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Les hommes (de Katoen) savent pourquoi

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

juin 2016

Il y a quelques mois, Le Gora­fi, le site paro­dique de contre-infor­ma­tion qui régale les ama­teurs de second degré, lan­çait son sup­plé­ment Le Gora­fi Madame. Ce jeu­di 16 juin, les inter­nautes ont pu croire quelques ins­tants que son homo­logue belge, Nord­presse, qui sévit éga­le­ment sur Face­book dans le même registre, avait de la même manière inau­gu­ré un sup­plé­ment cal­qué sur la presse éco­no­mique, une sorte de Nord­presse Eco.

La rai­son de cette confu­sion ? Le titre d’une inter­view don­née à Trends par Fer­nand Huts, patron de Katoen Natie, une entre­prise active dans la logis­tique dans le port d’Anvers et employant 13.000 per­sonnes dans le monde : « La femme moderne brise l’esprit d’entreprise ». Rien de moins. 

Délits d’initiés

Le site de la VRT en fran­çais, deredactie.be, rap­porte ses expli­ca­tions ou plu­tôt ses élu­cu­bra­tions : « Dans le pas­sé les femmes lais­saient plus d’es­pace à leur mari pour entre­prendre, mais elles sont deve­nues de plus en plus exi­geantes. L’homme doit doré­na­vant par­ti­ci­per aux tâches ména­gères, res­ter à la mai­son, faire des city­trip, aller aux sports d’hiver et de pré­fé­rence prendre des congés à (sic) car­na­val, à Pâques, en été, à la Tous­saint et entre Noël et Nou­vel an, avec un tel pro­gramme com­ment vou­lez-vous vous lan­cer dans l’entrepreneuriat. »

De la part d’un chef d’entreprise dont on pour­rait attendre un cer­tain atta­che­ment à la ratio­na­li­té éco­no­mique, aux faits plu­tôt qu’aux cli­chés, cette décla­ra­tion est pour le moins sur­pre­nante. Un nombre incal­cu­lable d’études atteste que les dis­cri­mi­na­tions à l’égard des femmes entrainent des coûts éco­no­miques. Bien enten­du, les femmes sont les pre­mières à en souf­frir (leur part du gâteau éco­no­mique étant réduite de manière dis­pro­por­tion­née), mais sur­tout, c’est l’ensemble de la socié­té et de l’économie qui est péna­li­sé (la taille totale du gâteau étant infé­rieure à ce qu’elle devrait nor­ma­le­ment être sans ce type de dis­cri­mi­na­tion). L’OCDE estime ain­si que les reve­nus mon­diaux mesu­rés par le PIB seraient plus éle­vés de 12.000 mil­liards (oui, 12.000.000.000.000) de dol­lars, soit 16% de plus, si les dis­cri­mi­na­tions fon­dées sur le genre dis­pa­rais­saient du jour au lendemain. 

Le FMI a éga­le­ment consa­cré une ana­lyse aux causes et consé­quences des inéga­li­tés de genre.
Nous avons nous-mêmes mon­tré qu’une plus grande éga­li­té sala­riale entre hommes et femmes pour­raient accroître le gâteau belge de 4 mil­liards d’euros (+1% de PIB).
Au-delà de la ques­tion pure­ment quan­ti­ta­tive, on peut éga­le­ment iden­ti­fier par­mi les 34 pays membres de l’OCDE, le club des nations riches, une cor­ré­la­tion entre le taux d’emploi des femmes qui inquiète tant M. Huts et deux indi­ca­teurs syn­thé­tiques qua­li­ta­tifs reflé­tant la vigueur de nos économies. 

Le pre­mier est réa­li­sé par la Banque mon­diale. Il condense une série de don­nées rela­tives à la faci­li­té de créer une entre­prise, d’obtenir un per­mis de construc­tion, d’obtenir un cré­dit, de com­mer­cer avec le reste du monde, de faire res­pec­ter les contrats, etc. Bref, tout ce qui a de plus cher aux yeux de Fer­nand Huts : l’entrepreneuriat. Le second, l’Indicateur de com­pé­ti­ti­vi­té mon­diale, est cal­cu­lé par le World Eco­no­mic Forum. Il est éla­bo­ré grâce à un son­dage réa­li­sé auprès de 14.000 chefs d’entreprises qui cotent les pays en fonc­tion de la qua­li­té de leurs ins­ti­tu­tions (dont le sys­tème édu­ca­tif et infra­struc­tures ), de l’environnement macroé­co­no­mique, de l’acceptabilité des nou­velles tech­no­lo­gies, etc.

Les scores obte­nus par chaque pays sont conver­tis en un clas­se­ment ; plus un pays est loin dans le clas­se­ment, moins il est jugé per­for­mant sur le plan des affaires, de la com­pé­ti­ti­vi­té et de l’économie. A titre indi­ca­tif, la Bel­gique se situe à la 41e posi­tion selon l’indicateur « Doing Busi­ness » et en 17e selon l’Indicateur de com­pé­ti­ti­vi­té mon­diale. Les deux clas­se­ments sont rela­ti­ve­ment en phase (un pays dans le haut de l’un ne figu­re­ra vrai­sem­bla­ble­ment pas dans le bas de l’autre). (Pour les tech­ni­ciens, le coef­fi­cient de cor­ré­la­tion est de 0,58).

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Il res­sort donc des deux gra­phiques que plus le taux d’emploi des femmes est éle­vé, plus les pays sont per­for­mants et, inver­se­ment, que plus un pays est per­for­mant, plus le taux d’emploi des femmes est éle­vé. La rela­tion va dans les deux sens ; il semble donc exis­ter une dyna­mique ver­tueuse entre les deux variables. 

Evi­dem­ment, il existe mal­heu­reu­se­ment d’autres types de dis­cri­mi­na­tions que la limi­ta­tion de l’accès au mar­ché de l’emploi (comme l’écart sala­rial, la recon­nais­sance par­tielle des com­pé­tences et des diplômes ou une com­po­si­tion gen­rée de l’emploi selon les sec­teurs par exemple). Le taux d’emploi des femmes est uti­li­sé ici parce qu’il est un indi­ca­teur immé­dia­te­ment com­pré­hen­sible par tout un cha­cun. De plus, son uti­li­sa­tion fait direc­te­ment écho à Fer­nand Huts qui est le mes­sa­ger poli­ti­que­ment incor­rect d’une idée sté­réo­ty­pée et rétro­grade qui cir­cule par­mi une frange de la population.

Nous sou­hai­tons à M. Huts – et sur­tout aux tra­vailleurs de Katoen Natie – plus de clair­voyance dans la conduite de cette entre­prise vieille de 160 ans qu’il n’en a lorsqu’il ana­lyse le monde d’aujourd’hui. Cela étant, peut-être la décla­ra­tion sau­gre­nue de M. Huts n’avait-elle d’autre but que d’attirer l’attention de Forbes qui, chaque année, réa­lise un clas­se­ment plus ori­gi­nal que ceux men­tion­nés ci-des­sus : « The worst CEO screw-ups » (que l’on tra­dui­ra sobre­ment par « les pires idio­ties des chefs d’entreprise »).

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen