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Les inégalités sont-elles une fatalité ?
C’est peu dire que “le Capital au XXIe siècle” de Thomas Piketty fit forte impression au point qu’il remit la question des inégalités à l’ordre du jour que ce soit à Washington (Fonds monétaire international), à Francfort (Banque centrale européenne), à Davos (Forum économique mondial) ou à Paris (OCDE). Seuls résistent encore à cette lame de fond les eurocrates du Rond-point […]
C’est peu dire que “le Capital au XXIe siècle” de Thomas Piketty fit forte impression au point qu’il remit la question des inégalités à l’ordre du jour que ce soit à Washington (Fonds monétaire international), à Francfort (Banque centrale européenne), à Davos (Forum économique mondial) ou à Paris (OCDE). Seuls résistent encore à cette lame de fond les eurocrates du Rond-point Schuman.
La loi de Piketty
De son analyse minutieuse des données statistiques, Thomas Piketty tire deux lois générales concernant l’évolution des inégalités. L’une d’entre elles énonce que les inégalités tendront à augmenter dans un pays frappé d’une faible croissance économique, suffisamment faible que pour être inférieure au taux de rentabilité financière des capitaux placés dans l’immobilier, sur le marché des actions, etc. « Un pays qui épargne beaucoup et qui croît lentement accumule dans le long terme un énorme stock de capital – ce qui en retour peut avoir des conséquences considérables sur la structure sociale et la répartition des richesses dans le pays en question. Disons-le autrement : dans une société en quasi-stagnation, les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance démesurée. » (p.263)
Et Piketty de se livrer à un exercice de prospective à partir de deux grandes hypothèses. Il projette un ralentissement de l’économie mondiale dont le taux de croissance « passer[ait] de plus de 3 % par an actuellement à tout juste 1,5 % dans la seconde moitié du XXIe siècle ». Complémentairement, il s’attend à une stabilisation du « taux d’épargne autour de 10 % à long terme. Dans ces conditions, le rapport capital/revenu [qui correspond à la taille du gâteau à se partager] au niveau mondial devrait fort logiquement continuer de croître et pourrait s’approcher de 700 % au cours du XXIe siècle, soit approximativement le niveau observé en Europe à la Belle Epoque et aux XVIIIe et XIXe siècles. » (p.310) Alors que l’on se plaint déjà des fortes inégalités, il s’agit d’un niveau 1,5 fois plus élevé que le niveau actuel. Cela en dit long quant à la concentration attendue des richesses et du pouvoir.
(A titre de comparaison, ce ratio se situait dans la fourchette 150 – 300 % pour la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni entre 1950 et 1979. En 2010, il s’établissait grimpé à 400 – 600 % pour ces mêmes pays.)
Ces hypothèses sont loin d’être farfelues : dans des projections à l’horizon 2060 que nous avions déjà examinées (ici), l’OCDE admettait également que la croissance était vouée à ralentir en moyenne. De même, dans les projections à long terme qu’elle utilise — et que l’on peut considérer comme étant optimistes — pour estimer le coût du vieillissement de la population, la Commission projette un taux de croissance annuel moyen d’ici à 2060 de 1,3 % pour la zone euro, mais de 0,7 % pour la Grèce et de 1 % pour l’Allemagne, (rassurez-vous : pour la Belgique, 1,7 %). Doit-on se résoudre à vivre dans les conditions de vie décrites par les Dickens et Zola ?
L’échappatoire « σ » de Jackson et Victor
L’anglais Tim Jackson à qui l’on doit le plaidoyer « Prospérité sans croissance » et son comparse canadien, Peter Victor, ont démontré (ici) que Thomas Piketty avait conclu un peu hâtivement que la montée des inégalités était inévitable dans une société subissant un ralentissement économique pendant de nombreuses années.
Tout dépend en réalité de ce que les économistes nomment l’élasticité de substitution entre le travail et le capital. Plus prosaïquement, ce terme renvoie à la facilité avec laquelle des travailleurs peuvent être remplacés par des machines lorsque le coût relatif de celles-ci diminuent au point de rendre les travailleurs trop coûteux. Cela est bien le cas lorsque l’élasticité notée σ (lisez : « sigma ») est supérieure à l’unité ; par contre, lorsqu’elle est inférieure à l’unité, cette opération ne fonctionne plus.
Piketty fonde implicitement son raisonnement sur une élasticité supérieure à l’unité. Cela n’est même pas discuté dans son ouvrage de plus de 900 pages, probablement parce que cela résulte de l’observation de l’évolution des sociétés humaines où l’élasticité a augmenté à mesure que la technologie progressait. Ainsi, depuis plusieurs années, l’automatisation et la numérisation mettent de plus en plus de travailleurs sur la touche dans les pays riches. Cela va des bornes automatiques qui remplacent le personnel au guichet des banques, des gares ou des cinémas en passant par les sites internet de comparaison des prix qui rendent désuètes les agences de voyage, etc. Les « progrès » en matière de robotisation et d’intelligence artificielle sont tels que la moitié de nos emplois seraient menacés ! C’est dire à quel point la substitution entre capital et travail est importante.
