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Les grévistes, le navetteur et la SNCB : fable désabusée…
Après Bruxelles le 9 octobre dernier, c’est le reste du pays qui sera touché lundi et mardi par le mouvement de grève à la SNCB lancé par la CGSP-Cheminots. À chaque grève dans les chemins de fer, on assiste aux mêmes réactions convenues, prévisibles même. Pour tout dire, chacun joue son rôle. La direction de la SNCB condamne […]
Après Bruxelles le 9 octobre dernier, c’est le reste du pays qui sera touché lundi et mardi par le mouvement de grève à la SNCB lancé par la CGSP-Cheminots. À chaque grève dans les chemins de fer, on assiste aux mêmes réactions convenues, prévisibles même. Pour tout dire, chacun joue son rôle. La direction de la SNCB condamne le mouvement et annonce aux usagers un risque de « perturbations » plus ou moins fortes du trafic. La ministre de tutelle (contre le plan de laquelle s’insurgent les syndicats, qu’ils appellent ou non à la grève) dénonce une nouvelle fois, comme le reste du gouvernement, une grève politiquement instrumentalisée (comme si une grève n’était pas politique), alors que nombre de gens, comme la N‑VA qui a déposé un projet en ce sens, y voient l’urgente nécessité d’imposer une loi de « service minimum » en cas de grève. Et les médias de nous montrer des voyageurs attendant, dépités, un train qui n’arrive pas dans une gare où ils sont mal informés. Les réseaux sociaux, enfin, servent de caisse de résonance à l’expression de toutes les frustrations haineuses contre les cheminots « fonctionnaires », « paresseux », « saboteurs » et « socialistes » ayant pour loisir principal d’ennuyer au maximum les « gens qui travaillent ». Ce faisant se dessine en creux l’image d’une SNCB dont tous les problèmes découleraient de grèves récurrentes menées par une poignée de grévistes corporatistes et irresponsables prenant la Belgique qui se lève tôt en otage. Il est bien connu que, en-dehors des grèves, le trafic ferroviaire ne rencontre pour ainsi dire que peu de « perturbations ».
Pourtant, en 2014, année socialement très chaude, les chemins de fer ont enregistré deux fois moins de grèves qu’en 2013. Et il y a jusqu’à présent moins de grèves cette année qu’en 2014, Pourtant, malgré ces grèves en baisse, les navetteurs continuent de se plaindre, jour après jour, des retards structurels, des suppressions de trains ou d’arrêts. D’où vient ce sentiment, pour qui prend le train tous les jours, que le trafic est sans cesse « perturbé », et pas uniquement les jours d’actions syndicales ? Et si, contrairement à une croyance populaire, les grèves n’étaient pas le principal problème de la SNCB, mais le symptôme le plus visible de ses limites ?
En dix ans, la productivité de la SNCB a explosé : le nombre de voyageurs transportés a augmenté de presque 60%, tandis que le personnel était réduit de 20%, le tout avec deux réorganisations majeures (dont une mal pensée et mal mise en œuvre). En d’autres termes, le personnel de la SNCB réalise un vieux rêve de tout patron : « faire plus avec moins ». Et, dans les années qui viennent, la SNCB devra faire encore plus (si l’on suit les discours politiques volontaristes de promotion des transports collectifs) avec encore moins (puisque le même gouvernement ampute la dotation publique de presqu’un tiers sur la durée de la législature).
Sur la même période, le taux de satisfaction des usagers des chemins de fer a, lui, plongé. Selon les enquêtes périodiques, vers 2004 – 2005, la qualité moyenne du service était évaluée par les voyageurs à un score oscillant entre 6 et 8 sur 10, selon les indicateurs. Dix ans plus tard, ces mêmes usagers la classent un peu en-dessous de 6 sur 10, la ponctualité recevant même une cote inférieure à 5. Retards, trains supprimés, allongement des durées des trajets, manque de place assises, mauvaise information en gare ou dans les trains, qualité médiocre des gares et, surtout, des « PANG » (points d’arrêt non gardés en jargon de la SNCB), etc. Cette dégradation s’explique non par la « gréviculture » supposée des personnels, mais surtout par la diminution des moyens disponibles pour remplir les mêmes missions, par des problèmes d’organisation et de gestion, par le désinvestissement chronique et le report périodique des chantiers de modernisation, par une saturation du réseau et un suremploi du matériel (qui entraîne pannes et difficultés à réparer sans affecter le service faute de marges), par une guerre (plus ou moins) larvée entre filiales et par un dialogue social dysfonctionnel qui provoque les grèves au lieu de les prévenir.
La direction de la SNCB a beau communiquer périodiquement sur la ponctualité qui s’améliore ou sur les investissement, tout voyageur régulier peut constater que les retards restent récurrents, qu’il est vain de chercher où s’asseoir pour attendre le train (en retard), s’énerver du fait que le train qu’il vise est obstinément indiqué « à l’heure » sur les panneaux d’affichage alors que l’heure est passée et qu’il n’arrive pas, ou se demander quand finira tel chantier qu’on a l’impression d’avoir toujours connu, aussi loin que remontent les souvenirs. Ce décalage entre la communication de la SNCB et l’expérience du voyageur quotidien est parfois aggravé par une politique que nombre de voyageurs interprètent comme une façon de les rendre responsables des dysfonctionnements organisationnels et matériels de la compagnie (par exemple en faisant payer un supplément pour les billets achetés dans le train, même lorsqu’il n’y a pas de guichet ouvert et que les bornes automatiques sont hors service), donnant l’impression que la compagnie se moque du monde. Résultat : dans un contexte de tension permanente, la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres et le personnel est en première ligne. Même si, rationnellement, je sais bien que l’accompagnateur de mon train n’est pas responsable de l’engorgement de la jonction Nord-Midi qui me met en retard tous les jours, c’est vers lui que se dirige naturellement mon courroux lorsqu’il doit s’exprimer. Faute de mieux.
Pour le dire vulgairement, la grève de lundi et mardi m’emmerde ! Sans doute autant que les gens qui la dénoncent comme « irresponsable ». Devant passer par Ottignies, à l’articulation de trois régions ferroviaires, je serai très certainement touché, comme chaque fois. Je dois trouver un moyen pour parvenir à temps dans les auditoires où je suis supposé donner cours, je devrai sans doute me lever une fois de plus à une heure indue, sans garantie d’être à l’heure, ni même la garantie que mes étudiants (dont nombre prennent le train) seront là. Pourtant, je ne dirai pas que le problème principal de la SNCB tient aux grèves : celles-ci se produisent (au maximum) quelques jours par an, alors que les retards, les trains supprimés, l’obligation de voyager debout, les infrastructures défaillantes, les correspondances manquées sont le lot quotidien de tout navetteur. Si les grèves à la SNCB font tant parler, c’est parce que cette société remplit un service essentiel à des centaines de milliers de citoyens, qui s’estiment probablement victimes de la « double peine » en endurant les conséquences de la grève en plus des tracas ordinaires. Encadrer, limiter voire interdire les grèves et imposer un service minimum donnera peut-être (car c’est par ailleurs douteux sur le plan opérationnel) une solution ponctuelle aux usagers sans autre moyen de transport, mais ne résoudra pas les problèmes du rail belge. Cela aboutira essentiellement à les rendre moins visibles médiatiquement et politiquement et, donc, à faire taire de légitimes revendications. Il n’y a pas de secret : il faut investir à la hauteur des ambitions, et non réduire les moyens et couper dans les investissements.
N’en déplaise à la ministre Galant, un service public efficace se construit, il ne se décrète pas.