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Le rêve chinois

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

novembre 2017

Avec la Rus­sie, l’Inde, la Tur­quie, une par­tie du monde isla­mique et quelques autres, la Chine, pre­mière puis­sance mon­diale en deve­nir, s’éloigne de l’État de droit et de la démo­cra­tie libé­rale. Cela après une courte phase de rap­pro­che­ment qui a pu faire illu­sion, tout comme en Rus­sie. Le mou­ve­ment de déco­lo­ni­sa­tion, après avoir été poli­tique, puis […]

Le dessus des cartes

Avec la Rus­sie, l’Inde, la Tur­quie, une par­tie du monde isla­mique et quelques autres, la Chine, pre­mière puis­sance mon­diale en deve­nir, s’éloigne de l’État de droit et de la démo­cra­tie libé­rale. Cela après une courte phase de rap­pro­che­ment qui a pu faire illu­sion, tout comme en Rus­sie. Le mou­ve­ment de déco­lo­ni­sa­tion, après avoir été poli­tique, puis éco­no­mique, déploie aujourd’hui sa dimen­sion cultu­relle. Cet aspect impré­vu de la glo­ba­li­sa­tion, du moins pour ceux qui pensent que la démo­cra­tie est un uni­ver­sel tom­bé du Ciel, débouche sur le rejet de ce qui est au cœur de la civi­li­sa­tion occi­den­tale moderne. Le rêve chi­nois de Xi Jin­ping n’est-il qu’une « ruse de l’histoire », ou devien­dra-t-il un modèle pour le monde et une menace pour l’Europe ? Car cette der­nière, ain­si que l’Amérique de Trump, semble vivre un déclin de l’universalisme comme par un choc en retour.

Nous devons fer­me­ment nous tenir à dis­tance des pen­sées occi­den­tales erro­nées comme « la sépa­ra­tion des pou­voirs » et « l’indépendance de la jus­tice ». Nous devons nous oppo­ser aux dis­cours qui attaquent les diri­geants du Par­ti com­mu­niste chi­nois et le sys­tème socia­liste chi­nois. Il nous faut être prêts à répondre et à sor­tir l’épée pour nous pré­pa­rer à la bataille.

Zhou Qiang, pré­sident de la Cour suprême popu­laire, jan­vier 2017

中国梦

Cet inter­titre — « Le rêve du pays du Milieu » — écrit en sino­grammes1 donne à éprou­ver l’altérité (rela­tive et ins­truc­tive)2 d’une civi­li­sa­tion qui s’incarne sur­tout dans son écri­ture, ciment majeur de la nation chi­noise comme l’avait sou­li­gné Simon Leys. Si les langues des dif­fé­rentes com­po­santes du peuple Han (l’ethnie prin­ci­pale) sont variées, au point qu’un Can­to­nais ne com­prend pas vrai­ment un Péki­nois à l’oral, l’écriture idéo­gra­phique peut être lue par tout le monde, y com­pris les Japo­nais, dans la mesure où elle repré­sente prin­ci­pa­le­ment des mor­phèmes (uni­tés de sens), construits à par­tir de clés, et non des sons. Les peuples mino­ri­taires — repré­sen­tés par les quatre petites étoiles du dra­peau de la Répu­blique popu­laire de Chine, la grande figu­rant les Hans — ayant des gra­phies dif­fé­rentes, comme les Tibé­tains, apprennent l’écriture chi­noise à l’école et peuvent dès lors le lire sans même savoir par­ler le man­da­rin. Le nou­veau slo­gan pro­gram­ma­tique de Xi Jin­ping — « Le rêve chi­nois » — peut dès lors être lu par la qua­si-tota­li­té de la popu­la­tion de citoyen­ne­té chi­noise. Les com­po­santes du sino­gramme clas­sique pour « rêve » sug­gèrent une per­sonne allant dor­mir et le songe qui se pro­duit alors. Dans les textes chi­nois anciens, il évoque un lieu où le divin et l’humain com­mu­niquent. Y aurait-il du divin dans le pro­gramme de Xi Jin­ping ? Ou s’agit-il d’une simple « trou­vaille mar­ke­ting » pour expri­mer « la volon­té de ceux qui veulent au sein du régime un pou­voir fort, incar­né par le par­ti »3 ? Les deux, probablement.

