel la tribu se serre, se racontant des histoires effrayantes, les attaques contre l’islam nous réchauffent les membres — c’est que ça demande des efforts, une ratonnade ou un harcèlement en ligne — et, surtout, le cœur.
Conscient du fait que la restauration de la cohésion sociale nécessite l’implication de chacun, j’ai fait feu de tout bois. Le sapin de Noël était-il remplacé par une sculpture contemporaine ? C’était la faute aux musulmans ! La saison touristique était-elle médiocre ? C’était dû à l’invasion de burkinis sur les plages ! Les vieux de mon quartier craignaient-ils de sortir à la nuit tombée ? C’était la faute des jeunes musulmans ! L’enseignement vivait-il des heures difficiles ? C’était à cause des élèves musulmans ! Subissions-nous des attentats ? C’était du fait des femmes voilées prosélytes d’un salafisme rigoriste !
J’ai donc saisi chaque occasion pour m’en prendre à ces si utiles boucs émissaires. Rien ne m’a fait hésiter, ni la recrudescence des actes islamophobes (on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs), ni la montée des extrémismes de droite (il ne s’agit que d’un réflexe d’autodéfense), ni les discours des spécialistes qui appelaient à la nuance et à un effort de compréhension des réalités sociales et culturelles, au-delà des stéréotypes (ça aurait gâché tous nos efforts), ni la diversité des pratiques liées à l’islam (les islamistes sont musulmans, donc l’inverse est vrai également).
Bref, quand la pandémie a frappé à la porte, j’étais lancé : la menace musulmane était omniprésente, ils œuvraient dans l’ombre à faire tomber nos régimes démocratiques en se voilant la tête, en mangeant de la viande halal ou en portant la barbe, il convenait donc de les priver de leurs libertés fondamentales et de dénoncer leur emprise.
Et là, déception ! Soudain, je me cachais le visage dans l’espace public — en contravention avec la législation « anti-burqa » que j’avais applaudie quelques années plus tôt —, je refusais de serrer la main de quiconque — alors que j’avais réclamé maints licenciements sur cette base — et j’évitais tout contact avec les gens étrangers à ma communauté — moi qui avais tant de fois stigmatisé la répugnance des musulmans à se mêler à nous. Pire encore, nous étions frappés par un mal terrible dont la responsabilité semblait impossible à imputer aux musulmans.
Comprenons-nous : ce n’est pas que je n’éprouvais aucune sympathie pour l’idée d’un virus artificiellement créé par les Chinois, dans un laboratoire à Wuhan, mais j’avoue que je ressentais une certaine déception, comme un sentiment d’inachèvement. Bien entendu, j’ai essayé de poser des questions : était-ce réellement par hasard que les pays du Maghreb semblaient moins souffrir du virus que les nôtres ? Pouvait-on réellement exclure que celui-ci se soit échappé d’un ancien laboratoire de Saddam Hussein consacré aux armes bactériologiques ? Étions-nous réellement certains que les musulmans ne remplaçaient pas le porc par du pangolin dans les saucisses de campagne?… En vain. Grâce à nous, tout le monde était tellement convaincu de la nullité des musulmans que personne ne les croyait capables d’avoir ourdi un tel complot pour mettre nos civilisations à genoux. La ceinture d’explosifs artisanaux, oui, le laboratoire de génie génétique, non. Bien entendu, la stigmatisation par certains des jeunes et des quartiers pauvres (bourrés de musulmans) comme vecteurs de la pandémie fut une forme de consolation, mais rien qui pût faire passer l’idée que nous avions manqué une grande occasion de faire de l’islam une incarnation du mal absolu.
« Qu’importe », vous direz-vous peut-être?… C’est en fait dramatique : imaginez que cette crise fasse prendre conscience de l’unité du genre humain, que le nombre de morts dus à l’épidémie pousse à investir dans la solidarité ou que des musulmans fassent montre de compassion et de sens de l’intérêt général, des années de labeur pourraient être réduites à néant.
Il ne manquerait plus que de devoir admettre que le réchauffement climatique n’est pas un complot des écologistes pour nous faire revenir au temps de la bougie et du char à bœufs, qu’il est un immense péril pour nos sociétés et que les musulmans, une fois de plus, n’y sont pour rien… l’échec serait alors complet.
Et pourtant, en fin de compte, n’est-ce pas l’ultime preuve de ce que les musulmans ne sont bons à rien : ils ne font même pas de bons boucs émissaires ? Les boucs émissaires aussi, c’était mieux avant.