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Les grévistes, le navetteur et la SNCB : fable désabusée…

Blog - e-Mois par Baptiste Campion

octobre 2015

Après Bruxelles le 9 octobre der­nier, c’est le reste du pays qui sera tou­ché lun­di et mar­di par le mou­ve­ment de grève à la SNCB lan­cé par la CGSP-Che­­mi­­nots. À chaque grève dans les che­mins de fer, on assiste aux mêmes réac­tions conve­nues, pré­vi­sibles même. Pour tout dire, cha­cun joue son rôle. La direc­tion de la SNCB condamne […]

e-Mois

Après Bruxelles le 9 octobre der­nier, c’est le reste du pays qui sera tou­ché lun­di et mar­di par le mou­ve­ment de grève à la SNCB lan­cé par la CGSP-Che­mi­nots. À chaque grève dans les che­mins de fer, on assiste aux mêmes réac­tions conve­nues, pré­vi­sibles même. Pour tout dire, cha­cun joue son rôle. La direc­tion de la SNCB condamne le mou­ve­ment et annonce aux usa­gers un risque de « per­tur­ba­tions » plus ou moins fortes du tra­fic. La ministre de tutelle (contre le plan de laquelle s’insurgent les syn­di­cats, qu’ils appellent ou non à la grève) dénonce une nou­velle fois, comme le reste du gou­ver­ne­ment, une grève poli­ti­que­ment ins­tru­men­ta­li­sée (comme si une grève n’était pas poli­tique), alors que nombre de gens, comme la N‑VA qui a dépo­sé un pro­jet en ce sens, y voient l’urgente néces­si­té d’imposer une loi de « ser­vice mini­mum » en cas de grève. Et les médias de nous mon­trer des voya­geurs atten­dant, dépi­tés, un train qui n’arrive pas dans une gare où ils sont mal infor­més. Les réseaux sociaux, enfin, servent de caisse de réso­nance à l’expression de toutes les frus­tra­tions hai­neuses contre les che­mi­nots « fonc­tion­naires », « pares­seux », « sabo­teurs » et « socia­listes » ayant pour loi­sir prin­ci­pal d’ennuyer au maxi­mum les « gens qui tra­vaillent ». Ce fai­sant se des­sine en creux l’image d’une SNCB dont tous les pro­blèmes décou­le­raient de grèves récur­rentes menées par une poi­gnée de gré­vistes cor­po­ra­tistes et irres­pon­sables pre­nant la Bel­gique qui se lève tôt en otage. Il est bien connu que, en-dehors des grèves, le tra­fic fer­ro­viaire ne ren­contre pour ain­si dire que peu de « perturbations ». 

Pour­tant, en 2014, année socia­le­ment très chaude, les che­mins de fer ont enre­gis­tré deux fois moins de grèves qu’en 2013. Et il y a jusqu’à pré­sent moins de grèves cette année qu’en 2014, Pour­tant, mal­gré ces grèves en baisse, les navet­teurs conti­nuent de se plaindre, jour après jour, des retards struc­tu­rels, des sup­pres­sions de trains ou d’arrêts. D’où vient ce sen­ti­ment, pour qui prend le train tous les jours, que le tra­fic est sans cesse « per­tur­bé », et pas uni­que­ment les jours d’actions syn­di­cales ? Et si, contrai­re­ment à une croyance popu­laire, les grèves n’étaient pas le prin­ci­pal pro­blème de la SNCB, mais le symp­tôme le plus visible de ses limites ? 

En dix ans, la pro­duc­ti­vi­té de la SNCB a explo­sé : le nombre de voya­geurs trans­por­tés a aug­men­té de presque 60%, tan­dis que le per­son­nel était réduit de 20%, le tout avec deux réor­ga­ni­sa­tions majeures (dont une mal pen­sée et mal mise en œuvre). En d’autres termes, le per­son­nel de la SNCB réa­lise un vieux rêve de tout patron : « faire plus avec moins ». Et, dans les années qui viennent, la SNCB devra faire encore plus (si l’on suit les dis­cours poli­tiques volon­ta­ristes de pro­mo­tion des trans­ports col­lec­tifs) avec encore moins (puisque le même gou­ver­ne­ment ampute la dota­tion publique de presqu’un tiers sur la durée de la législature). 

Sur la même période, le taux de satis­fac­tion des usa­gers des che­mins de fer a, lui, plon­gé. Selon les enquêtes pério­diques, vers 2004 – 2005, la qua­li­té moyenne du ser­vice était éva­luée par les voya­geurs à un score oscil­lant entre 6 et 8 sur 10, selon les indi­ca­teurs. Dix ans plus tard, ces mêmes usa­gers la classent un peu en-des­sous de 6 sur 10, la ponc­tua­li­té rece­vant même une cote infé­rieure à 5. Retards, trains sup­pri­més, allon­ge­ment des durées des tra­jets, manque de place assises, mau­vaise infor­ma­tion en gare ou dans les trains, qua­li­té médiocre des gares et, sur­tout, des « PANG » (points d’arrêt non gar­dés en jar­gon de la SNCB), etc. Cette dégra­da­tion s’explique non par la « gré­vi­cul­ture » sup­po­sée des per­son­nels, mais sur­tout par la dimi­nu­tion des moyens dis­po­nibles pour rem­plir les mêmes mis­sions, par des pro­blèmes d’organisation et de ges­tion, par le dés­in­ves­tis­se­ment chro­nique et le report pério­dique des chan­tiers de moder­ni­sa­tion, par une satu­ra­tion du réseau et un sur­em­ploi du maté­riel (qui entraîne pannes et dif­fi­cul­tés à répa­rer sans affec­ter le ser­vice faute de marges), par une guerre (plus ou moins) lar­vée entre filiales et par un dia­logue social dys­fonc­tion­nel qui pro­voque les grèves au lieu de les prévenir. 

La direc­tion de la SNCB a beau com­mu­ni­quer pério­di­que­ment sur la ponc­tua­li­té qui s’améliore ou sur les inves­tis­se­ment, tout voya­geur régu­lier peut consta­ter que les retards res­tent récur­rents, qu’il est vain de cher­cher où s’asseoir pour attendre le train (en retard), s’énerver du fait que le train qu’il vise est obs­ti­né­ment indi­qué « à l’heure » sur les pan­neaux d’affichage alors que l’heure est pas­sée et qu’il n’arrive pas, ou se deman­der quand fini­ra tel chan­tier qu’on a l’impression d’avoir tou­jours connu, aus­si loin que remontent les sou­ve­nirs. Ce déca­lage entre la com­mu­ni­ca­tion de la SNCB et l’expérience du voya­geur quo­ti­dien est par­fois aggra­vé par une poli­tique que nombre de voya­geurs inter­prètent comme une façon de les rendre res­pon­sables des dys­fonc­tion­ne­ments orga­ni­sa­tion­nels et maté­riels de la com­pa­gnie (par exemple en fai­sant payer un sup­plé­ment pour les billets ache­tés dans le train, même lorsqu’il n’y a pas de gui­chet ouvert et que les bornes auto­ma­tiques sont hors ser­vice), don­nant l’impression que la com­pa­gnie se moque du monde. Résul­tat : dans un contexte de ten­sion per­ma­nente, la moindre étin­celle peut mettre le feu aux poudres et le per­son­nel est en pre­mière ligne. Même si, ration­nel­le­ment, je sais bien que l’accompagnateur de mon train n’est pas res­pon­sable de l’engorgement de la jonc­tion Nord-Midi qui me met en retard tous les jours, c’est vers lui que se dirige natu­rel­le­ment mon cour­roux lorsqu’il doit s’exprimer. Faute de mieux. 

Pour le dire vul­gai­re­ment, la grève de lun­di et mar­di m’emmerde ! Sans doute autant que les gens qui la dénoncent comme « irres­pon­sable ». Devant pas­ser par Otti­gnies, à l’articulation de trois régions fer­ro­viaires, je serai très cer­tai­ne­ment tou­ché, comme chaque fois. Je dois trou­ver un moyen pour par­ve­nir à temps dans les audi­toires où je suis sup­po­sé don­ner cours, je devrai sans doute me lever une fois de plus à une heure indue, sans garan­tie d’être à l’heure, ni même la garan­tie que mes étu­diants (dont nombre prennent le train) seront là. Pour­tant, je ne dirai pas que le pro­blème prin­ci­pal de la SNCB tient aux grèves : celles-ci se pro­duisent (au maxi­mum) quelques jours par an, alors que les retards, les trains sup­pri­més, l’obligation de voya­ger debout, les infra­struc­tures défaillantes, les cor­res­pon­dances man­quées sont le lot quo­ti­dien de tout navet­teur. Si les grèves à la SNCB font tant par­ler, c’est parce que cette socié­té rem­plit un ser­vice essen­tiel à des cen­taines de mil­liers de citoyens, qui s’estiment pro­ba­ble­ment vic­times de la « double peine » en endu­rant les consé­quences de la grève en plus des tra­cas ordi­naires. Enca­drer, limi­ter voire inter­dire les grèves et impo­ser un ser­vice mini­mum don­ne­ra peut-être (car c’est par ailleurs dou­teux sur le plan opé­ra­tion­nel) une solu­tion ponc­tuelle aux usa­gers sans autre moyen de trans­port, mais ne résou­dra pas les pro­blèmes du rail belge. Cela abou­ti­ra essen­tiel­le­ment à les rendre moins visibles média­ti­que­ment et poli­ti­que­ment et, donc, à faire taire de légi­times reven­di­ca­tions. Il n’y a pas de secret : il faut inves­tir à la hau­teur des ambi­tions, et non réduire les moyens et cou­per dans les investissements. 

N’en déplaise à la ministre Galant, un ser­vice public effi­cace se construit, il ne se décrète pas.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.