La synthèse du « Fils de la Terre jaune »

Le renou­vel­le­ment du man­dat de secré­taire géné­ral du Par­ti com­mu­niste chi­nois de Xi Jin­ping pour une durée de cinq ans, lors de son dix-neu­vième Congrès (octobre 2017), est une don­née poli­tique et géo­po­li­tique de pre­mière impor­tance. Pour bien en sai­sir la por­tée, il convient à la fois de prendre la mesure des évo­lu­tions poli­tiques, cultu­relles et éco­no­miques internes à la Chine, et celle de ses réso­nances avec le reste du monde. Comme nous le ver­rons, les deux aspects sont pro­fon­dé­ment liés, l’orientation poli­tique de Xi Jin­ping étant for­te­ment influen­cée par le spectre de la dis­so­lu­tion de l’URSS — « le syn­drome Gor­bat­chev » — et la menace conco­mi­tante que repré­sente pour lui le modèle occi­den­tal. Ajou­tons que la syn­thèse que pro­meut l’homme fort de Pékin (qui cumule les prin­ci­pales fonc­tions du pou­voir), asso­ciant les réfé­rences à Mao (par­ti com­mu­niste unique) et à Deng Xiao­ping (éco­no­mie de mar­ché), renoue aus­si avec la tra­di­tion mil­lé­naire de la Chine, tel le confu­cia­nisme et le pou­voir impé­rial légi­ti­mé par l’école dite « Légiste » (nous y reviendrons). 

Les res­sem­blances avec le régime de Vla­di­mir Pou­tine sont frap­pantes, ce der­nier étant un héri­tier du régime com­mu­niste, qui consi­dère que la chute de l’URSS est « la plus grande catas­trophe géo­po­li­tique du XXe siècle ». Il pro­meut un régime à par­ti qua­si unique asso­cié à une éco­no­mie de mar­ché, et valo­rise l’ancrage civi­li­sa­tion­nel mil­lé­naire de la Rus­sie, notam­ment ortho­doxe, contre la déca­dence occi­den­tale. Notons que dans les deux cas, la tech­nos­cience et l’économie de mar­ché sont décou­plées du libé­ra­lisme poli­tique (au sens de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, du res­pect des droits indi­vi­duels et des liber­tés). Nous retrou­vons ce « mixte » d’un genre (rela­ti­ve­ment) nou­veau en Tur­quie, qui y asso­cie une réfé­rence reli­gieuse forte après des décen­nies de laïcité. 

Mais reve­nons à Xi Jin­ping. S’il est un élé­ment impor­tant à rete­nir de sa bio­gra­phie offi­cielle, c’est qu’il est un héri­tier, un « prince rouge » — son père, Xi Zhongxun, était un des pre­miers com­pa­gnons d’armes de Mao ; il fut vice-pré­sident de l’As­sem­blée popu­laire et vice-Pre­mier ministre — qui a été envoyé à la cam­pagne lors de la révo­lu­tion cultu­relle pour se frot­ter aux « masses ». Mais pas n’importe quelle cam­pagne : celle de la « Terre jaune », le cœur de la Chine mil­lé­naire où les pay­sans vivent dans des mai­sons creu­sées à même le lœss (roche limo­neuse de cou­leur jau­nâtre), ce que fera Xi Jin­ping (et Mao avant lui). On ne peut rêver d’ancrage plus vis­cé­ral dans la sini­tude maté­rielle et sym­bo­lique, car cette région de la Chine est consi­dé­rée comme le lieu ger­mi­nal du royaume et de la dynas­tie des Qin ou Ts’in (pro­vince du Shaan­xi) et ensuite de la civi­li­sa­tion chi­noise — ce « Ts’in » qui don­ne­ra son nom occi­den­tal à l’Empire du Milieu (Zhōng­guó), tel que rap­por­té par les mar­chands de la route de la soie et les Jésuites. 

Cerise sur ce socle sino-bar­ré­sien de la « terre sacrée »4, la région est celle où son père a com­bat­tu aux côtés de Mao. Ce « fils de la Terre jaune », qu’est le nou­veau diri­geant chi­nois, a dès lors été ini­tié aux dures réa­li­tés des masses pay­sannes sur le lieu même où se nouèrent les his­toires impé­riale, révo­lu­tion­naire et fami­liale. Peu importe que ce sto­ry­tel­ling passe sous silence le fait que le jeune Xi a pris la poudre d’escampette après trois mois — las­sé par la vie tro­glo­dyte, les puces et les tra­vaux des champs — qu’il s’en est retour­né à Pékin où il a été arrê­té avant d’être envoyé en réédu­ca­tion pen­dant trois ans5. Ce qui compte, c’est la mobi­li­sa­tion de ce mythe pas­to­ral de la terre des origines.

