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Le prix de la procrastination européenne ? 3 millions d’emplois
Tous les projecteurs sont braqués sur les traités transatlantiques, principalement le TTIP (dont l’abandon des négociations semble une option de plus en plus probable) et, de plus en plus du CETA, au fur et à mesure que les étapes de la signature au Conseil, du vote au Parlement européen et de la ratification nationale approchent. Par conséquent, reste dans l’angle mort des partisans d’une autre mondialisation une importante question de politique commerciale qui devra être tranchée avant le 11 décembre 2016 et dont l’impact économique à moyen terme serait supérieur à celui des traités transatlantiques.
En effet, la décision d’octroyer le statut d’économie de marché à la Chine – puisque c’est cela dont il s’agit – pourrait contracter l’économie européenne de 1 à 2 %, là où le TTIP diminuerait le PIB de 0,5 % selon l’étude critique la plus citée de Jeronim Capaldo de la Tufts University. Les enjeux en termes d’emplois sont également bien plus importants puisque 5 fois plus de jobs pourraient être détruits que dans le scénario d’une entrée en vigueur du TTIP !
Rétroactes
Alors qu’elle fit partie des premiers membres de l’Accord Général sur le Commerce et les Douanes (GATT) en 1947, la Chine s’en était retirée quatre ans plus tard. En 1986, elle réalisa qu’il était préférable pour elle de faire partie de ce club et déposa une candidature d’adhésion. Les négociations à l’Organisation mondiale du commerce durèrent quinze années et aboutirent en 2001. Cependant, les membres de l’OMC étaient bien conscients que l’économie chinoise était dirigée par l’Etat, que l’initiative privée n’était pas reconnue, que la devise nationale (le renminbi) était manipulée et que les industries étaient fortement subsidiées d’une manière ou d’une autre par Pékin et les pouvoirs locaux. Tout cela créait les conditions d’une concurrence inégale, déloyale. Ainsi, même si à l’époque le poids économique de la Chine n’était pas celui que l’on connait aujourd’hui, ils eurent la clairvoyance d’intégrer dans le protocole d’adhésion un dispositif pour lutter, avec plus ou moins de réussite, contre cette concurrence chinoise déloyale fondée sur des prix (et salaires) maintenus artificiellement bas. Ce dispositif était fondé sur le fait que la Chine n’était pas une économie de marché. Sous-entendu : elle ne jouait pas le jeu du commerce international avec les mêmes règles que les autres.
En vertu de ce dispositif, les pays qui importent de Chine des marchandises peuvent déterminer si le prix de vente est conforme au prix normal du marché. Pour cela, ils peuvent comparer le prix demandé par les Chinois avec un prix fictif qui serait celui obtenu en prenant en compte les prix observés sur les marchés mondiaux ou dans des pays similaires. Si l’écart n’est pas significatif, alors il n’y a pas de tricherie de la part de la Chine. Dans le cas contraire, pèse sur elle une présomption de vouloir gagner des parts de marché en utilisant des moyens inacceptables, ce qui permet de déclencher des instruments de rétorsion commerciale comme l’imposition de pénalités financières, les « droits antidumping » qui sont levés au terme d’une enquête diligentée, en Europe, par la Commission.
Le hic est que ce dispositif n’est pas éternel : sa durée de vie est de 15 ans à compter de la date du protocole d’adhésion. Les pays membres de l’OMC et l’UE (puisque la politique commerciale est une compétence exclusive de l’UE et non plus des Etats membres) ne pourront plus y avoir recours à partir du 11 décembre (paragraphe 15.d du Protocole).
Les Européens doivent donc réfléchir ensemble à la situation post-11 décembre, se prononcer sur la reconnaissance du statut d’économie de marché et, le cas échéant, envisager des mécanismes de défense qui respectent les règles de l’OMC.
Des effets considérables
Si ce statut est officiellement reconnu à la Chine, cela signifiera que les Européens n’auront d’autre choix que de considérer ses prix comme corrects. Cela aura pour conséquence concrète de réduire la possibilité d’ouvrir des enquêtes antidumping (selon une étude de l’Economic Policy Institute (cf. infra)), privant les entreprises et les travailleurs d’une protection efficace.
Pour préparer sa décision, l’UE a arrêté cinq critères pour évaluer les caractéristiques de l’économie chinoise. Contrairement aux USA, elle n’a pas jugé bon d’y intégrer le niveau des salaires. Or, s’il est vrai que le salaire des ouvriers chinois a rapidement augmenté ces dernières années, cette tendance ne s’observe pas dans toutes les régions chinoises, si bien que de fortes disparités s’observent et que persiste un avantage concurrentiel salarial.
Pour l’instant, seuls deux critères sont positifs. On pourrait penser que cela augure d’un rejet du caractère d’économie de marché, mais, tout porte à penser que les considérations techniques n’emporteront pas la décision. En effet, certains dirigeants européens voient dans la Chine une manne financière quasi inépuisable qui pourrait combler une partie des quelque 200 milliards d’euros annuels de sous-investissement dont souffre l’UE (la Chine contribue d’ailleurs de manière significative au Fonds Juncker et elle pourrait y placer bien plus d’argent dans le futur). Ils considèrent également que la Chine est un vaste marché toujours dynamique en dépit de son ralentissement, qui offre des débouchés intéressants pour nos entreprises dont les carnets de commande peinent à se remplir. Dès lors, au-delà de l’examen des cinq critères, ce sont ces dernières considérations qui pourraient faire pencher la balance en faveur d’une plus grande libéralisation du commerce entre les Européens et les Chinois.
Pourtant, des études contredisent ces prévisions particulièrement optimistes. Celle de l’Economic Policy Institute (2015) conclut ainsi que l’octroi inconditionnel de ce statut provoquerait une augmentation des importations chinoises et réduirait la production de l’Union européenne de 114 à 228 milliards € (= 1 – 2 % du PIB), ce qui se traduirait pas la perte de 1,7 à 3,5 millions d’emplois.
On est frappé de constater que les pays qualifiés généralement de « nouveaux Etats membres » seraient le plus durement touchés puisque un emploi menacé sur quatre y est localisé (alors que leur force de travail ne représente que 20 % de celle de l’ensemble de l’UE). Le Portugal et l’Italie, deux pays déjà sévèrement éprouvés par la crise économique, sont exposés à la même hauteur si le pire scénario envisagé par les chercheurs se concrétise. Dans ces pays, ce ne sont pas moins de 2 % du total des postes de travail qui seraient balayés. Pour la Belgique, un peu plus de 60.000 emplois entreraient dans l’oeil du cyclone, soit 1,4 % du total. Cela réduirait à néant les perspectives de créations d’emploi projetées pour 2018 et 2019 par le Bureau fédéral du Plan.
Outre les secteurs hautement exposés à la concurrence des importations, les secousses se feraient aussi ressentir dans d’autres secteurs, par effet de ricochets, ce qui accroitrait encore ces nombres.
Ces résultats sont obtenus sous l’hypothèse que les importations en provenance de la Chine augmenteraient d’ici les cinq prochaines années de 50 %. Cette hypothèse est-elle exagérée ? A titre de comparaison, entre 2000 et 2015, elles ont progressé de 385 %, soit 11 % par an, c’est-à-dire un chiffre correspondant aux 50 % sur 5 ans prévus par les chercheurs…
Une décision imminente
Après un premier « débat d’orientation », le 13 janvier, suite auquel fut lancée une consultation publique, la Commission européenne, qui a la responsabilité de déposer une proposition d’action aux Ministres s’est à nouveau réunie le 20 juillet et a renvoyé à plus tard le texte tant attendu qui tranche la question du statut d’économie de marché…
On est surpris par tant de légèreté et d’improvisation alors qu’approche une date butoir connue depuis 15 ans.
Pourtant et sans même connaître l’étude alarmiste de l’Economic Policy Institue, on sait bien que la Chine n’est pas n’importe quel partenaire commercial. Chaque année, elle produit environ 60 % des panneaux photovoltaïques, 60 % des jouets, 35 % des appareils électriques ménagers et 20 % des robots industriels qui sortent des usines du monde. Les surcapacités de sa production d’acier équivalent à rien moins que deux fois le total de la production annuelle d’acier européen !!! Il n’est dès lors guère surprenant que les fédérations patronales et syndicales du secteur fassent exceptionnellement front commun pour demander aux instances européennes d’établir des digues pour se protéger de raz de marée d’importations de métal chinois.
Pourquoi ne pas simplement refuser ?
Reconnaître le statut d’économie de marché à la Chine, comme l’ont fait le Brésil, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Malaisie et l’Argentine (tous dès 2004 !) mais aussi l’Australie (2005), la Russie et la Suisse est impensable au regard des chiffres énumérés ci-dessus.
Il n’est pas non plus envisageable de refuser complètement à la Chine le statut d’économie de marché. D’abord, pour une raison juridique. En faisant ce choix, l’UE se rendrait coupable de discrimination vis-à-vis de la Chine en vertu des règles de l’OMC et des dispositions du protocole d’adhésion. Elle ne pourrait qu’être condamnée par le Tribunal de Règlement des Différends de l’OMC à verser d’importants dédommagements.
Par ailleurs, sur le plan pratique, une confrontation avec la Chine n’est pas réaliste car s’il sort de ses ateliers des montagnes de produits finis que l’on retrouvera ensuite dans nos centres commerciaux, elle fournit également aux entreprises du monde entier, non seulement des produits semi-finis qui sont des éléments essentiels de leur chaîne de production, mais aussi des matières premières pour lesquelles il existe peu de possibilités de substitution ou de fournisseurs alternatifs. Rappelons que certaines de celles-ci sont qualifiées de « ressources critiques » par l’UE : à l’heure actuelle, on estime que le territoire chinois renferme 53 % des réserves mondiales d’antimoine, 9% de beryllium, 18 % de fluorspar, 69 % de gallium, 30 % de germanium, 86 % de magnésium, 48 % de terres rares, 59 % de tungstène… (Plus d’éléments sur l’importance de la Chine du point de vue des matières premières dans les graphiques ici)
Une troisième voie
Pour une fois, les Européens seraient bien inspirés de prendre exemple sur les Etats-Unis (et, dans une certaine mesure, sur le Canada) qui ont, en quelque sorte, botté en touche en octroyant de manière conditionnée, graduelle et au cas par cas le fameux statut.
Ainsi, les autorités américaines obligent les Chinois (secteurs ou entreprises prises individuellement) à apporter la preuve qu’ils opèrent dans des conditions de marché normales. De la sorte, on évite de devoir se prononcer sur le statut même du pays ce qui ne pourrait que créer des tensions. En revanche, le dialogue est maintenu entre les gouvernements, dans un esprit de bonne entente et de collaboration. Cette approche est également de nature à inciter le pouvoir central de Pékin à conduire les réformes nécessaires.
De manière complémentaire, il conviendrait que les Etats membres arrêtent enfin leur position sur une proposition de la Commission de 2013 et qui vise à rendre les instruments anti-concurrence déloyale plus efficaces et dissuasifs, quel que soit le pays à l’origine de celle-ci.
S’il fallut douze mois au Parlement européen pour se prononcer sur cette proposition, on ignore les raisons pour lesquelles les Ministres trainent des pieds sur ce dossier. Or, afin de limiter les dégâts potentiels causés par une recrudescence des importations chinoises, il est crucial que les mesures prévues dans le texte de 2013 de la Commission puissent entrer en vigueur, ce qui ne peut évidemment se faire sans un accord préalable des législateurs.
Ainsi, le dossier du statut de la Chine illustre, d’une part, la procrastination de l’UE qui tarde à prendre conscience de l’ampleur des enjeux et à agir en conséquence et, d’autre part, l’improvisation et l’amateurisme des responsables européens, tant du côté de la Commission que des Etats membres, dès lors que la grenade est dégoupillée, au risque qu’elle ne provoque une déflagration sur les marchés du travail européens.