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Les inégalités sont-elles une fatalité ?

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

octobre 2015

C’est peu dire que “le Capi­tal au XXIe siècle” de Tho­mas Piket­ty fit forte impres­sion au point qu’il remit la ques­tion des inéga­li­tés à l’ordre du jour que ce soit à Washing­ton (Fonds moné­taire inter­na­tio­nal), à Franc­fort (Banque cen­trale euro­péenne), à Davos (Forum éco­no­mique mon­dial) ou à Paris (OCDE). Seuls résistent encore à cette lame de fond les euro­crates du Rond-point […]

C’est peu dire que “le Capi­tal au XXIe siècle” de Tho­mas Piket­ty fit forte impres­sion au point qu’il remit la ques­tion des inéga­li­tés à l’ordre du jour que ce soit à Washing­ton (Fonds moné­taire inter­na­tio­nal), à Franc­fort (Banque cen­trale euro­péenne), à Davos (Forum éco­no­mique mon­dial) ou à Paris (OCDE). Seuls résistent encore à cette lame de fond les euro­crates du Rond-point Schuman.

La loi de Piketty

De son ana­lyse minu­tieuse des don­nées sta­tis­tiques, Tho­mas Piket­ty tire deux lois géné­rales concer­nant l’é­vo­lu­tion des inéga­li­tés. L’une d’entre elles énonce que les inéga­li­tés ten­dront à aug­men­ter dans un pays frap­pé d’une faible crois­sance éco­no­mique, suf­fi­sam­ment faible que pour être infé­rieure au taux de ren­ta­bi­li­té finan­cière des capi­taux pla­cés dans l’im­mo­bi­lier, sur le mar­ché des actions, etc. « Un pays qui épargne beau­coup et qui croît len­te­ment accu­mule dans le long terme un énorme stock de capi­tal – ce qui en retour peut avoir des consé­quences consi­dé­rables sur la struc­ture sociale et la répar­ti­tion des richesses dans le pays en ques­tion. Disons-le autre­ment : dans une socié­té en qua­si-stag­na­tion, les patri­moines issus du pas­sé prennent natu­rel­le­ment une impor­tance déme­su­rée. » (p.263)
Et Piket­ty de se livrer à un exer­cice de pros­pec­tive à par­tir de deux grandes hypo­thèses. Il pro­jette un ralen­tis­se­ment de l’économie mon­diale dont le taux de crois­sance « passer[ait] de plus de 3 % par an actuel­le­ment à tout juste 1,5 % dans la seconde moi­tié du XXIe siècle ». Com­plé­men­tai­re­ment, il s’attend à une sta­bi­li­sa­tion du « taux d’é­pargne autour de 10 % à long terme. Dans ces condi­tions, le rap­port capital/revenu [qui cor­res­pond à la taille du gâteau à se par­ta­ger] au niveau mon­dial devrait fort logi­que­ment conti­nuer de croître et pour­rait s’ap­pro­cher de 700 % au cours du XXIe siècle, soit approxi­ma­ti­ve­ment le niveau obser­vé en Europe à la Belle Epoque et aux XVIIIe et XIXe siècles. » (p.310) Alors que l’on se plaint déjà des fortes inéga­li­tés, il s’agit d’un niveau 1,5 fois plus éle­vé que le niveau actuel. Cela en dit long quant à la concen­tra­tion atten­due des richesses et du pouvoir.
(A titre de com­pa­rai­son, ce ratio se situait dans la four­chette 150 – 300 % pour la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni entre 1950 et 1979. En 2010, il s’établissait grim­pé à 400 – 600 % pour ces mêmes pays.)
Ces hypo­thèses sont loin d’être far­fe­lues : dans des pro­jec­tions à l’ho­ri­zon 2060 que nous avions déjà exa­mi­nées (ici), l’OCDE admet­tait éga­le­ment que la crois­sance était vouée à ralen­tir en moyenne. De même, dans les pro­jec­tions à long terme qu’elle uti­lise — et que l’on peut consi­dé­rer comme étant opti­mistes — pour esti­mer le coût du vieillis­se­ment de la popu­la­tion, la Com­mis­sion pro­jette un taux de crois­sance annuel moyen d’ici à 2060 de 1,3 % pour la zone euro, mais de 0,7 % pour la Grèce et de 1 % pour l’Allemagne, (ras­su­rez-vous : pour la Bel­gique, 1,7 %). Doit-on se résoudre à vivre dans les condi­tions de vie décrites par les Dickens et Zola ?