Jackson et Victor considèrent qu’il est possible d’échapper à cette fatalité en faisant en sorte de ramener σ sous l’unité. Il en résulterait au fil du temps une diminution de la part des revenus totaux découlant des revenus du capital uniquement. Par conséquent, les inégalités se réduiraient parce que les détenteurs des machines et les actionnaires seraient, dans l’ensemble, moins bien rémunérés. Parvenir à ce résultat nécessite de repenser la structure technologique de nos économies et les institutions économiques, politiques et administratives ainsi que d’axer nos économies sur les secteurs qui recourent de manière intensive à la main-d’œuvre et, ajoutons-nous, qui ne reposent pas sur des opérations routinières, lesquelles sont aisément remplaçables par des robots et ordinateurs. C’est le cas de l’artisanat, du secteur de la santé (les seniors représentaient 13,9 % de la population européenne en 1991, 17,5 % en 2011 et cette rapide augmentation relative pourrait culminer en 2060 avec 29,5 !) et la culture (ce secteur employant en 2012 en Belgique , 60.000 personnes, soit davantage que le secteur de la chimie ou l’assemblage de voitures (chacun environ 43.500). Ce sont des emplois souvent non-délocalisables et qui, par nature, sont caractérisés par de faibles gains de productivité, lesquels sont une des mamelles de la croissance. D’ailleurs, la notion même de productivité n’est plus pertinente ici : comment mesurer la productivité d’un travailleur social, d’un artiste, ou même d’un chercheur ?
Quid des limites de la Planète ?
Jackson et Victor n’abordent pas deux facteurs sur lesquels nos sociétés occidentales ont relativement peu de prises et qui viennent limiter cette possibilité de substitution.
Pointons d’abord la rareté des ressources dont sont coutumiers les pays européens chichement dotés en ressources naturelles : seulement 9 % des matières premières utilisées en Europe sont issus du territoire européen. Pour une vingtaine de matières premières qualifiées de critiques par un groupe d’experts réunis par la Commission européenne et qui sont cruciales pour le déploiement des technologies environnementales et la mise au point d’équipements médicaux dernier cri notamment, l’Europe est dépendante du reste du monde à 97 % ! Pour plus de la moitié de ces matières, pas le moindre kilogramme n’est extrait ou produit sur notre continent.
Ces ressources sont déjà qualifiées de critiques aujourd’hui en raison des risques qui pèsent sur leur approvisionnement par les pays européens. Mais, dans le plus long terme, d’autres ressources atteindront un pic ou un plateau de production avant de décliner. Si le pétrole vient immédiatement à l’esprit, d’autres comme le zinc, l’aluminium ou le plomb viendront à manquer au cours des prochaines décennies. Et quand bien même de nouvelles réserves seraient découvertes et exploitées à un coût énergétique raisonnable (ce qui est peu vraisemblable : 10 % de l’énergie mondiale étant déjà consommés par les industries minière et métallurgique), cela ne suffirait certainement pas à combler les besoins de toute la Planète, à cause de la forte demande des pays émergents.
Ce problème de la rareté se double d’un risque géopolitique d’approvisionnement : à quelques exceptions près, les ressources critiques sont, à plus de 70%, concentrées dans les mains de trois pays (qui varient selon la ressource considérée) dont le reste du monde (et pas que l’Europe) est dépendant ! Certains de ces pays pourraient avoir un intérêt à en limiter l’accès pour approvisionner de manière préférentielle (voire exclusive) leurs propres industries nationales ou pour faire pression sur d’autres pays afin d’obtenir quelque chose d’eux (comme cela semble avoir été le cas lorsque la Chine a décrété un embargo sur les terres rares à destination du Japon de manière à obtenir la libération d’un capitaine de marine chinois !). Imagine-t-on que pour sauver le régime de Bachar Al-Assad et préserver ses intérêts en Mer Méditerranée ou avoir les mains définitivement libres en Ukraine, Vladimir Poutine menace les Occidentaux de ne plus exporter de tungstène, de germanium, de borate ou d’antimoine ?
Ce danger ne se limite pas aux seules ressources dites « critiques ». Il concerne également d’autres ressources comme, outre les terres rares (produites à 97 % en Chine), le lithium (Bolivie et Chili principalement), le zinc (Australie, Chine, Pérou), etc.
Epuisement des ressources Vs épuisement des personnes
Mais quel est donc le lien entre la rareté croissante des ressources et les inégalités ? Cette digression n’avait d’autre but que d’illustrer le fait que des ressources nécessaires à la robotisation et à des technologies de plus en plus sophistiquées seront moins disponibles, voire plus du tout à un coût énergétique raisonnable. Cela sera un frein à la poursuite de la substitution du travail par des machines. Pour l’exprimer dans les termes de Jackson et de Victor, le σ qui est aujourd’hui supérieur à 1 passerait sous l’unité. Le « second âge de la machine » prophétisé par Erik Brynjolfsson et Andrew MacAfee pourrait ainsi ne jamais advenir. Pas plus d’ailleurs que la troisième révolution industrielle préconisée par Jeremy Rifkin.
Ainsi, une certaine frugalité en ressources, qu’elle soit imposée comme contrainte exogène ou résulte d’un choix délibéré, pourrait bien être la voie la plus efficace pour réduire les inégalités, et ce pour la bonne raison que ce scénario n’est pas tributaire d’un choix politique ! Cyniquement, les partisans d’une plus grande égalité sociale pourraient avoir intérêt à ce que des régimes politiques nationalistes et tournant le dos au commerce international se succèdent et à ce que les ressources continuent à être gaspillées sur la planète.
Ces quelques éléments mis bout à bout illustrent que, dans un monde interconnecté tel que le nôtre, il est insensé de considérer séparément les luttes sociales, les mouvements environnementalistes et la démocratisation à l’échelle planétaire et de ne pas les combiner dans une démarche dynamique s’inscrivant dans le moyen-long terme.