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Le suicide polémiste

Blog - e-Mois - journalisme média sciences sociales par Marc de Haan

septembre 2014

Sous le titre « Le sui­cide du jour­na­lisme », le der­nier billet d’humeur de Chris­tophe Mincke est venu trou­bler la mienne, pour­tant tou­jours égale et radieuse comme cha­cun sait. Mon pre­mier com­men­taire fut de me dire « per­plexe », car je ne savais si je trou­vais cet article déran­geant parce qu’il porte la plume là où ça fait mal, […]

e-Mois

Sous le titre « Le sui­cide du jour­na­lisme », le der­nier billet d’humeur de Chris­tophe Mincke est venu trou­bler la mienne, pour­tant tou­jours égale et radieuse comme cha­cun sait. Mon pre­mier com­men­taire fut de me dire « per­plexe », car je ne savais si je trou­vais cet article déran­geant parce qu’il porte la plume là où ça fait mal, ou au contraire parce qu’il rate la plaie, cible de tout bon jour­na­liste lon­drien1. À la réflexion : les deux !

Chris­tophe Mincke dénonce cette pra­tique qui vou­drait que dans son désir légi­time de pré­sen­ter la diver­si­té des points de vue, le jour­na­liste cherche déses­pé­ré­ment des auteurs aux­quels ils puissent être cré­di­tés, fussent-ils peu ou pas qua­li­fiés pour les expri­mer. Qu’importe fina­le­ment si on recourt au micro-trot­toir, au pro­vo­ca­teur pro­fes­sion­nel ou au pro­fes­seur hors de son champ de com­pé­tence pour­vu qu’il ait un avis sur tout et sur­tout un avis. Pour le jour­na­liste contem­po­rain, mieux vau­drait citer le diable qu’endosser la res­pon­sa­bi­li­té d’une opi­nion qui paraisse un peu sulfureuse.

Je conçois que cette manière de pré­sen­ter, ou plu­tôt de repré­sen­ter le débat de socié­té, soit assez répan­due dans nos médias. Quel jour­na­liste ne s’est pas deman­dé un jour à qui il ferait bien dire blanc pour contre­dire celui qui dit noir, quand il pour­rait tout aus­si bien le faire lui-même ? Chris­tophe Mincke y voit une déres­pon­sa­bi­li­sa­tion. Elle tra­hit peut-être la crainte des rédac­tions de heur­ter leur public et, plus géné­ra­le­ment à mon sens, une solu­tion de faci­li­té. On peut alors regret­ter que le jour­na­liste n’ose pas faire entendre sa propre voix, d’autant qu’en sa qua­li­té d’observateur pro­fes­sion­nel, il a du sujet une connais­sance qui légi­time le com­men­taire. Ce jour­na­lisme relè­ve­rait de la dupe­rie, celle de faire croire que la presse est neutre et objec­tive, alors qu’il est bien enten­du que le plus scru­pu­leux récit de la réa­li­té ne sera jamais la réa­li­té en soi. La crainte de prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés condui­rait ain­si le jour­na­lisme à sa perte.

Un autre regard peut être por­té sur ce retrait volon­taire du jour­na­liste : celui de la déon­to­lo­gie. Elle ne s’oppose en effet nul­le­ment à l’expression d’avis per­son­nels, pour autant que les jour­na­listes fassent « clai­re­ment la dis­tinc­tion aux yeux du public entre les faits, les ana­lyses et les opi­nions. Lorsqu’ils expriment leur propre opi­nion, ils le pré­cisent2 ». Cette dis­po­si­tion, à la fois simple et exi­geante, se retrouve dans la plu­part des textes et règle­ments déon­to­lo­giques, et est bien connue des jour­na­listes sous la for­mule « les faits sont contrai­gnants, mais le com­men­taire est libre ».

Dans ces condi­tions, on com­prend que la sépa­ra­tion entre le com­men­taire et la rela­tion des faits jus­ti­fie que le com­men­taire n’a pas vrai­ment sa place dans un compte-ren­du d’actualité ou la pré­sen­ta­tion d’une ques­tion de socié­té. Par contre, tous les jour­naux four­millent d’espaces bien iden­ti­fiés dans les­quels les jour­na­listes expriment très libre­ment des opi­nions. Certes des opi­nions de jour­na­listes, c’est-à-dire qui se veulent non par­ti­sanes et gui­dées par la recherche de véri­té, mais des opi­nions néan­moins. Les billets de Mar­tine Mael­schalck, Béa­trice Del­vaux, Fran­cis Van de Woes­teyne ou Fabrice Gros­filley expriment bel et bien des opi­nions, sou­vent très enga­gées. Édi­to­ria­listes ou rédac­teurs en chef, certes ils incarnent le point de vue leur rédac­tion, mais il ne manque pas éga­le­ment de com­men­taires de jour­na­listes qui ne sont pas inves­tis de pareille mis­sion. Enca­drés, billets, chro­niques en audio­vi­suel… où donc Chris­tophe vas-tu cher­cher que les jour­na­listes n’auraient pas le cou­rage de leurs opinions ?

Tan­tôt les jour­na­listes s’abstiennent d’exprimer leur avis, tan­tôt ils s’en font un devoir, selon les angles choi­sis et les cir­cons­tances par­ti­cu­lières, et géné­ra­li­ser au point de pré­dire le sui­cide du jour­na­lisme me semble rele­ver de l’exagération, qui certes sied à un billet d’humeur dont les moyens sont percutants.

J’en viens ici à l’essentiel, et à la phrase de l’article de Chris­tophe Mincke qui me fit sur­sau­ter. Récla­mant de sédui­sante manière la libé­ra­tion de la parole jour­na­lis­tique, il nous dit que « nous avons bien davan­tage besoin de points de vue que de rela­tions ser­viles d’événements ». Je ren­ver­se­rais la pro­po­si­tion, en y sup­pri­mant un terme péjo­ra­tif, pour écrire qu’au contraire, nous avons bien davan­tage besoin de rela­tions fidèles d’événements que de points de vue.

Des points de vue, tout le monde en a. Tout le monde, grand ensemble qui com­prend des prix Nobel, mais aus­si n’importe qui. Et de nos jours, tout le monde a la capa­ci­té de com­mu­ni­quer d’un clic son opi­nion à la terre entière. Certes les avis des jour­na­listes ne manquent pas d’intérêt, mais est-ce vrai­ment par la qua­li­té de leur point de vue qu’ils sont indis­pen­sables, et irrem­pla­çables ? J’en doute.

Je pense au contraire que le monde a besoin de vérité.

Bien enten­du, le jour­na­lisme ne pré­tend pas faire adve­nir la véri­té dans toute sa splen­deur, mais il a l’ambition, par une méthode cri­tique, de déga­ger les faits des appa­rences et des opi­nions. Il mène l’enquête avec impar­tia­li­té, un peu comme l’historien, le poli­cier ou le méde­cin, pour s’approcher au plus près de la véri­té. Il serait vain de dis­cré­di­ter les jour­na­listes parce qu’ils ne par­viennent pas à la révé­ler telle qu’en elle-même. Cher­cher la véri­té avec rigueur, obs­ti­na­tion et hon­nê­te­té, ne serait-ce pas fina­le­ment plus impor­tant que la trouver ?

Le net, et avec lui nos vieux médias, déborde d’opinions. Il en regorge, dégorge. Leur mul­ti­tude est telle qu’elles deviennent une grande vague opi­niâtre qui sou­lage ceux qui y surfent, les grise de se sen­tir libres, mais sert si peu l’intérêt géné­ral. Pour­quoi, nous jour­na­listes, devrions nous faire une prio­ri­té d’y joindre notre voix ? Nous qui fai­sons pro­fes­sion de cher­cheur de véri­té, pour­quoi nous épui­ser à craw­ler dans la doxa ? Notre public attend-il vrai­ment notre bonne parole, lui qui nous retire de plus en plus sa confiance ?

Pour ma part, je per­siste à pen­ser que si le jour­na­lisme a encore une uti­li­té sociale, c’est en pour­sui­vant son tra­vail de recherche d’informations cré­dibles, inédites, cachées, mais vali­dées, recou­pées, et ain­si déga­gées de la gangue com­mu­ni­ca­tion­nelle. Une infor­ma­tion net­toyée des para­sites dif­fu­sés par tous ceux dont le métier est de ser­vir des inté­rêts par­ti­cu­liers et non le bien com­mun. Dans un monde où les pou­voirs – qu’ils soient éco­no­miques, reli­gieux, poli­tiques, spor­tifs ou cultu­rels – ont acquis la maî­trise de leur com­mu­ni­ca­tion à leur seul pro­fit, il est démo­cra­ti­que­ment indis­pen­sable que les jour­na­listes inves­tissent toute leur éner­gie dans la révé­la­tion des faits.

Chris­tophe Mincke a rai­son de rap­pe­ler aux jour­na­listes qu’ils ont une res­pon­sa­bi­li­té d’intellectuel, en ces temps où intel­lec­tuel est deve­nu une insulte. Ado­les­cent, j’ai com­pris ce qu’était un intel­lec­tuel en lisant et reli­sant cette cita­tion d’Henri Poin­ca­ré, que mon pro­fes­seur d’histoire avait affi­ché dans sa classe :

« La pen­sée ne doit jamais se sou­mettre, ni à un dogme, ni à un par­ti, ni à une pas­sion, ni à un inté­rêt, ni à une idée pré­con­çue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se sou­mettre, ce serait ces­ser d’être. »

Il n’est pas impos­sible que, pre­nant fait et cause pour les faits, les jour­na­listes se sui­cident. Les faits sont en effet tel­le­ment com­plexes, tel­le­ment sub­tils, ils contre­disent tel­le­ment notre besoin de divi­ser le monde entre les bons et les méchants, que leur lec­ture est fas­ti­dieuse. Pour vendre nos jour­naux, des infor­ma­tions sai­gnantes et des opi­nions à l’emporte-pièce sont assu­ré­ment plus por­teuses. Dans ce cas, oui, nous nous sui­ci­dons. Ce sera le sui­cide de l’industrie de la presse, tant pis, puisque ce qui consti­tue la noblesse et l’idéal jour­na­lis­tique lui survivra.

  1. « Je demeure convain­cu qu’un jour­na­liste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à pré­cé­der les pro­ces­sions, la main plon­gée dans une cor­beille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plai­sir, non plus de faire du tort, il est de por­ter la plume dans la plaie. » Albert Londres, Terre d’ébène.
  2. Code de déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique, article 5, Conseil de déon­to­lo­gie journalistique.

Marc de Haan


Auteur

Journaliste