L’échappatoire « σ » de Jackson et Victor

L’an­glais Tim Jack­son à qui l’on doit le plai­doyer « Pros­pé­ri­té sans crois­sance » et son com­parse cana­dien, Peter Vic­tor, ont démon­tré (ici) que Tho­mas Piket­ty avait conclu un peu hâti­ve­ment que la mon­tée des inéga­li­tés était inévi­table dans une socié­té subis­sant un ralen­tis­se­ment éco­no­mique pen­dant de nom­breuses années.
Tout dépend en réa­li­té de ce que les éco­no­mistes nomment l’é­las­ti­ci­té de sub­sti­tu­tion entre le tra­vail et le capi­tal. Plus pro­saï­que­ment, ce terme ren­voie à la faci­li­té avec laquelle des tra­vailleurs peuvent être rem­pla­cés par des machines lorsque le coût rela­tif de celles-ci dimi­nuent au point de rendre les tra­vailleurs trop coû­teux. Cela est bien le cas lorsque l’é­las­ti­ci­té notée σ (lisez : « sig­ma ») est supé­rieure à l’u­ni­té ; par contre, lorsqu’elle est infé­rieure à l’unité, cette opé­ra­tion ne fonc­tionne plus.
Piket­ty fonde impli­ci­te­ment son rai­son­ne­ment sur une élas­ti­ci­té supé­rieure à l’unité. Cela n’est même pas dis­cu­té dans son ouvrage de plus de 900 pages, pro­ba­ble­ment parce que cela résulte de l’observation de l’évolution des socié­tés humaines où l’élasticité a aug­men­té à mesure que la tech­no­lo­gie pro­gres­sait. Ain­si, depuis plu­sieurs années, l’au­to­ma­ti­sa­tion et la numé­ri­sa­tion mettent de plus en plus de tra­vailleurs sur la touche dans les pays riches. Cela va des bornes auto­ma­tiques qui rem­placent le per­son­nel au gui­chet des banques, des gares ou des ciné­mas en pas­sant par les sites inter­net de com­pa­rai­son des prix qui rendent désuètes les agences de voyage, etc. Les « pro­grès » en matière de robo­ti­sa­tion et d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle sont tels que la moi­tié de nos emplois seraient mena­cés ! C’est dire à quel point la sub­sti­tu­tion entre capi­tal et tra­vail est importante.

Jack­son et Vic­tor consi­dèrent qu’il est pos­sible d’é­chap­per à cette fata­li­té en fai­sant en sorte de rame­ner σ sous l’u­ni­té. Il en résul­te­rait au fil du temps une dimi­nu­tion de la part des reve­nus totaux décou­lant des reve­nus du capi­tal uni­que­ment. Par consé­quent, les inéga­li­tés se rédui­raient parce que les déten­teurs des machines et les action­naires seraient, dans l’ensemble, moins bien rému­né­rés. Par­ve­nir à ce résul­tat néces­site de repen­ser la struc­ture tech­no­lo­gique de nos éco­no­mies et les ins­ti­tu­tions éco­no­miques, poli­tiques et admi­nis­tra­tives ain­si que d’axer nos éco­no­mies sur les sec­teurs qui recourent de manière inten­sive à la main-d’œuvre et, ajou­tons-nous, qui ne reposent pas sur des opé­ra­tions rou­ti­nières, les­quelles sont aisé­ment rem­pla­çables par des robots et ordi­na­teurs. C’est le cas de l’ar­ti­sa­nat, du sec­teur de la san­té (les seniors repré­sen­taient 13,9 % de la popu­la­tion euro­péenne en 1991, 17,5 % en 2011 et cette rapide aug­men­ta­tion rela­tive pour­rait culmi­ner en 2060 avec 29,5 !) et la culture (ce sec­teur employant en 2012 en Bel­gique , 60.000 per­sonnes, soit davan­tage que le sec­teur de la chi­mie ou l’assemblage de voi­tures (cha­cun envi­ron 43.500). Ce sont des emplois sou­vent non-délo­ca­li­sables et qui, par nature, sont carac­té­ri­sés par de faibles gains de pro­duc­ti­vi­té, les­quels sont une des mamelles de la crois­sance. D’ailleurs, la notion même de pro­duc­ti­vi­té n’est plus per­ti­nente ici : com­ment mesu­rer la pro­duc­ti­vi­té d’un tra­vailleur social, d’un artiste, ou même d’un chercheur ?

Quid des limites de la Planète ?

