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Les musulmans font-ils de bons boucs émissaires ?

Blog - Anathème - crise musulman.e par Anathème

novembre 2020

L’in­fré­quen­table Ana­thème ose tout… et se demande : “qui va-t-on encore pou­voir rendre res­pon­sable de tous nos maux ?”

Anathème

Dans notre socié­té pri­vée de repères, il faut sai­sir chaque occa­sion de tis­ser des liens, de res­tau­rer des valeurs, de res­sus­ci­ter l’esprit de clan. Aus­si est-ce avec enthou­siasme que j’ai vu se mul­ti­plier, ces der­nières années, les mises en cause de tout ce qui tou­chait à la reli­gion musul­mane. Tel un feu de camp autour duquel la tri­bu se serre, se racon­tant des his­toires effrayantes, les attaques contre l’islam nous réchauffent les membres — c’est que ça demande des efforts, une raton­nade ou un har­cè­le­ment en ligne — et, sur­tout, le cœur.

Conscient du fait que la res­tau­ra­tion de la cohé­sion sociale néces­site l’implication de cha­cun, j’ai fait feu de tout bois. Le sapin de Noël était-il rem­pla­cé par une sculp­ture contem­po­raine ? C’était la faute aux musul­mans ! La sai­son tou­ris­tique était-elle médiocre ? C’était dû à l’invasion de bur­ki­nis sur les plages ! Les vieux de mon quar­tier crai­gnaient-ils de sor­tir à la nuit tom­bée ? C’était la faute des jeunes musul­mans ! L’enseignement vivait-il des heures dif­fi­ciles ? C’était à cause des élèves musul­mans ! Subis­sions-nous des atten­tats ? C’était du fait des femmes voi­lées pro­sé­lytes d’un sala­fisme rigoriste !

J’ai donc sai­si chaque occa­sion pour m’en prendre à ces si utiles boucs émis­saires. Rien ne m’a fait hési­ter, ni la recru­des­cence des actes isla­mo­phobes (on ne fait pas d’omelettes sans cas­ser des œufs), ni la mon­tée des extré­mismes de droite (il ne s’agit que d’un réflexe d’autodéfense), ni les dis­cours des spé­cia­listes qui appe­laient à la nuance et à un effort de com­pré­hen­sion des réa­li­tés sociales et cultu­relles, au-delà des sté­réo­types (ça aurait gâché tous nos efforts), ni la diver­si­té des pra­tiques liées à l’islam (les isla­mistes sont musul­mans, donc l’inverse est vrai également).

Bref, quand la pan­dé­mie a frap­pé à la porte, j’étais lan­cé : la menace musul­mane était omni­pré­sente, ils œuvraient dans l’ombre à faire tom­ber nos régimes démo­cra­tiques en se voi­lant la tête, en man­geant de la viande halal ou en por­tant la barbe, il conve­nait donc de les pri­ver de leurs liber­tés fon­da­men­tales et de dénon­cer leur emprise.

Et là, décep­tion ! Sou­dain, je me cachais le visage dans l’espace public — en contra­ven­tion avec la légis­la­tion « anti-bur­qa » que j’avais applau­die quelques années plus tôt —, je refu­sais de ser­rer la main de qui­conque — alors que j’avais récla­mé maints licen­cie­ments sur cette base — et j’évitais tout contact avec les gens étran­gers à ma com­mu­nau­té — moi qui avais tant de fois stig­ma­ti­sé la répu­gnance des musul­mans à se mêler à nous. Pire encore, nous étions frap­pés par un mal ter­rible dont la res­pon­sa­bi­li­té sem­blait impos­sible à impu­ter aux musulmans. 

Com­pre­nons-nous : ce n’est pas que je n’éprouvais aucune sym­pa­thie pour l’idée d’un virus arti­fi­ciel­le­ment créé par les Chi­nois, dans un labo­ra­toire à Wuhan, mais j’avoue que je res­sen­tais une cer­taine décep­tion, comme un sen­ti­ment d’inachèvement. Bien enten­du, j’ai essayé de poser des ques­tions : était-ce réel­le­ment par hasard que les pays du Magh­reb sem­blaient moins souf­frir du virus que les nôtres ? Pou­vait-on réel­le­ment exclure que celui-ci se soit échap­pé d’un ancien labo­ra­toire de Sad­dam Hus­sein consa­cré aux armes bac­té­rio­lo­giques ? Étions-nous réel­le­ment cer­tains que les musul­mans ne rem­pla­çaient pas le porc par du pan­go­lin dans les sau­cisses de cam­pagne?… En vain. Grâce à nous, tout le monde était tel­le­ment convain­cu de la nul­li­té des musul­mans que per­sonne ne les croyait capables d’avoir our­di un tel com­plot pour mettre nos civi­li­sa­tions à genoux. La cein­ture d’explosifs arti­sa­naux, oui, le labo­ra­toire de génie géné­tique, non. Bien enten­du, la stig­ma­ti­sa­tion par cer­tains des jeunes et des quar­tiers pauvres (bour­rés de musul­mans) comme vec­teurs de la pan­dé­mie fut une forme de conso­la­tion, mais rien qui pût faire pas­ser l’idée que nous avions man­qué une grande occa­sion de faire de l’islam une incar­na­tion du mal absolu.

« Qu’importe », vous direz-vous peut-être?… C’est en fait dra­ma­tique : ima­gi­nez que cette crise fasse prendre conscience de l’unité du genre humain, que le nombre de morts dus à l’épidémie pousse à inves­tir dans la soli­da­ri­té ou que des musul­mans fassent montre de com­pas­sion et de sens de l’intérêt géné­ral, des années de labeur pour­raient être réduites à néant.

Il ne man­que­rait plus que de devoir admettre que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique n’est pas un com­plot des éco­lo­gistes pour nous faire reve­nir au temps de la bou­gie et du char à bœufs, qu’il est un immense péril pour nos socié­tés et que les musul­mans, une fois de plus, n’y sont pour rien… l’échec serait alors complet.

Et pour­tant, en fin de compte, n’est-ce pas l’ultime preuve de ce que les musul­mans ne sont bons à rien : ils ne font même pas de bons boucs émis­saires ? Les boucs émis­saires aus­si, c’était mieux avant.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.