À cet ancrage ori­gi­nel et tel­lu­rique dans un sol natal « qui ne sau­rait men­tir », vient se joindre le legs plu­ri­mil­lé­naire et pres­ti­gieux de la civi­li­sa­tion chi­noise. Il n’est plus ques­tion aujourd’hui de récu­ser les « quatre vieille­ries » (idées, culture, cou­tumes et habi­tudes anciennes), jetées aux pou­belles de l’histoire par la révo­lu­tion cultu­relle et sa « lutte anti-Confu­cius ». Bien au contraire, le pré­sident chi­nois ne manque pas une occa­sion de s’appuyer de manière expli­cite ou impli­cite sur des pans entiers de la tra­di­tion poli­tique et civi­li­sa­tion­nelle chi­noise. C’est le cas bien enten­du de Confu­cius, don­nant son nom aux centres cultu­rels (équi­valent des Goethe Ins­ti­tut pour l’Allemagne ou des Ins­ti­tut Cer­vantes pour l’Espagne) dif­fu­sant le soft power chi­nois dans le monde.

Ces réfé­rences étant mul­tiples et par­fois choi­sies en fonc­tion des cir­cons­tances et des des­ti­na­taires, ten­tons de les sérier en repé­rant ce qui leur est com­mun, en sus de leur autoch­to­nie cultu­relle qui forme comme une couche d’humus ances­tral au-des­sus de la « Terre jaune ». Après le réel du sol, le sym­bo­lique des ensei­gne­ments pro­di­gués par les Anciens et l’imaginaire per­met­tant de sus­ci­ter un nou­veau « rêve chi­nois ». Le res­pect des Anciens, de la Hié­rar­chie et de la Loi est pré­ci­sé­ment ce qui est remo­bi­li­sé de l’enseignement de Confu­cius et des phi­lo­sophes légistes qui sou­tinrent le pou­voir du pre­mier Empe­reur his­to­rique, Qin Shi Huang (mort en 210 avant notre ère) — long­temps après le mythique « Empe­reur Jaune » (Huángdì)6, qui aurait accom­pli sa mis­sion civi­li­sa­trice et de média­tion avec le Ciel il y a plus de cinq mille ans. La créa­tion de l’État consiste ici aus­si en un rapa­trie­ment des pou­voirs du Ciel par un média­teur terrestre.

Roman national contre « nihilisme historique »

La mobi­li­sa­tion de toute l’histoire de la civi­li­sa­tion chi­noise à l’intérieur de laquelle viennent s’insérer l’âge d’or du maoïsme (1940 – 1950) et les trente glo­rieuses de Deng Xiao­ping (1978 – 2008) a pour objec­tif de construire un roman natio­nal, qui fait notam­ment l’impasse sur les ravages du Grand Bond en avant (1958 – 1960) et de la Révo­lu­tion cultu­relle (1968 – 1976). Ce pro­jet mis en œuvre par Xi Jin­ping, un homme let­tré et sen­sible aux ques­tions cultu­relles, vise à sou­te­nir l’essor de la Chine par un « grand récit », qui four­nit des assises civi­li­sa­tion­nelles et morales au pou­voir — mais aus­si à un pays en perte de repères, après sa moder­ni­sa­tion d’une extra­or­di­naire rapi­di­té. Il ne s’agit par ailleurs pas seule­ment d’une reva­lo­ri­sa­tion de la tra­di­tion impo­sée d’en haut, mais éga­le­ment d’une dyna­mique qui vient de la base. En témoignent, par exemple, le regain d’intérêt popu­laire pour Confu­cius, le taoïsme et les diverses reli­gions.

Si nous nous concen­trons sur l’action du pou­voir, on constate que ce der­nier s’est lan­cé dans une recons­truc­tion du pas­sé qua­si­ment orwel­lienne7, l’objectif n’étant évi­dem­ment pas de l’aborder de manière scien­ti­fique et cri­tique, mais bien héroïque. L’histoire remo­bi­li­sée n’a pas pour objec­tif d’en construire un savoir mais bien un roman, c’est-à-dire un récit par­tiel­le­ment fic­tif et mani­chéen. Ce roman natio­nal ne sup­porte d’ailleurs pas la moindre cri­tique, la remise en ques­tion de cer­tains de ses épi­sodes « héroïques » par des his­to­riens — qua­li­fiés de « nihi­listes » per­ver­tis par l’Occident — leur ayant valu des pour­suites judi­ciaires à répé­ti­tion et même la pri­son. C’est ain­si que l’auteur d’un livre extrê­me­ment docu­men­té8 sur la famine du Grand Bond en avant, Yang Jisheng, s’est vu refu­ser la sor­tie du ter­ri­toire pour rece­voir un prix au Canada.

La renais­sance de la Chine — après avoir été dépas­sée par l’Europe au XVIe siècle, puis sou­mise à la Guerre de l’Opium, aux « trai­tés inégaux » et à la domi­na­tion du Japon — passe par la reva­lo­ri­sa­tion de la « voie chi­noise »9, dont celle de sa tra­di­tion du pou­voir. Deux ensei­gne­ments des pre­miers siècles de l’Empire des Qin sont mobi­li­sées à cet effet par Xi Jin­ping : celui de Han Fei et celui de Confu­cius. Le pre­mier est le plus impor­tant repré­sen­tant de l’école « Légiste », un groupe de pen­seurs qui éla­bo­rèrent le cor­pus doc­tri­nal struc­tu­rant et légi­ti­mant le pou­voir impé­rial. À leurs yeux, la Loi n’a pas d’autre objec­tif que celui de construire un État par le droit et non pas un État de droit, un État où Loi est l’instrument exclu­sif du pou­voir et non celui de ses sujets. Il serait certes ana­chro­nique de repro­cher sa concep­tion de la Loi à un phi­lo­sophe qui vécut il y a plus de deux mille ans dans l’Empire des Qin, alors que la notion d’État de droit est un concept euro­péen récent. Ce qui mérite par contre d’être sou­li­gné, c’est l’usage qu’en fait un pré­sident com­mu­niste chi­nois au XXIe siècle pour asseoir sa concep­tion du pouvoir.

La réfé­rence à Confu­cius (lati­ni­sa­tion de Kǒng Fūzǐ par les Jésuites) est moins dis­crète que celle à Han Fei, ce der­nier étant un auteur moins connu, plus spé­cia­li­sé, et dont la doc­trine poli­tique « ver­ti­cale » peut appa­raître un peu rude. L’enseignement de « Maître Kong » (tra­duc­tion de Kǒng Fūzǐ) est au contraire beau­coup plus large, plus popu­laire, et touche de nom­breux aspects des rela­tion sociales, de la famille à la ges­tion de l’État, de la spi­ri­tua­li­té à la poli­tique. Si Confu­cius n’est pas à l’origine d’une doc­trine reli­gieuse au sens où nous l’entendons (il fait cepen­dant allé­geance au Ciel, le signi­fiant de la trans­cen­dance en Chine), il est l’objet d’un culte, tout comme Boud­dha. Il prône par ailleurs « la voie des Anciens », ce qui lui a valu d’être per­çu comme un obs­tacle à la moder­ni­sa­tion de la Chine par Max Weber, mais aus­si par la plu­part des cou­rants moder­ni­sa­teurs chi­nois aux XIXe et XXe siècles10. Comme l’aurait dit Confu­cius, « Je trans­mets l’enseignement des Anciens, sans rien créer de nou­veau, car il me semble digne de foi et d’adhésion. »11 Le temps social légi­time est celui de la répé­ti­tion du pas­sé et non celui de la construc­tion de l’avenir. Les intel­lec­tuels réfor­ma­teurs du Mou­ve­ment du 4 mai (1919) vou­lurent dès lors « ren­ver­ser la bou­tique de Confu­cius », incom­pa­tible, selon eux, avec la science, le pro­grès et la démocratie. 

Le régime com­mu­niste chi­nois a donc effec­tué une volte-face totale sur ce point, afin de sou­te­nir son pou­voir et de lut­ter contre la crise morale induite par la moder­ni­sa­tion, mais sans doute aus­si la des­truc­tion cultu­relle opé­rée par le maoïsme. L’autoritarisme pater­na­liste de la morale confu­céenne, qui fut long­temps la doc­trine offi­cielle et la colonne ver­té­brale du sys­tème impé­rial, est ain­si remise à l’honneur par Xi Jin­ping qui l’associe à d’autres vec­teurs du roman natio­nal pour raf­fer­mir le corps social. L’avenir radieux néces­site un pas­sé gran­diose, et Confu­cius en fait par­tie. Cer­tains intel­lec­tuels proches du pou­voir prônent même une « Consti­tu­tion confu­céenne », com­pre­nant trois chambres, dont la pre­mière repré­sen­te­rait « la légi­ti­mi­té du Ciel », pré­si­dée par un savant renom­mé. Dif­fi­cile de faire plus hété­ro­nome en termes de réfé­rence sociétale…

Enfin, la construc­tion du roman natio­nal passe par le culte des héros et la lutte contre la cor­rup­tion12 ; la célé­bra­tion des « saints » s’oppose aux « com­bines et concu­bines ». Une abon­dante pro­duc­tion lit­té­raire et ciné­ma­to­gra­phique retrace l’histoire sul­pi­cienne des indi­vi­dus héroïques dont le maoïsme avait fait grand usage, tels Lei Feng, Jiao Yulu ou Gu Wen­chang. Les citoyens ordi­naires sont invi­tés à s’en ins­pi­rer pour amé­lio­rer leur suz­hi, terme chi­nois pour dési­gner la qua­li­té humaine indi­vi­duelle ou « cré­dit social », qui sera bien­tôt sou­mise à éva­lua­tion par l’entremise d’algorithmes acti­vés sur les smart­phones13.

Fausses tendances dans la sphère idéologique

La révé­la­tion par un site dis­si­dent d’un docu­ment confi­den­tiel14, inti­tu­lé « Com­mu­ni­qué sur l’état actuel de la sphère idéo­lo­gique », dif­fu­sé au sein du PC chi­nois au len­de­main de l’accession de Xi Jin­ping à la pré­si­dence en mars 2013, donne une idée assez pré­cise de son pro­gramme. Le sujet du « Com­mu­ni­qué » est en effet la néces­si­té d’une « lutte intense » contre « les fausses ten­dances, posi­tions et acti­vi­tés idéo­lo­giques » de « forces hos­tiles », occi­den­tales ou internes. Sept ten­dances de cette nature sont réper­to­riées : la « démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle occi­den­tale» ; les « valeurs uni­ver­selles» ; la « socié­té civile» ; le « néo­li­bé­ra­lisme» ; le « jour­na­lisme à l’occidentale» ; le « nihi­lisme his­to­rique » et la cri­tique du socia­lisme à carac­té­ris­tiques chi­noises15. On note­ra l’association du « néo­li­bé­ra­lisme » aux « valeurs uni­ver­selles » et à la « socié­té civile », ce qui peut don­ner à pen­ser : quels liens éta­blissent les auteurs entre ces notions ? À y regar­der de plus près, c’est le contrôle crois­sant (comme en Rus­sie) des grands groupes éco­no­miques par le pou­voir chi­nois que semble mena­cer le « néolibéralisme ».

Ce docu­ment concerne dès lors autant les ten­dances internes de la socié­té chi­noise que « les forces hos­tiles » occi­den­tales. Ce qui signi­fie que les aspi­ra­tions à plus de démo­cra­tie n’y sont pas mortes, comme en témoignent les mou­ve­ments des droits civiques et les « avo­cats aux pieds nus » (sans oublier Hong-Kong). Ils font l’objet d’une répres­sion impla­cable, ain­si que l’illustre notam­ment le trai­te­ment réser­vé à Liu Xiao­bo16, prix Nobel de la paix en 2010 et co-auteur de la « Charte 08 ». Cette charte, ren­due publique fin 2008, conte­nait dix-neuf pro­po­si­tions de trans­for­ma­tion du sys­tème poli­tique chi­nois, illus­tra­tive des « fausses ten­dances ». Par­mi celles-ci : nou­velle Consti­tu­tion, sépa­ra­tion des pou­voirs, liber­té d’association, liber­té d’expression, liber­té reli­gieuse, liber­té d’entreprendre, sécu­ri­té sociale, pro­tec­tion de l’environnement, fédé­ra­li­sa­tion du pays. Last but not least, la Charte deman­dait la créa­tion d’une Com­mis­sion de véri­té et de récon­ci­lia­tion, fai­sant la lumière sur les « injus­tices et atro­ci­tés » du « pas­sé » (soit les diverses formes de ter­reur et crimes de masse du maoïsme). Liu Xiao­bo est mort en déten­tion le 13 juillet 2017. 

Ces menaces internes sont appuyées par des vec­teurs externes d’origine occi­den­tale qu’il convient éga­le­ment de com­battre : ONG, ambas­sades, médias, inter­net… Dans ce contexte, le contrôle des médias (avec le sou­ci d’un cybe­res­pace « sain et propre ») est une arme dans la « guerre idéo­lo­gique » que mène le pré­sident chi­nois pour « gui­der l’opinion ». Comme Xi Jin­ping l’exprimait lors d’une réunion tenue en août 2013, « la construc­tion éco­no­mique est la tâche cen­trale du Par­ti com­mu­niste, la tâche idéo­lo­gique est aus­si extrê­me­ment impor­tante ».17 Si le roman natio­nal évo­qué plus haut consti­tue un ancrage civi­li­sa­tion­nel du « rêve chi­nois » (qui s’oppose au « rêve amé­ri­cain »), le mar­xisme-léni­nisme en est tou­jours la matrice actuelle et « les membres du Par­ti, les cadres, doivent croire fer­me­ment dans le mar­xisme et le com­mu­nisme » (ibi­dem).

On note­ra le para­doxe qui consiste, d’un côté, à reje­ter « les valeurs uni­ver­selles » et, de l’autre, à « croire fer­me­ment dans le mar­xisme » d’origine occi­den­tale, à chan­ter l’Inter­na­tio­nale et à orga­ni­ser un « Congrès mon­dial du mar­xisme » à Pékin18. Sans comp­ter, bien évi­dem­ment, l’incongruité d’une éco­no­mie capi­ta­liste avec une pro­tec­tion sociale faible (sur­tout à des­ti­na­tion des fonc­tion­naires et tra­vailleurs urbains à emploi stable) dans un pays dont le pou­voir se déclare com­mu­niste19. La pro­tec­tion sociale est cepen­dant en déve­lop­pe­ment, mais depuis que le pays est … capi­ta­liste. Rap­pe­lons que la reven­di­ca­tion d’une sécu­ri­té sociale était l’une des pro­po­si­tions de la « Charte 08 ».

Du point de vue de la guerre idéo­lo­gique, l’élection de Donald Trump est sans conteste « un cadeau inouï » pour Xi Jin­ping, qui a pu lui offrir un accueil impé­rial dans la Cité inter­dite lors de sa visite du 8 novembre 2017. Dans son édi­to­rial, le quo­ti­dien natio­na­liste chi­nois Glo­bal Times ne s’y est pas trom­pé, saluant un pré­sident amé­ri­cain qui « n’a pas d’intérêt pour la diplo­ma­tie idéo­lo­gique » et « ne recourt pas à la ques­tion des droits de l’homme pour embê­ter la Chine ».20 Voi­là qui n’est pas de la langue de bois et ren­force le rêve chi­nois face à son rival quelque peu en jachère, le rêve américain.

Un rêve du Milieu

Pen­dant ce temps, les artistes sont mobi­li­sés sur le « front de la plume », selon l’expression de Mao. Le peuple doit être au centre de leurs pré­oc­cu­pa­tions et ils doivent se nour­rir de « la magni­fique culture tra­di­tion­nelle » pour « être posi­tif et réchauf­fer l’âme ». Cer­tains vont même jusqu’à com­po­ser des chan­son­nettes sur le couple pré­si­den­tiel (l’épouse de Xi Jin­ping, Peng Liyuan, est une chan­teuse popu­laire): « Oncle Xi et Maman Peng ». Des sino­logues asso­cient le suc­cès consi­dé­rable des romans d’arts mar­tiaux de Jin Yong (l’un des auteurs chi­nois les plus lus avec Lu Xun) et la renais­sance de valeurs confu­céennes « holistes » : la pié­té filiale, la pré­fé­rence pour les proches, la pré­séance du groupe sur l’individu, le sens de la hié­rar­chie et le res­pect des maîtres. Comme l’écrit l’un d’eux, « Lu Xun sym­bo­lise la ten­dance occi­den­ta­li­sante, moder­niste, et la rup­ture avec la tra­di­tion. Au contraire, la lit­té­ra­ture d’arts mar­tiaux peut se com­prendre comme la conti­nua­tion de la lit­té­ra­ture chi­noise tra­di­tion­nelle, plus pré­ci­sé­ment du roman en langue ver­na­cu­laire […] Au risque de sim­pli­fier, on peut dire que Lu Xun et Jin Yong repré­sentent res­pec­ti­ve­ment la moder­ni­té et la tra­di­tion. »21

Mais le rêve chi­nois dans tout ça ? Comme l’avait noté Freud, le rêve se moque bien des contra­dic­tions, ce qui ne signi­fie nul­le­ment qu’il soit insen­sé. Il peut asso­cier la morale tra­di­tion­nelle et les auto­routes à cinq bandes, le mar­xisme-léni­nisme et le capi­ta­lisme débri­dé, Confu­cius et les smart­phones, Inter­net et la Terre jaune, la ver­ti­ca­li­té impé­riale et le cen­tra­lisme démo­cra­tique, Oncle Xi et Kǒng Fūzǐ. En d’autres mots : le Grand Bond en avant et le Grand Bond en arrière, la conquête de l’espace et le tro­glo­dysme. Il serait essen­tiel­le­ment une for­ma­tion de com­pro­mis qui vise à satis­faire des ten­dances contraires. Après un siècle de fas­ci­na­tion pour l’Occident libé­ral, quelques décen­nies de sta­li­nisme mos­co­vite et trente glo­rieuses capi­ta­listes amé­ri­caines, les diri­geants du pays du Milieu semblent favo­ri­ser l’Harmonie sino­cen­trée, l’équilibre du yang tech­no-mar­chand et du yin légiste-confu­céen — selon le vieil adage « savoir occi­den­tal comme outil, savoir chi­nois comme sub­stance ». Sans pour autant se dépar­tir du Ciel mar­xiste, qui accorde tou­jours son Man­dat à la Dynas­tie. À moins que ce ne soit l’inverse.

