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Les héros de la toile
Il faut pouvoir saluer les vrais héros, ceux sans qui nous vivrions sous la botte de l’ennemi, sans qui nous mendierions notre pain, sans qui nous ne serions pas là, sans qui nos enfants mourraient lentement d’un cancer de la thyroïde.

Ainsi, prenez les liquidateurs, ces hommes qui, sans qu’on les ait informés de l’ampleur du danger, se sont relayés de seconde en seconde au chevet du réacteur de Tchernobyl, lorsque celui-ci crachait radioéléments toxiques et radiations, pour jeter du béton et bricoler un premier sarcophage sur le réacteur détruit. Alors que toute une région fuyait les nuées mortelles, ils sacrifiaient leur vie pour que notre continent ne devienne pas un tombeau.
Aujourd’hui, la plupart sont morts tragiquement des maladies provoquées par les radiations et les poisons qu’ils ont absorbés à notre place, et ceux qui survivent sont malades. Ces héros sans hommages cinématographiques, sans cimetières grandioses, sans monuments aux morts sur les places de villages, ces héros nous ont sauvés.
Il est d’autres jeunes gens qui sacrifient leur santé et leur vie au service de la collectivité. Petites mains dérisoires face à un monstre déchaîné, pour un salaire ridicule, sans en attendre de reconnaissance, au risque de devenir des parias, exposés aux crachats et quolibets, sans avoir jamais eu connaissance de l’ampleur des risques, tombant comme des mouches, sans soutien psychologique, sans programme de réintégration sociale, sans indemnité pour leurs veuves et orphelins, chaque jour, jusqu’à l’épuisement, ils combattent.
Oh, point de combinaisons étanches, pas davantage de masques respiratoires, pas de pelleteuses, ni de pioches. Rien qu’une souris, un écran, un ordinateur poussif, une connexion ADSL, parfois même 56K. A mains nues, ils remuent la bourbe des forums en ligne. Car patrons de presse et chefs de rédaction ont misé gros sur les réactions en chaîne : publier des nouvelles invérifiables, des articles se réduisant presqu’à un titre, des compte-rendu de rumeurs, des présentations de sondages bidons, des titres racoleurs, des photos aux légendes nauséeuses… Aussitôt le combustible dans le réacteur en ligne, la température monte : commentaires haineux, orthographe absurde, syntaxe chaotique, racisme, sexisme, insultes, formules à l’emporte-pièce. L’ensemble des abrutis et des frustrés du pays semblent s’être donné rendez-vous pour éructer contre les migrants, les Arabes, les étrangers, les autres, les Roms, les écolos, les jeunes, les délinquants, les tous-pourris. Besogneuses fourmis de la haine, ces citoyens apportent chacun leur obole : un précieux clic sur la page, le chargement de publicités et leur écot dans l’escarcelle du patron de média. Susciter du commentaire, de la polémique, viser sous la ceinture, promouvoir la bêtise et l’ignorance, encourager la hargne, tout est bon pourvu que l’on clique et que cela rapporte !
Mais, hélas, en démocratie, des garde-fous empêchent que l’on profite tranquillement des dividendes de la haine. Des lois condamnent le racisme, des discours bien-pensants appellent à la modération et, même, les organes régulateurs de la profession de journaliste, malgré leur envie de regarder ailleurs, ne peuvent éviter de tancer de temps à autre les titres qui tentent légitimement de conserver de précieuses parts de marché.
Une seule solution, alors : mettre en place les apparences d’un contrôle. On engage des modérateurs. Ils liront jusqu’à l’intoxication des commentaires absurdes et répugnants et, de temps à autre, trouveront le temps d’en supprimer un ou de bloquer Pupuce2015 ou VraiBelge1180. Insuffisants à la tâche, ils se rendront vite compte que, lorsqu’il est question de le vider, le tonneau des Danaïdes se révèle également sans fond. Alors, désabusés, déprimés, épuisés, étouffés de remugles, ils perdront pied.
Remplacés par de jeunes recrues promises à un destin aussi tragique, ils finiront leurs jours tristement, comateux, au fond d’une rédaction sportive, du service de communication d’un ministère ou d’un canal.
Qu’y a‑t-il de plus révoltant que le sacrifice de ces jeunes gens sur l’autel de la bien-pensance ? Ah, les rédacteurs en chef de ces organes, leurs patrons et actionnaires, eux, se passeraient bien de cette hécatombe, si seulement on laissait parler librement le peuple souverain lorsque la presse l’invite à participer au débat public !