Jack­son et Vic­tor n’abordent pas deux fac­teurs sur les­quels nos socié­tés occi­den­tales ont rela­ti­ve­ment peu de prises et qui viennent limi­ter cette pos­si­bi­li­té de substitution.
Poin­tons d’a­bord la rare­té des res­sources dont sont cou­tu­miers les pays euro­péens chi­che­ment dotés en res­sources natu­relles : seule­ment 9 % des matières pre­mières uti­li­sées en Europe sont issus du ter­ri­toire euro­péen. Pour une ving­taine de matières pre­mières qua­li­fiées de cri­tiques par un groupe d’ex­perts réunis par la Com­mis­sion euro­péenne et qui sont cru­ciales pour le déploie­ment des tech­no­lo­gies envi­ron­ne­men­tales et la mise au point d’é­qui­pe­ments médi­caux der­nier cri notam­ment, l’Eu­rope est dépen­dante du reste du monde à 97 % ! Pour plus de la moi­tié de ces matières, pas le moindre kilo­gramme n’est extrait ou pro­duit sur notre continent.
Ces res­sources sont déjà qua­li­fiées de cri­tiques aujourd’­hui en rai­son des risques qui pèsent sur leur appro­vi­sion­ne­ment par les pays euro­péens. Mais, dans le plus long terme, d’autres res­sources attein­dront un pic ou un pla­teau de pro­duc­tion avant de décli­ner. Si le pétrole vient immé­dia­te­ment à l’es­prit, d’autres comme le zinc, l’a­lu­mi­nium ou le plomb vien­dront à man­quer au cours des pro­chaines décen­nies. Et quand bien même de nou­velles réserves seraient décou­vertes et exploi­tées à un coût éner­gé­tique rai­son­nable (ce qui est peu vrai­sem­blable : 10 % de l’énergie mon­diale étant déjà consom­més par les indus­tries minière et métal­lur­gique), cela ne suf­fi­rait cer­tai­ne­ment pas à com­bler les besoins de toute la Pla­nète, à cause de la forte demande des pays émergents. 

Ce pro­blème de la rare­té se double d’un risque géo­po­li­tique d’ap­pro­vi­sion­ne­ment : à quelques excep­tions près, les res­sources cri­tiques sont, à plus de 70%, concen­trées dans les mains de trois pays (qui varient selon la res­source consi­dé­rée) dont le reste du monde (et pas que l’Eu­rope) est dépen­dant ! Cer­tains de ces pays pour­raient avoir un inté­rêt à en limi­ter l’accès pour appro­vi­sion­ner de manière pré­fé­ren­tielle (voire exclu­sive) leurs propres indus­tries natio­nales ou pour faire pres­sion sur d’autres pays afin d’obtenir quelque chose d’eux (comme cela semble avoir été le cas lorsque la Chine a décré­té un embar­go sur les terres rares à des­ti­na­tion du Japon de manière à obte­nir la libé­ra­tion d’un capi­taine de marine chi­nois !). Ima­gine-t-on que pour sau­ver le régime de Bachar Al-Assad et pré­ser­ver ses inté­rêts en Mer Médi­ter­ra­née ou avoir les mains défi­ni­ti­ve­ment libres en Ukraine, Vla­di­mir Pou­tine menace les Occi­den­taux de ne plus expor­ter de tungs­tène, de ger­ma­nium, de borate ou d’antimoine ?
Ce dan­ger ne se limite pas aux seules res­sources dites « cri­tiques ». Il concerne éga­le­ment d’autres res­sources comme, outre les terres rares (pro­duites à 97 % en Chine), le lithium (Boli­vie et Chi­li prin­ci­pa­le­ment), le zinc (Aus­tra­lie, Chine, Pérou), etc.

Epuisement des ressources Vs épuisement des personnes

Mais quel est donc le lien entre la rare­té crois­sante des res­sources et les inéga­li­tés ? Cette digres­sion n’a­vait d’autre but que d’illus­trer le fait que des res­sources néces­saires à la robo­ti­sa­tion et à des tech­no­lo­gies de plus en plus sophis­ti­quées seront moins dis­po­nibles, voire plus du tout à un coût éner­gé­tique rai­son­nable. Cela sera un frein à la pour­suite de la sub­sti­tu­tion du tra­vail par des machines. Pour l’ex­pri­mer dans les termes de Jack­son et de Vic­tor, le σ qui est aujourd’­hui supé­rieur à 1 pas­se­rait sous l’u­ni­té. Le « second âge de la machine » pro­phé­ti­sé par Erik Bryn­jolf­sson et Andrew MacA­fee pour­rait ain­si ne jamais adve­nir. Pas plus d’ailleurs que la troi­sième révo­lu­tion indus­trielle pré­co­ni­sée par Jere­my Rifkin. 

Ain­si, une cer­taine fru­ga­li­té en res­sources, qu’elle soit impo­sée comme contrainte exo­gène ou résulte d’un choix déli­bé­ré, pour­rait bien être la voie la plus effi­cace pour réduire les inéga­li­tés, et ce pour la bonne rai­son que ce scé­na­rio n’est pas tri­bu­taire d’un choix poli­tique ! Cyni­que­ment, les par­ti­sans d’une plus grande éga­li­té sociale pour­raient avoir inté­rêt à ce que des régimes poli­tiques natio­na­listes et tour­nant le dos au com­merce inter­na­tio­nal se suc­cèdent et à ce que les res­sources conti­nuent à être gas­pillées sur la planète. 

Ces quelques élé­ments mis bout à bout illus­trent que, dans un monde inter­con­nec­té tel que le nôtre, il est insen­sé de consi­dé­rer sépa­ré­ment les luttes sociales, les mou­ve­ments envi­ron­ne­men­ta­listes et la démo­cra­ti­sa­tion à l’échelle pla­né­taire et de ne pas les com­bi­ner dans une démarche dyna­mique s’inscrivant dans le moyen-long terme.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen