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Le Mayeur des mondes

Blog - Belgosphère - Bruxelles (Région) / Brussel (Gewest) urbanisme par Nicolas Baygert

juillet 2015

Deux décen­nies après Gand, doit-on regret­ter que Bruxelles com­mence enfin à rat­tra­per son sinistre retard en matière d’aménagement urbain ? Le néo-cha­land du centre-ville est-il un pié­ton niais ? Com­ment inter­pré­ter l’inauguration du « plus grand pié­ton­nier d’Europe » dont la pater­ni­té revient presque exclu­si­ve­ment à Yvan Mayeur (PS), bourg­mestre par suc­ces­sion (et non par élec­tion) de l’emblématique Fred­dy Thie­le­mans, légi­ti­mant ici son lea­der­ship sur le Pentagone. 

Belgosphère

Le style Mayeur détonne, mais peine à convaincre. Un Time Square bruxel­lois plus proche d’une Fan­cy Fair impro­vi­sée ? Une refonte de l’identité visuelle de Bruxelles avec un cli­vant logo « BXL » évo­quant Bat­man, aus­si pro­bant qu’une mort de Marion Cotillard à l’écran ? Un coût de 80.000 euros pour ce re-bran­ding uni­lingue ? Réponse laco­nique : « Je ne sais pas si c’est ce mon­tant. Et je ne sais pas si c’est beau­coup. Je ne suis pas apte à juger. » Peu importe, prio­ri­té aux actes. 

Les clashs et les couacs, pour­tant consé­quents, se pré­sentent comme dom­mages col­la­té­raux d’un irré­sis­tible bou­gisme rom­pant avec l’immobilisme du pas­sé. « Ou je conti­nue le petit jeu clas­sique, en essayant d’obtenir des com­pro­mis, et je n’arrive à rien. Ou on agit et on dit “ça suf­fit, les autres n’ont qu’à s’adapter”.»

Résul­tat : le bourg­mestre bruxel­lois semble aujourd’hui sym­bo­li­que­ment aux com­mandes de la Ville-Région, déten­teur du droit d’initiative, et sup­plan­tant sans doute défi­ni­ti­ve­ment son inau­dible ministre-pré­sident Rudi Ver­voort (PS). « Moi j’ai ren­ver­sé la logique : faire d’abord la ville que nous vou­lons et adap­ter l’outil – la mobi­li­té – après. » Retour, dès-lors, sur l’«inauguration » jubi­la­toire du 28 juin, pre­mier gros coup de la méthode Mayeur. 

Le coup d’envoi du pié­ton­nier fut don­né par le spec­tacle de l’«Homme debout », un géant en osier de 8 mètres che­mi­nant de la place de Brou­ckère à la Bourse. Sym­bo­lisme tou­jours, le géant invi­ta les Bruxel­lois à un « sit-in » pour se réap­pro­prier (sic) l’espace public. Selon Gus­tave-Nico­las Fischer, « la per­cep­tion d’[un] espace se joue à plu­sieurs niveaux : cog­ni­tif, nor­ma­tif et affec­tif, qui sont insé­pa­rables et qui consti­tuent une façon pri­vi­lé­giée de prendre connais­sance de l’environnement qui nous entoure »1. Aus­si, cette réap­pro­pria­tion pré­fi­gure une méta­mor­phose : celle du cita­din en « fré­quen­tant ». Encore faut-il qu’il y ait lieu à fré­quen­ter, ose­rait-on pen­ser. Or, loin d’un enfu­mage top-down cette mue découle avant tout d’une immer­sion libre­ment consentie. 

Diverses ini­tia­tives récentes mobi­lisent ain­si autant de dis­po­si­tifs immer­sifs requé­rant la coopé­ra­tion inter­pré­ta­tive et l’imaginaire des indi­vi­dus : une auto­route urbaine meu­blée de troncs d’arbres évoquent un Eden cita­din à venir, une ferme urbaine et 2.000 mètres car­rés d’herbe tendre dérou­lé sur les pavés, place des Palais, inau­gurent un « Bruxelles-Cham­pêtre », ou encore, quelques bacs à sables, des cabanes Bri­co cus­to­mi­sées (les mêmes que pour Plai­sirs d’Hiver) en bord de canal et moult Moji­tos trans­posent les plai­san­ciers intra-muros en plein tropiques. 

Comme le notait Phi­lippe Muray2 au sujet de Paris-Plage : « Le bal­néaire [n’est] pas ailleurs que sur le papier. Le lit­to­ral ne se résum[e] qu’à ce lit­té­ral. » Depuis lors, de nom­breuses villes dis­posent de leur lit­to­ral ima­gi­naire, pièce maî­tresse de tout city-bran­ding esti­val qui se res­pecte : « Namur-les-Bains » et même « Lou­vain-La-Plage » – la cité étu­diante jadis déser­tée l’été se retrouve désor­mais cou­verte de plu­sieurs cen­taines de tonnes de sable fin ; un véri­table Deau­ville sur dalle. 

L’essentiel du tra­vail de scé­no­gra­phie consiste à sus­pendre l’in­cré­du­li­té des pas­sants tout en pariant sur la col­la­bo­ra­tion de ces der­niers. L’objectif est de créer un consen­sus quant à la per­cep­tion de l’iréel se dévoi­lant sous nos yeux. Un condi­tion­ne­ment poly­sen­so­riel qui, dans le cas du pié­ton­nier, puise allé­gre­ment dans le registre infan­tile : jeux d’échecs et « Puis­sance 4 » géants le jour de l’«inauguration », tables de ping-pong vis­sées à la va-vite dans le bitume, poli­ciers che­vau­chant leur Segway.

Or, ce qui étonne dans ces exemples, c’est jus­te­ment la grande capa­ci­té du co-inter­pré­tant bruxel­lois à « jouer le jeu », à s’émouvoir de fou­ler un maca­dam encore chaud, en dépit de la pau­vre­té des élé­ments immer­sifs à disposition. 

La clô­ture spa­tio-tem­po­relle des espaces urbains trans­mu­tés en lieux de loi­sirs par une volon­té de réen­chan­ter le « vivre ensemble » ont ain­si voca­tion à trans­for­mer la cita­di­ni­té en une expé­rience fes­tive. On se deman­de­ra, non sans sar­casme, si « Bruxelles Les Bains » et le pié­ton­nier ne se feront pas concur­rence dans un futur proche ? Une inter­ro­ga­tion à laquelle l’échevin du Tou­risme Phi­lippe Close (PS) répon­dit le plus sérieu­se­ment du monde : 

« Je ne pense pas que cela fera double emploi. Nous avons fait le pari d’un Bruxelles qui n’arrête jamais et où il se passe tout le temps des choses. Plus il y a d’événements, mieux c’est ! Et je ne crois pas que l’un ou l’autre se fera pha­go­cy­ter. Ce sont des évé­ne­ments com­plé­men­taires, ils vont créer un effet d’entraînement. L’idée, c’est qu’il y ait tou­jours quelque chose à faire à Bruxelles. »

« Si tu ne vas pas à la fête, la fête vien­dra à toi »3. Cette immer­sion ludique est cepen­dant loin de concer­ner l’intégralité des usa­gers de cette même zone uni­la­té­ra­le­ment « fes­ti­vi­sée ». Après la séquence d’hallucination col­lec­tive vécue en début de semaine, l’émersion s’annonça d’autant plus cruelle. Paral­lè­le­ment aux camions (de main­te­nance) réem­bou­teillant les axes cen­traux, le réel refait sur­face en dévoi­lant la vilé­nie (on l’espère tem­po­raire) du pano­ra­ma urbain actuel. Pré­ci­sons que la notion d’émersion évoque un brusque retour à la sur­face, comme l’illustre l’exemple morose du dimanche, ce « non-jour ». Le consom­ma­teur s’y retrouve livré à lui-même, à son « sen­ti­ment d’insuffisance »4 errant dans les rues déser­tées, sans ani­ma­tion – un dimanche heu­reu­se­ment pro­gres­si­ve­ment sup­pri­mé des centre-villes. De quoi faire perdre l’appétit aux pique-niqueurs sur asphalte. 

L’enjeu de l’après 28 juin (date du ban­nis­se­ment de l’automobile de l’hyper-centre), c’est donc bien la maté­ria­li­sa­tion effec­tive – et prompte – de ce pié­ton­nier rêvé. À l’instar de la démo­li­tion du via­duc Reyers, la fête se contente pour l’instant de venir acter une déci­sion poli­tique, de célé­brer une pro­jec­tion (et non le par­achè­ve­ment des travaux). 

« Pour fêter cet évé­ne­ment, la Région bruxel­loise invite tous les rive­rains et tous les Bruxel­lois à une fête à l’oc­ca­sion du lan­ce­ment des tra­vaux de démo­li­tion. Le dimanche 12 juin, le ter­rain en friche situé à l’angle de la rue Colo­nel Bourg et du bou­le­vard Reyers sera trans­for­mé en lieu fes­tif de 14 heures à minuit. L’a­près-midi sera agré­men­tée d’ac­ti­vi­tés fami­liales, avec des ani­ma­tions pour enfants, un châ­teau gon­flable, tan­dis que les rive­rains pour­ront s’in­for­mer du dérou­le­ment des tra­vaux au via­duc et des pro­jets d’a­ve­nir ambi­tieux pour leur quar­tier via une expo­si­tion et un stand d’in­for­ma­tion. En soi­rée, le DJ qui anime les Pik­Nik Elec­tro­niK assu­re­ra l’animation. »

Les réac­tion­naires à quatre roues, les rive­rains suc­com­bant au syn­drome Nim­by, les cyclistes inté­gristes et autres mau­vais citoyens, tous oppo­sés à cette « exten­sion du domaine de la fête » ne pour­ront être indé­fi­ni­ment reje­tés aux fron­tières du réel par pur enthou­siasme béat. Rap­pe­lons que pour l’instant, l’unique geste – fort – consis­ta à bar­ri­ca­der le bou­le­vard et à le sau­pou­drer de mobi­lier Jar­di­land XXL. 

Par-delà le col­ma­tage du calen­drier des fêtes jusqu’aux pro­chains « Plai­sirs d’Hiver », il s’agit de (re-)penser la réa­li­té urbaine en son­geant à refer­mer la paren­thèse oni­rique : sor­tir d’un dimanche sans voi­ture per­pé­tuel et sif­fler la fin de la récréa­tion (for­mule de cir­cons­tance). En effet, contrai­re­ment aux hap­pe­nings ponc­tuels et fes­tifs, le pié­ton­nier devrait par essence être permanent. 

Encore faut-il ces­ser les ana­chro­nismes consis­tant à pré­sen­ter le pié­ton­nier (à venir) comme « une recon­quête ». Car il ne s’agit pas d’une réap­pro­pria­tion, mais bien d’une appro­pria­tion, point de Recon­quis­ta, mais une vic­toire néces­sai­re­ment ago­nis­tique de la « mobi­li­té douce » sur la bagnole. Pas de gagnants-gagnants, donc, au grand dam du consen­sus mou. 

Les auto­ri­tés bruxel­loises entendent ain­si « rendre la ville à ses habi­tants et aux visi­teurs ». Là encore, le retour au réel sup­pose la mise en veilleuse du dik­tat fes­ti­viste, celui de la supré­ma­tie du fré­quen­tant (cet « ahu­ri du centre-ville » dans la bouche de Muray) écar­tant le pié­ton (le cita­din réel) hors de sa zone de loi­sirs (ce der­nier conti­nue d’emprunter les trottoirs). 

Le retour au réel sup­pose la prise en compte immi­nente d’éléments tan­gibles : la per­du­ra­tion de chancres à quelques mètres de la Grand-Place, la fré­né­tique kéba­pi­sa­tion des com­merces et last but not least l’ubuesque ges­tion des déchets (à défaut de voir un pié­ton­nier ver­du­ri­sé trans­for­mé en par­cours à obs­tacles nauséabonds).

C’est uni­que­ment à ce prix que l’hyper-centre évi­te­ra sa réaf­fec­ta­tion durable en plaine de jeux low-cost.

  1. Fischer G.-N. (1990), Les domaines de la psy­cho­lo­gie sociale, coll. « Le champ du social », Dunod, p. 229.
  2. Muray, P. (2008), Fes­ti­vus Fes­ti­vus, Flam­ma­rion, p. 197.
  3. Muray, P. (2001), Après l’His­toire I, Les Belles Lettres, 2001.
  4. Abra­ham, K. (1989), Les névroses du dimanche. Œuvres com­plètes (vol. 2), Payot, p. 70.

Nicolas Baygert


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