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Les Enfoirés et la soupe (populaire) à la grimace

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

mars 2015

Il n’aura fal­lu que quelques heures pour que la nou­velle vidéo accom­pa­gnant le der­nier titre des Enfoi­rés, Toute la vie, embrase les réseaux sociaux. C’est intri­gué par cette émul­sion média­tique que l’on met de côté l’indifférence que l’on peut res­sen­tir à l’égard de leur pro­duc­tion pour s’intéresser à ce qui fait à ce point polé­mique. Abs­trac­tion faite de […]

Délits d’initiés

Il n’aura fal­lu que quelques heures pour que la nou­velle vidéo accom­pa­gnant le der­nier titre des Enfoi­rés, Toute la vie, embrase les réseaux sociaux. C’est intri­gué par cette émul­sion média­tique que l’on met de côté l’indifférence que l’on peut res­sen­tir à l’égard de leur pro­duc­tion pour s’intéresser à ce qui fait à ce point polé­mique. Abs­trac­tion faite de la qua­li­té et de l’intérêt intrin­sèques du mor­ceau, cher­chons les rai­sons de la dis­so­nance entre les paroles et la réa­li­té plu­tôt que de tirer sur l’ambulance.

Les Restos offrent la soupe populaire, Les Enfoirés la soupe à la grimace

La Chan­son des Res­tos écrite en 1988 par Jean-Jacques Gold­man don­nait le ton. Elle se situait clai­re­ment dans le registre de la soli­da­ri­té : « Dépas­sé le cha­cun pour soi / Quand je pense à toi, je pense à moi », « J’ai pas de solu­tion pour te chan­ger la vie / Mais si je peux t’aider quelques heures, allons‑y » [NdA : sous-enten­du « allons‑y, ensemble »).

La ver­sion contro­ver­sée de 2015 s’inscrit dans une pers­pec­tive radi­ca­le­ment oppo­sée. Face à des ano­nymes cen­sés repré­sen­ter la jeu­nesse actuelle et qui s’exclament que « Vous aviez tout : paix, liber­té, plein emploi / Nous c’est chô­mage, vio­lence et SIDA […] Vous avez raté, dépen­sé, pol­lué », les Enfoi­rés rétorquent : « Tout ce qu’on a, il a fal­lu le gagner / À vous de jouer, mais fau­drait vous bou­ger […] / Je rêve ou tu es en train de fumer ? […] / [C’est] à ton tour, vas‑y ».

Les deux chan­sons écrites par Jean-Jacques Gold­man sont dis­tantes de 27 ans. Elles dénotent d’un chan­ge­ment de para­digme (et de l’entrée dou­lou­reuse de JJG dans le troi­sième âge). Alors que la ver­sion 1990 des Enfoi­rés affir­mait qu’on doit s’entraider parce qu’on est tous dans le même bateau, qu’il faut jouer la carte col­lec­tive, la ver­sion 2015 met désor­mais l’accent sur la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, cha­cun étant res­pon­sable de son propre sort. Il s’agit dès lors de nier le poids d’un contexte glo­bal sur lequel, par défi­ni­tion, aucun de nous ne peut avoir prise. Les paroles de Jean-Jacques Gold­man sont cho­quantes, non parce qu’elles sont réac­tion­naires, mais parce qu’elles portent la marque cari­ca­tu­rale de la pen­sée unique selon laquelle cha­cun est res­pon­sable de ses propres maux et que, comme le dit sans détour la chan­son, il n’y a qu’à se « bou­ger » pour s’en sor­tir. L’idéologie néo­li­bé­rale ain­si véhi­cu­lée est, pour­tant, à l’o­ri­gine de la fré­quen­ta­tion crois­sante des Res­tos. Pas moins de 130 mil­lions de repas furent dis­tri­bués l’année dernière !

Cette recom­man­da­tion pater­na­liste qui s’apparente au « Aide-toi et le Ciel t’aidera » est vaine, pour ne pas dire idiote, lorsque, en France, il y a un emploi vacant pour un mini­mum de dix chô­meurs. Et encore, ce chiffre ne dit rien de la qua­li­té des emplois pro­po­sés : un « emploi vacant » peut, par exemple, ne concer­ner que quelques heures par semaine, trop peu pour s’alimenter, se vêtir et se loger ain­si que sub­ve­nir aux besoins de ses enfants. Si l’on exclut cette der­nière caté­go­rie d’emplois, le nombre de chô­meurs pour un emploi vacant de qua­li­té pour­rait faci­le­ment grim­per à vingt ou trente.

Dans ces condi­tions, le jeune a beau « se bou­ger » autant qu’il le veut, la pro­ba­bi­li­té est maigre qu’il trouve un bou­lot lui per­met­tant de vivre, et davan­tage encore celle d’en trou­ver un dans ses cordes : 10% des gens sont sur­qua­li­fiés par rap­port au bou­lot qu’ils occupent ! En d’autres termes, les études aux­quelles ils ont consa­cré plu­sieurs années de leur vie afin d’obtenir un diplôme ne sont pas néces­sai­re­ment un inves­tis­se­ment rentable.
Quant aux jeunes un peu moins jeunes qui ont déjà tâté du mar­ché du tra­vail, c’est éga­le­ment leur faire injure que de leur seri­ner qu’ils doivent se bou­ger dans la mesure où ils ont ser­vi de variable d’ajustement durant la crise éco­no­mique. Si l’emploi glo­bal est res­té rela­ti­ve­ment stable entre 2007 et 2013 (alors que le chô­mage aug­men­tait du fait de l’afflux de nou­veaux arri­vants sur le mar­ché du tra­vail), l’emploi des jeunes s’est contrac­té de 11% au cours de cette période. Et, non seule­ment l’emploi est deve­nu une den­rée rare pour les jeunes, mais en plus l’emploi s’est pré­ca­ri­sé car ce sont sur­tout des emplois à temps com­plets qui ont dis­pa­ru (– 12%) au pro­fit des emplois à temps partiel.

Taux de risque de pau­vre­té au tra­vail par âge et par sexe (Euro­stat)
18 – 24 ans 18 – 64 ans
2007 2013 diff. (points pour­cen­tage) 2007 2013 diff. (points pour­cen­tage)
Zone euro 8,8 11,4 2,6 7,9 8,7 0,8
France 6,5 13,5 7,0 6,4 8,0 1,6

Il ne faut dès lors pas cher­cher bien loin l’explication du dou­ble­ment du taux de pau­vre­té des jeunes tra­vailleurs entre l’avant-crise et 2013, une aug­men­ta­tion quatre fois plus rapide que celle qui touche l’ensemble des tra­vailleurs fran­çais et net­te­ment plus défa­vo­rable que ce que l’on a pu obser­ver dans l’ensemble de la zone euro. (Source : Eurostat) 

Quant à ceux qui n’ont pas réus­si à trou­ver du bou­lot, l’Obser­va­toire natio­nal de la pau­vre­té et de l’exclusion sociale vient d’établir que les mini­ma sociaux n’étaient pas en adé­qua­tion avec les dépenses néces­saires pour vivre dignement.

Évo­lu­tion de l’emploi en France, 2007 – 2013 (Euro­stat)
15 – 24 ans 15 – 64 ans
Tous - 11% 0%
Temps par­tiel - 8% 5%
Temps com­plets - 12% - 1%

Les paroles sont d’autant plus inap­pro­priées et indé­centes que ceux qui les chantent sont, contrai­re­ment aux jeunes qu’ils haranguent, des tra­vailleurs super pro­té­gés puisqu’ils sont cou­verts par l’exception cultu­relle. Celle-ci a été consa­crée par une loi du 1er février 1994 (appli­cable dès 1996) qui impose des quo­tas aux radios fran­çaises quant à la dif­fu­sion des titres fran­co­phones : 40% de pro­gram­ma­tion d’œuvres créées ou inter­pré­tées par des fran­co­phones, dont 20% sont des nou­veaux talents durant les heures d’é­coute significative…

Enfin, dans les rangs des Enfoi­rés, figurent des per­son­na­li­tés connues pour leurs démê­lés avec le fisc. Ne citons que Florent Pagny qui en a d’ailleurs pro­fi­té pour faire de l’argent en chan­ton­nant sur son res­sen­ti­ment quant au fait de devoir par­ti­ci­per à l’effort de soli­da­ri­té (Ma liber­té de pen­ser), Alain Delon jadis dans la bande ou encore Patrick Bruel et Dany Boon qui sont éga­le­ment des exi­lés fis­caux. Quant à Gad Elma­leh dont le nom est res­sor­ti du der­nier scan­dale finan­cier « Swiss­Leaks » ou à Hélène Sega­ra qui se plaint que ses impôts financent l’assistanat en France, leur cas n’est pas plus glorieux.

Cher Jean-Jacques…

La pro­chaine fois que tu te mets dans la caboche d’écrire un nou­vel hymne, consulte d’abord les sta­tis­ti­ciens de l’INSEE ou d’Eurostat et inter­roge les tré­fonds de ton âme pour savoir si ce mor­ceau col­le­ra avec l’esprit de Coluche lorsqu’il mon­ta les Res­tos et avec celui de Bala­voine qui en fut le pre­mier par­rain. Mais peut-être que d’ici là, tu devras rem­plu­mer ta troupe qui aura été défor­cée par les départs logiques de Zaz, Gré­goire, Amel Bent, Michael Youn ou Obis­po à la DG EcFin de la Com­mis­sion euro­péenne, celle qui se dis­tingue par son excès de zèle à ordon­ner les poli­tiques d’austérité. Après tout, ce serait une évo­lu­tion logique dans leur par­cours : rabâ­cher des cli­chés, puis ânon­ner des recom­man­da­tions néo­li­bé­rales. Je prends les paris que ta cuvée 2016 sera une ode au modèle alle­mand. Nul doute que le conseil d’administration des Res­tos, dont les pré­ro­ga­tives sont notam­ment de « veiller à la cohé­rence des mes­sages grâce aux char­gés de mis­sions » et d’«assurer la com­mu­ni­ca­tion géné­rale des Res­tos » (mer­ci Wiki­pe­dia) auront du bou­lot grâce à toi au cours des pro­chaines semaines et des pro­chains mois.

Jean-Jacques, tu es à la scène musi­cale fran­çaise ce que Fran­çois Hol­lande est à la poli­tique : autant la Chan­son des Res­tos et le Dis­cours du Bour­get par­ti­cipent du même esprit de soli­da­ri­té, celui qui incite à faire rem­part contre les agres­sions éco­no­miques, autant Toute la Vie et l’annonce par l’Elysée de la nomi­na­tion d’Emmanuel Macron à l’Économie semblent se répondre l’une à l’autre et reflé­ter un renon­ce­ment à l’esprit ini­tial de votre démarche.

Réagis­sant à la polé­mique dans Le Petit Jour­nal de Canal+, tu com­mentes en bana­li­sant la chose : « C’est juste une chan­son ; [il ne faut pas] cher­cher la petite bête ». Eh bien non, jus­te­ment pas. Son côté réac­tion­naire ne serait pas grave – après tout, la liber­té d’expression vaut pour tous #jesuis­Jean­Jacques — si ta chan­son n’était le porte-éten­dard d’une cause juste qui, du coup, se trouve ain­si enta­chée et même tra­hie. Et, cir­cons­tance aggra­vante, le pou­voir de nui­sance des sté­réo­types anti­so­ciaux est pro­por­tion­nel à la forte audience dont les Enfoi­rés béné­fi­cient (7 mil­lions d’albums et DVD ven­dus en dix ans, 14 mil­lions de télé­spec­ta­teurs par show).

Mais, peut-être après tout, les com­men­ta­teurs se sont-ils trom­pés sur tes inten­tions et n’ont-ils pas com­pris que tu cher­chais à mettre en adé­qua­tion le mes­sage de ta troupe avec son nom. Si cela cor­res­pond bien à l’esprit qui t’animait lorsque tu écri­vis les paroles, alors nous ne pou­vons que saluer l’excellence de ton tra­vail : mis­sion accomplie !

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen