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Le prix de la procrastination européenne ? 3 millions d’emplois

Blog - Délits d’initiés - Chine économie emploi Europe par Olivier Derruine

août 2016

Tous les pro­jec­teurs sont bra­qués sur les trai­tés trans­at­lan­tiques, prin­ci­pa­le­ment le TTIP (dont l’abandon des négo­cia­tions semble une option de plus en plus pro­bable) et, de plus en plus du CETA, au fur et à mesure que les étapes de la signa­ture au Conseil, du vote au Par­le­ment euro­péen et de la rati­fi­ca­tion natio­nale approchent. Par consé­quent, reste dans l’angle mort des par­ti­sans d’une autre mon­dia­li­sa­tion une impor­tante ques­tion de poli­tique com­mer­ciale qui devra être tran­chée avant le 11 décembre 2016 et dont l’impact éco­no­mique à moyen terme serait supé­rieur à celui des trai­tés transatlantiques.

Délits d’initiés

En effet, la déci­sion d’octroyer le sta­tut d’économie de mar­ché à la Chine – puisque c’est cela dont il s’agit – pour­rait contrac­ter l’économie euro­péenne de 1 à 2 %, là où le TTIP dimi­nue­rait le PIB de 0,5 % selon l’étude cri­tique la plus citée de Jero­nim Capal­do de la Tufts Uni­ver­si­ty. Les enjeux en termes d’emplois sont éga­le­ment bien plus impor­tants puisque 5 fois plus de jobs pour­raient être détruits que dans le scé­na­rio d’une entrée en vigueur du TTIP !

Rétroactes

Alors qu’elle fit par­tie des pre­miers membres de l’Accord Géné­ral sur le Com­merce et les Douanes (GATT) en 1947, la Chine s’en était reti­rée quatre ans plus tard. En 1986, elle réa­li­sa qu’il était pré­fé­rable pour elle de faire par­tie de ce club et dépo­sa une can­di­da­ture d’adhésion. Les négo­cia­tions à l’Organisation mon­diale du com­merce durèrent quinze années et abou­tirent en 2001. Cepen­dant, les membres de l’OMC étaient bien conscients que l’économie chi­noise était diri­gée par l’Etat, que l’initiative pri­vée n’était pas recon­nue, que la devise natio­nale (le ren­min­bi) était mani­pu­lée et que les indus­tries étaient for­te­ment sub­si­diées d’une manière ou d’une autre par Pékin et les pou­voirs locaux. Tout cela créait les condi­tions d’une concur­rence inégale, déloyale. Ain­si, même si à l’époque le poids éco­no­mique de la Chine n’était pas celui que l’on connait aujourd’hui, ils eurent la clair­voyance d’intégrer dans le pro­to­cole d’adhésion un dis­po­si­tif pour lut­ter, avec plus ou moins de réus­site, contre cette concur­rence chi­noise déloyale fon­dée sur des prix (et salaires) main­te­nus arti­fi­ciel­le­ment bas. Ce dis­po­si­tif était fon­dé sur le fait que la Chine n’était pas une éco­no­mie de mar­ché. Sous-enten­du : elle ne jouait pas le jeu du com­merce inter­na­tio­nal avec les mêmes règles que les autres.
En ver­tu de ce dis­po­si­tif, les pays qui importent de Chine des mar­chan­dises peuvent déter­mi­ner si le prix de vente est conforme au prix nor­mal du mar­ché. Pour cela, ils peuvent com­pa­rer le prix deman­dé par les Chi­nois avec un prix fic­tif qui serait celui obte­nu en pre­nant en compte les prix obser­vés sur les mar­chés mon­diaux ou dans des pays simi­laires. Si l’écart n’est pas signi­fi­ca­tif, alors il n’y a pas de tri­che­rie de la part de la Chine. Dans le cas contraire, pèse sur elle une pré­somp­tion de vou­loir gagner des parts de mar­ché en uti­li­sant des moyens inac­cep­tables, ce qui per­met de déclen­cher des ins­tru­ments de rétor­sion com­mer­ciale comme l’imposition de péna­li­tés finan­cières, les « droits anti­dum­ping » qui sont levés au terme d’une enquête dili­gen­tée, en Europe, par la Commission.
Le hic est que ce dis­po­si­tif n’est pas éter­nel : sa durée de vie est de 15 ans à comp­ter de la date du pro­to­cole d’adhésion. Les pays membres de l’OMC et l’UE (puisque la poli­tique com­mer­ciale est une com­pé­tence exclu­sive de l’UE et non plus des Etats membres) ne pour­ront plus y avoir recours à par­tir du 11 décembre (para­graphe 15.d du Pro­to­cole).
Les Euro­péens doivent donc réflé­chir ensemble à la situa­tion post-11 décembre, se pro­non­cer sur la recon­nais­sance du sta­tut d’économie de mar­ché et, le cas échéant, envi­sa­ger des méca­nismes de défense qui res­pectent les règles de l’OMC.

Des effets considérables

Si ce sta­tut est offi­ciel­le­ment recon­nu à la Chine, cela signi­fie­ra que les Euro­péens n’auront d’autre choix que de consi­dé­rer ses prix comme cor­rects. Cela aura pour consé­quence concrète de réduire la pos­si­bi­li­té d’ouvrir des enquêtes anti­dum­ping (selon une étude de l’Economic Poli­cy Ins­ti­tute (cf. infra)), pri­vant les entre­prises et les tra­vailleurs d’une pro­tec­tion efficace.
Pour pré­pa­rer sa déci­sion, l’UE a arrê­té cinq cri­tères pour éva­luer les carac­té­ris­tiques de l’économie chi­noise. Contrai­re­ment aux USA, elle n’a pas jugé bon d’y inté­grer le niveau des salaires. Or, s’il est vrai que le salaire des ouvriers chi­nois a rapi­de­ment aug­men­té ces der­nières années, cette ten­dance ne s’observe pas dans toutes les régions chi­noises, si bien que de fortes dis­pa­ri­tés s’observent et que per­siste un avan­tage concur­ren­tiel salarial.
Pour l’instant, seuls deux cri­tères sont posi­tifs. On pour­rait pen­ser que cela augure d’un rejet du carac­tère d’économie de mar­ché, mais, tout porte à pen­ser que les consi­dé­ra­tions tech­niques n’emporteront pas la déci­sion. En effet, cer­tains diri­geants euro­péens voient dans la Chine une manne finan­cière qua­si inépui­sable qui pour­rait com­bler une par­tie des quelque 200 mil­liards d’eu­ros annuels de sous-inves­tis­se­ment dont souffre l’UE (la Chine contri­bue d’ailleurs de manière signi­fi­ca­tive au Fonds Jun­cker et elle pour­rait y pla­cer bien plus d’argent dans le futur). Ils consi­dèrent éga­le­ment que la Chine est un vaste mar­ché tou­jours dyna­mique en dépit de son ralen­tis­se­ment, qui offre des débou­chés inté­res­sants pour nos entre­prises dont les car­nets de com­mande peinent à se rem­plir. Dès lors, au-delà de l’examen des cinq cri­tères, ce sont ces der­nières consi­dé­ra­tions qui pour­raient faire pen­cher la balance en faveur d’une plus grande libé­ra­li­sa­tion du com­merce entre les Euro­péens et les Chinois.
Pour­tant, des études contre­disent ces pré­vi­sions par­ti­cu­liè­re­ment opti­mistes. Celle de l’Eco­no­mic Poli­cy Ins­ti­tute (2015) conclut ain­si que l’octroi incon­di­tion­nel de ce sta­tut pro­vo­que­rait une aug­men­ta­tion des impor­ta­tions chi­noises et rédui­rait la pro­duc­tion de l’Union euro­péenne de 114 à 228 mil­liards € (= 1 – 2 % du PIB), ce qui se tra­dui­rait pas la perte de 1,7 à 3,5 mil­lions d’emplois.
On est frap­pé de consta­ter que les pays qua­li­fiés géné­ra­le­ment de « nou­veaux Etats membres » seraient le plus dure­ment tou­chés puisque un emploi mena­cé sur quatre y est loca­li­sé (alors que leur force de tra­vail ne repré­sente que 20 % de celle de l’ensemble de l’UE). Le Por­tu­gal et l’Italie, deux pays déjà sévè­re­ment éprou­vés par la crise éco­no­mique, sont expo­sés à la même hau­teur si le pire scé­na­rio envi­sa­gé par les cher­cheurs se concré­tise. Dans ces pays, ce ne sont pas moins de 2 % du total des postes de tra­vail qui seraient balayés. Pour la Bel­gique, un peu plus de 60.000 emplois entre­raient dans l’oeil du cyclone, soit 1,4 % du total. Cela rédui­rait à néant les pers­pec­tives de créa­tions d’emploi pro­je­tées pour 2018 et 2019 par le Bureau fédé­ral du Plan.

Outre les sec­teurs hau­te­ment expo­sés à la concur­rence des impor­ta­tions, les secousses se feraient aus­si res­sen­tir dans d’autres sec­teurs, par effet de rico­chets, ce qui accroi­trait encore ces nombres.
Ces résul­tats sont obte­nus sous l’hypothèse que les impor­ta­tions en pro­ve­nance de la Chine aug­men­te­raient d’ici les cinq pro­chaines années de 50 %. Cette hypo­thèse est-elle exa­gé­rée ? A titre de com­pa­rai­son, entre 2000 et 2015, elles ont pro­gres­sé de 385 %, soit 11 % par an, c’est-à-dire un chiffre cor­res­pon­dant aux 50 % sur 5 ans pré­vus par les chercheurs…

Une décision imminente

Après un pre­mier « débat d’orientation », le 13 jan­vier, suite auquel fut lan­cée une consul­ta­tion publique, la Com­mis­sion euro­péenne, qui a la res­pon­sa­bi­li­té de dépo­ser une pro­po­si­tion d’action aux Ministres s’est à nou­veau réunie le 20 juillet et a ren­voyé à plus tard le texte tant atten­du qui tranche la ques­tion du sta­tut d’économie de marché…
On est sur­pris par tant de légè­re­té et d’improvisation alors qu’approche une date butoir connue depuis 15 ans.
Pour­tant et sans même connaître l’étude alar­miste de l’Economic Poli­cy Ins­ti­tue, on sait bien que la Chine n’est pas n’importe quel par­te­naire com­mer­cial. Chaque année, elle pro­duit envi­ron 60 % des pan­neaux pho­to­vol­taïques, 60 % des jouets, 35 % des appa­reils élec­triques ména­gers et 20 % des robots indus­triels qui sortent des usines du monde. Les sur­ca­pa­ci­tés de sa pro­duc­tion d’acier équi­valent à rien moins que deux fois le total de la pro­duc­tion annuelle d’acier euro­péen !!! Il n’est dès lors guère sur­pre­nant que les fédé­ra­tions patro­nales et syn­di­cales du sec­teur fassent excep­tion­nel­le­ment front com­mun pour deman­der aux ins­tances euro­péennes d’établir des digues pour se pro­té­ger de raz de marée d’importations de métal chinois.

Pourquoi ne pas simplement refuser ?

Recon­naître le sta­tut d’économie de mar­ché à la Chine, comme l’ont fait le Bré­sil, la Nou­velle-Zélande, Sin­ga­pour, la Malai­sie et l’Argentine (tous dès 2004 !) mais aus­si l’Australie (2005), la Rus­sie et la Suisse est impen­sable au regard des chiffres énu­mé­rés ci-dessus.
Il n’est pas non plus envi­sa­geable de refu­ser com­plè­te­ment à la Chine le sta­tut d’économie de mar­ché. D’abord, pour une rai­son juri­dique. En fai­sant ce choix, l’UE se ren­drait cou­pable de dis­cri­mi­na­tion vis-à-vis de la Chine en ver­tu des règles de l’OMC et des dis­po­si­tions du pro­to­cole d’adhésion. Elle ne pour­rait qu’être condam­née par le Tri­bu­nal de Règle­ment des Dif­fé­rends de l’OMC à ver­ser d’importants dédommagements.
Par ailleurs, sur le plan pra­tique, une confron­ta­tion avec la Chine n’est pas réa­liste car s’il sort de ses ate­liers des mon­tagnes de pro­duits finis que l’on retrou­ve­ra ensuite dans nos centres com­mer­ciaux, elle four­nit éga­le­ment aux entre­prises du monde entier, non seule­ment des pro­duits semi-finis qui sont des élé­ments essen­tiels de leur chaîne de pro­duc­tion, mais aus­si des matières pre­mières pour les­quelles il existe peu de pos­si­bi­li­tés de sub­sti­tu­tion ou de four­nis­seurs alter­na­tifs. Rap­pe­lons que cer­taines de celles-ci sont qua­li­fiées de « res­sources cri­tiques » par l’UE : à l’heure actuelle, on estime que le ter­ri­toire chi­nois ren­ferme 53 % des réserves mon­diales d’antimoine, 9% de beryl­lium, 18 % de fluors­par, 69 % de gal­lium, 30 % de ger­ma­nium, 86 % de magné­sium, 48 % de terres rares, 59 % de tungs­tène… (Plus d’éléments sur l’importance de la Chine du point de vue des matières pre­mières dans les gra­phiques ici)

Une troisième voie

Pour une fois, les Euro­péens seraient bien ins­pi­rés de prendre exemple sur les Etats-Unis (et, dans une cer­taine mesure, sur le Cana­da) qui ont, en quelque sorte, bot­té en touche en octroyant de manière condi­tion­née, gra­duelle et au cas par cas le fameux statut.
Ain­si, les auto­ri­tés amé­ri­caines obligent les Chi­nois (sec­teurs ou entre­prises prises indi­vi­duel­le­ment) à appor­ter la preuve qu’ils opèrent dans des condi­tions de mar­ché nor­males. De la sorte, on évite de devoir se pro­non­cer sur le sta­tut même du pays ce qui ne pour­rait que créer des ten­sions. En revanche, le dia­logue est main­te­nu entre les gou­ver­ne­ments, dans un esprit de bonne entente et de col­la­bo­ra­tion. Cette approche est éga­le­ment de nature à inci­ter le pou­voir cen­tral de Pékin à conduire les réformes nécessaires.
De manière com­plé­men­taire, il convien­drait que les Etats membres arrêtent enfin leur posi­tion sur une pro­po­si­tion de la Com­mis­sion de 2013 et qui vise à rendre les ins­tru­ments anti-concur­rence déloyale plus effi­caces et dis­sua­sifs, quel que soit le pays à l’origine de celle-ci.

S’il fal­lut douze mois au Par­le­ment euro­péen pour se pro­non­cer sur cette pro­po­si­tion, on ignore les rai­sons pour les­quelles les Ministres trainent des pieds sur ce dos­sier. Or, afin de limi­ter les dégâts poten­tiels cau­sés par une recru­des­cence des impor­ta­tions chi­noises, il est cru­cial que les mesures pré­vues dans le texte de 2013 de la Com­mis­sion puissent entrer en vigueur, ce qui ne peut évi­dem­ment se faire sans un accord préa­lable des législateurs. 

Ain­si, le dos­sier du sta­tut de la Chine illustre, d’une part, la pro­cras­ti­na­tion de l’UE qui tarde à prendre conscience de l’ampleur des enjeux et à agir en consé­quence et, d’autre part, l’improvisation et l’amateurisme des res­pon­sables euro­péens, tant du côté de la Com­mis­sion que des Etats membres, dès lors que la gre­nade est dégou­pillée, au risque qu’elle ne pro­voque une défla­gra­tion sur les mar­chés du tra­vail européens.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen