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Le journal libanais Al-Akhbar définitivement au service du Hezbollah

Blog - e-Mois par Pierre Coopman

juin 2013

Le Hez­bol­lah liba­nais inter­vient en Syrie aux côtés de l’armée de Bachar Al-Assad. Cette orga­ni­sa­tion sec­taire a défi­ni­ti­ve­ment lais­sé tom­ber les masques, et le quo­ti­dien liba­nais Al-Akh­­bar, sou­vent décrit comme une publi­ca­tion dyna­mique et de qua­li­té, label­li­sé par les connais­seurs nuan­cés comme « anti-amé­­ri­­cain de gauche et pas for­cé­ment contraire au Hez­bol­lah », est aujourd’hui irré­mé­dia­ble­ment et volontairement […]

Le Hez­bol­lah liba­nais inter­vient en Syrie aux côtés de l’armée de Bachar Al-Assad. Cette orga­ni­sa­tion sec­taire a défi­ni­ti­ve­ment lais­sé tom­ber les masques, et le quo­ti­dien liba­nais Al-Akh­bar, sou­vent décrit comme une publi­ca­tion dyna­mique et de qua­li­té, label­li­sé par les connais­seurs nuan­cés comme « anti-amé­ri­cain de gauche et pas for­cé­ment contraire au Hez­bol­lah », est aujourd’hui irré­mé­dia­ble­ment et volon­tai­re­ment deve­nu un outil de pro­pa­gande du Hez­bol­lah et de l’axe favo­rable au régime de Damas.

Durant quelques années, le moder­nisme de la ligne rédac­tion­nelle a pu faire dou­ter. Le jour­nal sem­blait jouir d’une cer­taine indé­pen­dance. Tous les élé­ments étaient ras­sem­blés pour pro­pul­ser ce jour­nal à « l’avant garde » : fon­dé par le regret­té pen­seur et jour­na­liste influent Joseph Sama­ha ; col­la­bo­rant avec Wiki­leaks ; par­te­naire du Monde diplo­ma­tique ; défen­dant des causes taboues telles que le droit à vivre son homo­sexua­li­té dans les socié­tés arabes ; cri­ti­quant le racisme de la bour­geoi­sie liba­naise et l’esclavage qu’elle impose aux ser­vantes sri-lan­kaises ou éthio­piennes ; accor­dant des tri­bunes à des figures per­çues comme « pro­gres­sistes » telles que Ziad Rah­ba­ni (met­teur en scène, comé­dien et musi­cien éclec­tique) et Oun­si Al-Hajj (poète, édi­teur, tra­duc­teur de Sha­kes­peare); confiant sa rubrique cultu­relle à l’intellectuel « aty­pique » Pierre Abi Saab (fon­da­teur en 2002 du maga­zine cultu­rel Zawaya, ancien res­pon­sable des pages cultu­relles du quo­ti­dien pan-arabe Al-Hayat); mariant la légi­ti­mi­té qu’octroie l’appui de ces per­son­na­li­tés connues et recon­nues avec l’enthousiasme d’une équipe rédac­tion­nelle jeune et dyna­mique, un gra­phisme nova­teur et ori­gi­nal, un site web consul­té dans le monde entier, etc.

A l’origine : un projet de gauche commun.

Al-Akh­bar est né le 14 août 2006, en pleine guerre entre Israël et le Hez­bol­lah, vou­lant expri­mer le refus, dans une socié­té « levan­tine » bou­le­ver­sée et trau­ma­ti­sée par l’occupation éta­su­nienne de l’Irak, de la poli­tique amé­ri­caine au Moyen-Orient. Ain­si défi­ni, le quo­ti­dien a d’entrée de jeu la capa­ci­té de ras­sem­bler des obé­diences diverses, de s’attirer de nom­breux sym­pa­thi­sants. Mais la conver­gence de l’équipe d’Al-Akhbar autour de la défi­ni­tion d’un pro­jet com­mun ne résiste pas, au prin­temps et à l’été 2011, à l’aggravation de la crise en Syrie. Kha­led Saghieh, rédac­teur en chef adjoint et cofon­da­teur du jour­nal, cri­tique alors sans ména­ge­ment le « dis­cours com­plice » 1 de la gauche arabe qui refuse de sou­te­nir la révo­lu­tion syrienne. Il met direc­te­ment en cause Ado­nis, le célèbre poète syrien exi­lé (de son vrai nom Ali Ahmad Saïd Esber, né en 1930), qui s’est mani­fes­té dans les médias arabes, début 2011, pour expri­mer sa défiance vis-à-vis d’une « révo­lu­tion éma­nant des mos­quées ». Ibra­him Al-Amine, le rédac­teur en chef d’Al-Akhbar n’a pas une posi­tion laïque aus­si radi­cale que celle d’Adonis (la contra­dic­tion de la proxi­mi­té avec le Hez­bol­lah serait dans ce cas inte­nable), mais ses dif­fé­rences de vue avec Kha­led Saghieh sont patentes. Ce der­nier finit d’ailleurs par quit­ter le jour­nal. Car Ibra­him Al-Amine se reven­dique clai­re­ment du dis­cours com­plo­tiste de gauche. L’écrasante majo­ri­té de ses articles sont mar­qués du sceau de la dénon­cia­tion de l’alpha et de l’oméga, du grand satan amé­ri­cain, tou­jours cou­pable, in fine, de tous les maux de l’humanité.

En 2012, Al-Akh­bar connaît de nou­velles divi­sions : des écrits de la chro­ni­queuse Amal Saad Gho­rayeb, favo­rables au régime de Damas, pro­voquent la publi­ca­tion par Max Blu­men­thal, un col­la­bo­ra­teur de la ver­sion anglaise (en ligne) du jour­nal, d’un article annon­çant son départ avec un titre per­cu­tant : The right to resist is uni­ver­sal ; A fare­well to Al-Akh­bar and Assad’s apologists.

Au fil des inci­dents qui agitent la rédac­tion, Ibra­him Al-Amine reste fidèle à son per­son­nage. Ce rédac­teur en chef a habi­le­ment mené sa barque afin de ras­su­rer son men­tor syrien. L’eau a cou­lé sous les ponts depuis les inter­dic­tions épi­so­diques du jour­nal en Syrie, quand Ibra­him Al-Amine devait se jus­ti­fier. Dans un article de 1er avril 2011, inti­tu­lé « Al-Akh­bar et la Syrie » 2 , il se met­tait à la dis­po­si­tion des cen­seurs à Damas pour rené­go­cier les condi­tions de dif­fu­sion du jour­nal. Dans ce même article il citait le fon­da­teur Joseph Sama­ha qui, quand on lui deman­dait de cla­ri­fier la rela­tion du jour­nal avec la Syrie et l’Iran, répon­dait : Lisez le jour­nal et jugez. Pre­nons Al-Amine au mot en citant deux de ses articles récents, fidèles à l’ensemble de ses autres articles, et jugeons.

Le Hezbollah versus « les traîtres »

Le 27 mai 2013 il écrit : Au début des révoltes en Syrie, le Hez­bol­lah a ten­té de jouer un rôle de média­teur, mais cer­tains déve­lop­pe­ments, comme l’implication d’Israël dans la crise, ont pro­vo­qué un chan­ge­ment, ont rebat­tu les cartes. 3

Cet extrait élo­quent appar­tient à un registre écu­lé : dans le monde arabe, une inter­ven­tion d’Israël en faveur d’un enne­mi quel­conque est le fan­tasme secret et inavoué de qui­conque rêve de mettre cet enne­mi kno­ckout. Israël n’existerait pas, qu’Ibrahim Al-Amine, le Hez­bol­lah, et beau­coup d’autres encore, dans leurs rêves les plus enfouis, aime­raient, tel Pyg­ma­lion, l’inventer et le façon­ner pour avoir une théo­rie à déve­lop­per ou quelque chose à dire sur la poli­tique internationale.

L’on peut bien enten­du sou­te­nir le délire exac­te­ment inverse, puisque le 21 mai 2013, Ibra­him Al-Amine sug­gère, à mots cou­verts, que c’est le Hez­bol­lah que les enne­mis liba­nais du Hez­bol­lah (appe­lés les traîtres) aime­raient inven­ter s’il n’existait pas : Leur his­toire est faite de tra­hi­sons et de coopé­ra­tion avec l’ennemi – elle a com­men­cé en mai 1983 avec leur ten­ta­tive d’accord de paix entre Israël et le Liban et abou­ti à ce qu’ils jus­ti­fient ouver­te­ment l’attaque d’Israël contre le Liban, en 2006. Ils aime­raient com­battre le Hez­bol­lah direc­te­ment, s’ils le pou­vaient. Mais au lieu de cela, le seul espoir qu’il leur reste est d’amener les sala­fistes à mener leur croi­sade au Liban, afin de mieux pou­voir le repro­cher au Hez­bol­lah. 4

Réca­pi­tu­lons : Ce serait donc le Hez­bol­lah qui risque de tom­ber dans un tra­que­nard ten­du par ceux qui aiment qu’il existe pour pou­voir le battre à mort, mais pas trop, afin qu’il ressuscite.

Loin de nous aider à com­prendre la situa­tion au Moyen-Orient – sinon que : « ce que le Hez­bol­lah fait en Syrie s’insère dans le vaste com­bat des forces de la résis­tance contre les forces assas­sines et réac­tion­naires dont le centre de gra­vi­té est Israël » — les exé­gèses para­noïaques d’Ibrahim Al-Amine ont au moins le mérite de nous remé­mo­rer que les meilleurs enne­mis du monde ont sou­vent inté­rêt à s’assurer de leur sur­vie mutuelle pour pou­voir s’accuser mutuel­le­ment de toutes les res­pon­sa­bi­li­tés quand la situa­tion impose de dres­ser un écran de fumée.

By the way, Al-Akh­bar publie régu­liè­re­ment des articles du blog The Angry Arab News Ser­vice rédi­gé par As’ad Abou­kha­lil, un intel­lec­tuel liba­no-amé­ri­cain né en 1960, mili­tant anar­chiste, athée, anti-impé­ria­liste, anti-sio­niste et pro­fes­seur de sciences poli­tiques à la Cali­for­nia State Uni­ver­si­ty. Un de ses billets récents repris dans Al-Akh­bar est inti­tu­lé The Gol­den Era of Arab Atheism. 5 Les libres pen­seurs athées sont de plus en plus nom­breux dans le monde arabe, explique As’ad Abou­kha­lil, mais les médias occi­den­taux feignent de l’ignorer, car il leur importe trop de main­te­nir une image d’une socié­té fana­ti­sée par l’islam.

En bref : Les médias occi­den­taux, tel Pyg­ma­lion éga­le­ment, façonnent la socié­té arabe à l’image de leurs fan­tasmes pour avoir quelque chose à en dire.

Le rai­son­ne­ment tient la route et enfonce des portes lar­ge­ment ouvertes. Il ne nous dit pas si le jour­nal Al-Akh­bar, quand il s’évertue à décrire une oppo­si­tion syrienne pha­go­cy­tée par les jiha­distes, doit être consi­dé­ré comme un média « occi­den­tal » qui feint d’ignorer cer­tains aspects de la réa­li­té car il lui importe trop de main­te­nir l’image d’une révolte fana­ti­sée par l’islam afin de défendre le Hez­bol­lah et Bachar Al-Assad.

As’ad Abou­kha­lil a dans un pre­mier temps sou­te­nu les mou­ve­ments de contes­ta­tion en Syrie, se plai­gnant même, durant cette période, qu’Al-Akhbar ne publie pas ses ana­lyses cri­tiques sur le régime syrien 6 . Mais ayant obser­vé l’évolution des péri­pé­ties et revu sa posi­tion, As’ad Abou­kha­lil se range aujourd’hui aux côtés d’Ibrahim Al-Amine pour dénon­cer le com­plot amé­ri­ca­no-sio­niste der­rière les évé­ne­ments en Syrie.

Al-Akh­bar est un jour­nal étrange, dans les pages duquel des athées fon­da­men­ta­listes de gauche com­mu­nient pour appor­ter leur sou­tien à une milice confes­sion­nelle chiite, puis­sante et radi­cale, pro-ira­nienne, dont les idées ne sont pas à pro­pre­ment dire démo­cra­tiques et dont le lea­der, Has­san Nas­ral­lah, à cha­cune des ses appa­ri­tions publiques, voci­fère (il hurle dans le micro) sa haine envers qui­conque ne pense pas comme lui. Nous pou­vons donc aujourd’hui juger et répondre à la ques­tion que posait Ibra­him Al-Amine, citant Joseph Sama­ha : Al-Akh­bar est défi­ni­ti­ve­ment au ser­vice du Hez­bol­lah. Le constat est triste pour un jour­nal qui, à sa nais­sance en 2006, cris­tal­li­sait les espoirs de renou­veau de la presse de gauche au Liban et au Moyen-Orient. Ce constat est d’ailleurs d’autant plus triste que la réa­li­té qu’il dis­si­mule est crue : les jour­na­listes d’Al-Akhbar qui défendent le Hez­bol­lah le font sans doute tout sim­ple­ment parce qu’ils en ont peur.

  1. « Al khit­tâb al mou­tawât­tia » (le dis­cours com­plice), Kha­led Saghieh, Al-Akh­bar, 4 mai 2011.
  2. « Al-akh­bâr wa suriya » (Al Akh­bar et la Syrie), Ibra­him Al Amine, Al-Akh­bar, la 1er avril 2011.
  3. « Hez­bol­lah Inter­ven­tion in Syria Redraws Poli­ti­cal Map » Ibra­him Al Amine, Al-Akh­bar English, 27 mai 2013.
  4. « On Hezbollah’s Syrian Inter­ven­tion » ? Ibra­him Al Amine, Al-Akh­bar English, 21 mai 2013.
  5. « The Gol­den Era of Arab Atheism », Asa’ad Abu­kha­lil, Angry Cor­ner, Al-Akh­bar English, 21 mai 2013.
  6. Le 29 avril 2011, Asa’ad Abu­kha­lil se plai­gnait qu’Al-Akhbar ne publie pas son article cri­tique sur l’évolution du par­ti Ba’th, au pou­voir depuis 43 ans en Syrie, inti­tu­lé : « The Ba’th Par­ty : The Pro­cess of a Long Death ».

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.