  1. La gra­phie chi­noise est com­po­sée de trois sino­grammes. Le pre­mier, très expli­cite, signi­fie « le milieu », le second « pays » et le troi­sième « le rêve ». L’ensemble se pro­nonce Zhōng­guó mèng. Lit­té­ra­le­ment « Le rêve du pays du Milieu ». L’expression « Empire du Milieu » est fran­çaise ; elle date de l’époque impériale.
  2. Sur l’écriture com­plexe et la pen­sée chi­noise contem­po­raine mises en pers­pec­tive, voir La pen­sée en Chine aujourd’hui (dir. Anne Cheng), Gal­li­mard, 2007. L’ouvrage s’ouvre par un article d’Anne Cheng, « Pour en finir avec le mythe de l’altérité », au titre un peu ambi­tieux et conve­nu, ver­sant par­fois dans ce qu’il dénonce. Le fait est d’autant plus curieux que cer­tains textes de cet ouvrage col­lec­tif mettent le doigt sur une alté­ri­té pro­fonde, notam­ment dans les domaines de l’historiographie et de la philosophie.
  3. Selon les pro­pos d’une diplo­mate occi­den­tale à Pékin, dans « Xi s’entoure de fidèles pour un pou­voir abso­lu », Le Monde, 26 octobre 2017.
  4. « La terre nous donne une dis­ci­pline, et nous sommes le pro­lon­ge­ment des ancêtres. Voi­là sur quelle réa­li­té nous devons nous fon­der. » Mau­rice Bar­rès, La Terre et les Morts, 1899. Ou encore : « Cer­taines per­sonnes se croient d’au­tant mieux culti­vées qu’elles ont étouf­fé la voix du sang et l’ins­tinct du ter­roir. Elles pré­tendent se régler sur des lois qu’elles ont choi­sies déli­bé­ré­ment et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contra­rier nos éner­gies pro­fondes. Quant à nous, pour nous sau­ver d’une sté­rile anar­chie, nous vou­lons nous relier à notre terre et à nos morts. » Idem, Amo­ri et Dolo­ri Sacrum, 1903. L’écrivain Mau­rice Bar­rès (1862 – 1923) était la figure de proue du natio­na­lisme fran­çais de l’époque et sym­pa­thi­sant intel­lec­tuel de l’Action fran­çaise, tout en n’étant pas roya­liste comme Charles Maurras.
  5. Voir Fran­çois Bou­gon, Dans la tête de Xi Jin­ping, Solin/Actes Sud, 2017. L’auteur, spé­cia­liste de l’Asie, a été cor­res­pon­dant de l’AFP à Pékin de 2005 à 2010. Il est chef-adjoint au ser­vice inter­na­tio­nal du jour­nal Le Monde.
  6. Terre jaune, Empe­reur jaune, Fleuve jaune, Mon­tagnes jaunes (thème pri­vi­lé­gié de la pein­ture chi­noise de pay­sage)… En Chine, le jaune (huáng) est la cou­leur impé­riale. La cou­leur de la terre jaune est sans doute à l’o­ri­gine du nom du Fleuve Jaune, et du carac­tère huáng dérive celui qui désigne le peuple Han. Autre­fois, le vête­ment jaune était réser­vé à l’empereur. En se qua­li­fiant de Fils de la Terre jaune, Xi Jin­ping mobi­lise les plus anciens signi­fiants de l’autochtonie et du pou­voir impé­rial chi­nois, ain­si que du « tro­glo­dysme » maoïste qui se situait, lui aus­si, dans la pos­té­ri­té du pre­mier empe­reur Qin Shi Huang.
  7. « Qui com­mande le pas­sé com­mande le futur, qui com­mande le pré­sent com­mande le pas­sé », dans 1984.
  8. Yang Jisheng, Stèles, La Grande Famine en Chine, 1958 – 1961, Seuil, 2012. Publi­ca­tion ori­gi­nale sous le titre Mubei. Zhong­guo Liu­shi Nian­dai Da Jihuang Jishi (« Pierres tom­bales. Une ana­lyse de la famine en Chine dans les années 1960 ») chez Cos­mos Books à Hong­kong, 2008. Le livre est inter­dit en Chine continentale.
  9. L’homologie avec la Rus­sie contem­po­raine est évi­dem­ment frap­pante sur ce point, avec la valo­ri­sa­tion de la « voie russe » par Vla­di­mir Pou­tine. Un pro­ces­sus simi­laire se déroule en Inde et en Turquie.
  10. Un de ses plus féroces cri­tiques était Lu Xun, le grand écri­vain chi­nois du XXe siècle récu­pé­ré par Mao et « trans­for­mé en sta­tue de sain­doux » par ce der­nier, selon les termes choi­sis de Simon Leys.
  11. Dans Les Entre­tiens de Confu­cius, Édi­tions du Seuil, 1981.
  12. Par ailleurs bien utile pour écar­ter les rivaux potentiels.
  13. Voir aus­si, dans ce contexte orwel­lien, la mul­ti­pli­ca­tion des camé­ras de recon­nais­sance faciale en Chine et le recueil de l’ADN de tous les habi­tants du Xin­jiang selon The Guar­dian du 13 décembre 2017.
  14. Révé­la­tion qui valut sept années de pri­son à la jour­na­liste chi­noise Gao Yu, pour divul­ga­tion de secrets d’État (avril 2015).
  15. Fran­çois Bou­gon, op.cit.
  16. Je me per­mets de ren­voyer à mon article « Des Nobel qui ne reflètent pas l’opinion », La Revue nou­velle, jan­vier 2011. Depuis l’écriture de ce texte, Liu Xiao­bo par­tage un autre point en com­mun avec le prix Nobel de la paix alle­mand, Carl von Ossietz­ky, qui fut empê­ché par Hit­ler de reçe­voir son prix à Oslo : Liu Xiao­bo est mort déte­nu, tout comme Carl von Ossietzky.
  17. Cité par Jérôme Marin dans « L’offensive des groupes chi­nois sur Hol­ly­wood », Le Monde, 20 octobre 2016, repris dans Fran­çois Bou­gon, op.cit.
  18. À titre anec­do­tique, il est frap­pant de consta­ter (nous par­lons d’expérience) l’affluence de visi­teurs chi­nois dans la mai­son natale de Karl Marx à Trèves, où les infor­ma­tions sont affi­chées en sino­grammes. Ce qui vaut éga­le­ment pour les « pro­duits déri­vés » mar­xiens (sty­los, tasses, foulards…).
  19. L’écart de richesse mesu­rée par le coef­fi­cient de Gini, par exemple, est plus éle­vé en Chine (41,2, année 2012) qu’au Japon (32,1, année 2008) et en Corée du Sud (31,3, année 2007). Source : Banque mondiale.
  20. Harold Thi­baul, « Visite à Pékin : “Donald Trump est un cadeau inouï pour la Chine”» et Gilles Paris, « Xi Jin­ping réserve à Donald Trump un accueil impé­rial », Le Monde.fr, 9 novembre 2017.
  21. Nico­las Zuf­fer­rey, « De Confu­cius à Jin Yong », dans La pen­sée en Chine aujourd’hui, op. cit.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur