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Le « tax shift », c’est du bon sens !
Le docteur John Common Jr. ayant du temps l’été, il nous fait l’honneur d’un deuxième billet, entre deux Daikiris au bord de sa piscine.
Le gouvernement belge emboîte le pas du gouvernement français pour lancer ce que d’aucuns nomment un « tax shift ». Insistons sur une remarque liminaire : l’objectif principal du tax shift est évidemment de baisser les coûts du travail pour plus de compétitivité par rapport aux grandes puissances économiques. Point barre. En d’autres termes, il s’agit de payer moins cher le travailleur, directement ou indirectement (charges sociales et autres impôts visant à financer les services publics et la sécurité sociale), et de compenser ce changement pour le budget de l’État en allant chercher des recettes ailleurs. Nous, experts, sommes tous à l’unisson de cet objectif, et il faut vraiment une dose de mauvaise foi politique et d’incompétence journalistique pour laisser accroire qu’il y a un autre sens à ces mesures.
Rappelons ensuite que l’usage du terme anglais shift est tout à fait approprié, le mot découlant de la racine proto-germanique skiftan qui renvoie à la fois au fait de séparer, de classifier, mais aussi de « fournir un effort pour modifier ». L’expression anglo-saxonne populaire du milieu du XVe siècle où ledit mot devint central est d’ailleurs to make shift au sens de « faire des efforts en vue d’un mouvement », « fournir un labeur pour transformer ». L’intelligence collective sous-jacente à l’usage du syntagme « tax shift » est ici pleinement démontrée : oui, il s’agit de fournir un effort, un labeur, pour modifier les règles des catégories taxatoires. En gros, il s’agit de diminuer la taxation du travail en augmentant le labeur fourni. Et qui doit fournir ce labeur ? Et bien, c’est là où il nous faut en revenir à quelques fondamentaux sociologiques pour bien comprendre comment un tax shift peut être efficace.
Nous considérerons ici comme exemple particulièrement intéressant l’augmentation de la TVA sur l’électricité prévue par le gouvernement du jeune et dynamique Premier ministre belge, Charles Michel. Il s’agit d’une mesure de bon sens : on le sait, il faut en Belgique limiter la consommation énergétique pour minimiser le risque de black out, lié à l’impossibilité d’une pleine exploitation des centrales nucléaires par respect de normes de sécurité. Mais il y a un aspect plus fondamental que l’on oublie : la TVA sur l’électricité n’est pas un impôt progressif (la TVA tout court ne l’étant pas plus, comme l’ont magnifiquement montré les économistes Alain Trannoy et Nicolas Ruiz). Plus encore dans le cas spécifique de l’électricité, la TVA est en fait un impôt inversement progressif : la consommation énergétique des plus riches représentant une part véritablement infime de leurs dépenses, qui sont elles-mêmes largement inférieures à leurs revenus, l’impôt sur leur consommation d’énergie représente aussi une part extrêmement faible de leurs dépenses. Les plus pauvres, en revanche, consacrent une proportion énorme de leurs dépenses à l’électricité : ils seront donc largement plus touchés que les plus riches, l’effort sera pour eux très conséquent.
« Mais, me direz-vous, c’est fort injuste ! » « Et bien, rétorquerons-nous tout net, non, pas du tout. C’est une question de bon sens. » Rappelons d’abord que les pauvres sont bien plus nombreux que les riches. Rappelons ensuite qu’ils regardent beaucoup la télévision, jouent beaucoup à des jeux informatiques, cuisinent en usant d’équipement électroménager à bas prix et pleins de courts-circuits, voire pire, chauffent leur logement mal isolé via des radiateurs électriques. Tout ceci nous amène à un constat : le pauvre pourrait faire preuve d’un peu de bonne volonté pour diminuer sa dépense énergétique. Il suffit d’en revenir à quelques méthodes simples, bien connues des ouvriers des régions houillères, mais oubliées depuis : par exemple, la chambre commune familiale, qui permet de se tenir au chaud en récupérant l’énergie calorifique des corps, l’isolation thermique des bâtiments par triple couche de glaise, de paille et de papier journal, l’usage de matériel de cuisine traditionnel (fouet à main) et la confection de plats simples, mais roboratifs (ragoûts de légumes grossièrement taillés, salades de pommes-de-terre cuites au Zibro Kamin). Et pour le divertissement, il serait bien plus utile que les pauvres retournent aux activités collectives, depuis les séances de catéchismes jusqu’aux tournois de sport entre usines ou entre bureaux de chômage. De la sorte, au prix finalement de réajustements mineurs des modes de vie amenant d’ailleurs à une vie plus saine et plus collective, le pauvre peut renverser la tendance de la TVA à être finalement un impôt inversement progressif.
Passons, en regard, au cas du riche : le riche a déjà optimisé son usage électrique dans les divertissements, investissant dans un système audio high tech avec fonction « green touch », le mettant automatiquement en veille ; il a déjà isolé avec les techniques dernier cri sa chambre, son dressing et sa salle de bain en enfilade, prémunissant ses costumes contre toute humidité et sa chambre contre toute baisse de température ; il a déjà équipé sa cuisine d’appareils allemands de gamme supérieure. Quels efforts complémentaires pourrait-il bien fournir sans que ses conditions de vie ne s’en trouvent fondamentalement et défavorablement modifiées ? Il faut relire La Distinction de Pierre Bourdieu, n’en déplaise à certains de mes collègues ! Bien sûr, les nombreuses réflexions marxisantes de ce sociologue sont pénibles, mais on trouve au milieu de ses pages quelques traits inspirés, notamment lorsqu’il souligne que d’infimes différences dans les « goûts » peuvent signifier d’énormes différences en termes de positions sociales, puisque les goûts constituent des marqueurs sociaux. Il souligne d’ailleurs que c’est particulièrement le cas dans l’élite des classes supérieures. Il y a là une réalité profonde, un fait social majeur : un riche est beaucoup plus sujet à un rejet de son groupe social lorsqu’il n’a pas l’occasion d’afficher les symboles de son rang.
Vous pourrez sans problème rentrer en boîte de nuit à Tubize affublé d’une casquette Nike contrefaite en Chine ou d’un costume trois pièces ; mais essayez de rentrer au Cercle de Lorraine avec des baskets ou sans cravate. Vous pourrez sans souci payer votre consommation chez Anna en face de la (future) gare de Mons en pièces, en cash ou par carte de débit ou de crédit (moyennant une infime surtaxe), essayez de payer dans un restaurant trois étoiles au Michelin avec autre chose que des grosses coupures ou une carte de crédit gold ou platinum. Vous pouvez arriver à une cérémonie de mariage d’un pauvre affublé d’un jogging pour peu qu’il soit uni ou relativement sobre, tentez seulement de pénétrer une fête similaire sans jaquette, gant et fleur à la boutonnière dans les quartiers les plus huppés des grandes villes. Non, c’est évident, les riches n’ont pas les moyens de faire des économies, et il faut être particulièrement cruel pour le leur imposer. Heureusement, beaucoup de travaux l’ont compris, qui traitent de « nouvelles formes de précarité » permettant de pointer la cruauté du déclassement des plus nantis et inspirant les politiques visant à « préserver le pouvoir d’achat » de tous (en ce compris des mieux dotés).
Revenons au « tax shift »: nous pourrions considérer encore la hausse des accises sur l’alcool et le tabac, la taxe sur les boissons sucrées, pour montrer que le même type de constat s’applique parfaitement. Ainsi, s’il a été scientifiquement démontré que la hausse de la TVA ne peut, au mieux, répondre à des objectifs de redistribution que très à la marge, il convient d’insister sur un autre aspect bénéfique de ces mesures, quant à lui trop souvent négligé : ces augmentations permettent de corriger les comportements des pauvres, dont le laisser aller est devenu absolument impayable pour la collectivité, tout en préservant les riches du risque insoutenable de déclassement.
Du bon sens, disions-nous.