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Le culturalisme dans tous ses états

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

octobre 2015

« Les hommes font leur propre his­toire, mais ils ne la font pas arbi­trai­re­ment, pas dans les cir­cons­tances qu’ils ont choi­sies mais dans celles qu’ils ont direc­te­ment trou­vées, qui leurs furent don­nées et trans­mises. La tra­di­tion de toutes les géné­ra­tions mortes pèse comme un cau­che­mar sur les cer­veaux des vivants », Karl Marx, Le 18 bru­maire de Louis Bonaparte

Le dessus des cartes

Un dos­sier de la revue Le Débat daté mai-août 2015, inti­tu­lé « Cultures : un enjeu contem­po­rain », invite à reve­nir sur la dimen­sion et la dyna­mique cultu­relle, y com­pris reli­gieuse ou post-reli­gieuse, comme matrices struc­tu­rant l’agir humain, et donc le com­por­te­ment des socié­tés et indi­vi­dus. Cette thé­ma­tique acquiert une nou­velle por­tée aujourd’hui, dans le cadre de la glo­ba­li­sa­tion accrue, des bras­sages de popu­la­tions, de l’accélération de la mobi­li­té des per­sonnes, des biens et des mes­sages ; et donc des effets en sens divers qui en résultent à l’ère post­co­lo­niale occi­den­tale. Mais elle est aus­si sen­sible et polé­mique, la réfé­rence à des fac­teurs de type cultu­rel dans l’analyse de phé­no­mènes sociaux étant sou­vent qua­li­fiée de « cultu­ra­liste », une impu­ta­tion qui se trans­forme rapi­de­ment en soup­çon de racisme, avec les charges affé­rentes. Le fait semble d’autant plus intri­guant que le cultu­ra­lisme, ou école « culture et per­son­na­li­té », est un cou­rant de pen­sée états-unien des années 1920, asso­ciant psy­cha­na­lyse et anthro­po­lo­gie (Bene­dict1, Kar­di­ner, Mead…). Se vou­lant réso­lu­ment anti-évo­lu­tion­niste et cri­tique de l’ethnocentrisme, il ten­dait à mon­trer que le psy­chique et l’ins­ti­tu­tion­nel sont les deux faces d’une même réa­li­té. En d’autres mots, que la culture d’un col­lec­tif humain s’incarne autant dans ses ins­ti­tu­tions « objec­tives » que dans le « cer­veau des vivants », comme l’écrivait Marx. Mais le sens du mot a depuis lors for­te­ment déri­vé, ceci en rai­son d’un usage sta­tique et essen­tia­liste de la notion de culture, rem­pla­çant celle de race dans des cercles de droite radi­cale. Et, par un choc en retour chez des auteurs et acteurs de gauche, la réfé­rence à des déter­mi­nants cultu­rels est taxée par eux de « cultu­ra­liste », mais dans le sens essen­tia­liste du mot2.

Le syndrome de Lagrange

Il y a cinq ans, un socio­logue fran­çais, cher­cheur au CNRS et peu sus­pect de sim­plisme ou de racisme, Hugues Lagrange3, en a fait les frais après la sor­tie de son livre sur les quar­tiers « sen­sibles », au titre très expli­cite : Le déni des cultures (Seuil, 2010). L’ouvrage s’élevait contre un double déni, celui de l’impasse sou­vent faite sur la dimen­sion cultu­relle dans l’analyse des quar­tiers d’immigration, et celui de sa cari­ca­ture com­mu­nau­ta­riste, négli­geant la dis­cri­mi­na­tion et la ségré­ga­tion qui ali­mentent le repli iden­ti­taire. Il était le fruit d’une recherche docu­men­tée par un tra­vail de ter­rain et une approche métho­do­lo­gique « robuste » croi­sant dif­fé­rents fac­teurs, socioé­co­no­miques, fami­liaux et cultu­rels, ain­si que les par­cours migra­toires de familles afri­caines. Il y met­tait notam­ment en évi­dence la sur­re­pré­sen­ta­tion des enfants d’A­fri­cains ori­gi­naires du Sahel dans la délin­quance des cités. Dans une inter­view, Lagrange sou­li­gnait : « Envi­sa­ger la délin­quance sous l’u­nique point de vue socioé­co­no­mique revient à une pro­blé­ma­tique hémi­plé­gique. Dans un monde ouvert, où la plu­ra­li­té des cultures s’est accrue du fait même des migra­tions à longue dis­tance, poser la ques­tion dans les termes où l’on pou­vait la conce­voir au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale est tout à fait insuf­fi­sant. » Il ajou­tait que « S’il y a bel et bien aujourd’­hui, dans les quar­tiers d’im­mi­gra­tion, un pro­blème cultu­rel, celui-ci résulte moins d’un irré­den­tisme des cultures d’o­ri­gine que du choc avec les normes et valeurs nées de la majo­ri­té dans les socié­tés d’ac­cueil. Ce sont les condi­tions de l’ex­pé­rience migra­toire, cette ren­contre sou­vent dou­lou­reuse, tis­sée de conflits et de frus­tra­tions, qui engendrent une grande par­tie des dif­fi­cul­tés. C’est à cette nou­velle ques­tion sociale qu’il convient de répondre. A ce jour, ni la droite ni la gauche ne l’ont fait avec jus­tesse. »4

A vrai dire, n’importe quel socio­logue qui ne com­mu­nie pas dans l’explication mono-cau­sale ou le réflexe idéo­lo­gique ne peut que sous­crire à ce type d’approche, qui tient notam­ment compte des fac­teurs cultu­rels inté­rio­ri­sés ; de ce que Pierre Bour­dieu nom­mait — à la suite de Mar­cel Mauss ou de Nor­bert Elias – un habi­tus. Cela non pas dans une concep­tion sub­stan­tia­liste, à laquelle cer­tains évo­qués plus haut vou­draient réduire le recours aux fac­teurs cultu­rels par un pro­cé­dé polé­mique, mais, comme l’écrivait Lagrange pour son objet d’étude, dans le contexte du « choc des normes et des valeurs nées de la majo­ri­té dans les socié­tés d’accueil »5 . La publi­ca­tion du livre de Lagrange débou­cha cepen­dant sur un tol­lé impres­sion­nant et un lyn­chage média­tique, éma­nant du cénacle des bien-pen­sants néo-uni­ver­sa­listes« 6… à la fran­çaise. Comme on peut le devi­ner, le socio­logue fut accu­sé de « réha­bi­li­ter le cultu­ra­lisme »7 avec tout ce qui s’ensuit, et, bien enten­du, de « faire le jeu de la droite ». Un géo­graphe, Chris­tophe Guilluy, auteur de Frac­tures fran­çaises (2010) et de La France péri­phé­rique (2012), prit cepen­dant sa défense : « Lagrange est un des seuls à aller sur le ter­rain. Ceux qui le cri­tiquent sont les gar­diens du temple et n’y mettent jamais les pieds. Occul­ter cette réa­li­té est absurde. Ou alors on devient mili­tant, c’est de l’i­déo­lo­gie et ça ne devrait pas inter­fé­rer dans le débat (…) J’ai enten­du dire les pires choses sur lui, qu’il était fas­ciste, raciste, il sus­ci­tait une véri­table rage. C’est un milieu très violent, je ne pense pas qu’il s’at­ten­dait à ça. »8.

Si nous évo­quons cette affaire, c’est qu’elle est révé­la­trice d’un type d’or­tho­doxie dont le dos­sier du Débat des­sine bien les para­mètres. Ce cli­mat mani­chéen, qui semble affec­ter un cer­tain nombre de cher­cheurs et d’intellectuels qui se veulent d’ardents défen­seurs du Vrai, du Juste et du Bien, consiste à ne don­ner valeur expli­ca­tive des com­por­te­ments humains qu’aux fac­teurs de domi­na­tion éco­no­mique et poli­tique à l’état pur — les « Autres » n’ayant, dès lors, pas d‘autre sta­tut que celui de domi­nés. Et en déniant toute cau­sa­li­té aux repré­sen­ta­tions cultu­relles des peuples9, ain­si que celles des indi­vi­dus qui ont incor­po­ré leurs schèmes. Cela concerne éga­le­ment les néo-uni­ver­sa­listes occi­den­taux, sou­vent aveugles à leur propre rela­ti­vi­té cultu­relle et aux condi­tions his­to­riques de son émer­gence. Le plus inté­res­sant, cepen­dant, est la genèse de cette déné­ga­tion conco­mi­tante à celle de l’utopie qui lui sert de sup­port. Un peu comme la démo­cra­tie fut un temps condam­née par les mar­xistes parce que bour­geoise, la mise en évi­dence des fac­teurs cultu­rels est aujourd’hui enta­chée d’essentialisme cultu­ra­liste, mais aus­si de colo­nia­lisme et de culpa­bi­li­sa­tion des dominés. 

Du Progrès universel à la Révolution culturelle

Sou­ve­nons-nous que la mise en rela­tion de pro­blé­ma­tiques éco­no­miques, poli­tiques et sociales avec des fac­teurs cultu­rels a long­temps été une affir­ma­tion scien­ti­fique, mais aus­si un argu­ment poli­tique plus ou moins expli­cite, tant à gauche qu’à droite. Cela au sens des cultures qui dis­tinguent les socié­tés entre elles, dans la conti­nua­tion du fait anthro­po­lo­gique trans­ver­sal de la culture comme trait dis­tinc­tif des homi­ni­dés par rap­port à la nature, du moins dans notre cos­mo­lo­gie. A la fois objec­ti­vées dans des ins­ti­tu­tions maté­rielles ou imma­té­rielles (langue, reli­gions, savoirs…) et des objets, les cultures sont aus­si inté­rio­ri­sées par les indi­vi­dus à tra­vers la socia­li­sa­tion. On ne choi­sit donc pas sa culture : on en hérite, quitte à la mode­ler tout au long de sa vie, notam­ment dans le contexte de la ren­contre avec d’autres cultures. Comme l’écrivait Marx cité en épi­graphe, dans un juge­ment par ailleurs uni­la­té­ra­le­ment néga­tif : « La tra­di­tion de toutes les géné­ra­tions mortes pèse comme un cau­che­mar sur les cer­veaux des vivants. » Dans le domaine des sciences sociales fran­co­phones, c’est Lévi-Strauss qui a don­né ses lettres de noblesse à l’analyse cultu­relle des faits sociaux, son œuvre fai­sant la join­ture entre l’anthropologie amé­ri­caine (Franz Boas10), qui avait pri­vi­lé­gié l’approche par la culture dans un esprit non-évo­lu­tion­niste, et la tra­di­tion socio­lo­gique fran­çaise (Dur­kheim, Mauss…) qui par­lait plu­tôt de « men­ta­li­té » ou de « repré­sen­ta­tion col­lec­tive ». Plus près de nous, le tra­vail de l’anthropologue Phi­lippe Des­co­la docu­men­tait les effets majeurs, notam­ment éco­no­miques, que la concep­tion des rap­ports de l’homme avec la nature, struc­tu­rés en une « cos­mo­lo­gie » cohé­rente, pou­vait géné­rer. La domes­ti­ca­tion des ani­maux est ain­si incon­ce­vable dans une cos­mo­lo­gie de type ani­miste ; le chan­ge­ment de la cos­mo­lo­gie euro­péenne vers le XVIIe siècle, avec l’objectivation de la « nature », est une condi­tion préa­lable de la révo­lu­tion scien­ti­fique, puis indus­trielle.11

En tout état de cause, la mise en évi­dence des fac­teurs cultu­rels allait à l’encontre des expli­ca­tions bio­lo­giques de type racial. Leur invo­ca­tion comme fac­teurs de dif­fé­ren­cia­tion, dans un monde où les com­mu­nau­tés étaient encore confi­nées dans des espaces sépa­rés, consti­tuait un pro­grès scien­ti­fique par rap­port à l’explication bio­lo­gique. Et ces uni­vers sym­bo­liques n’y étaient pas pen­sées comme des tota­li­tés à jamais closes, mais bien comme des fac­teurs « struc­tu­rés et struc­tu­rants », pro­dui­sant des effets dans le réel (jugés posi­tifs ou néga­tifs, selon l’échelle de valeur de référence…). 

De manière paral­lèle, mais dans le champ poli­tique, l’explication cultu­relle était aus­si pré­pon­dé­rante, cette fois dans un sens évo­lu­tion­niste, pro­sé­lyte et conqué­rant, autant à l’interne qu’à l’externe. Ain­si, à l’interne, le com­bat pour l’école laïque et la lutte contre la main­mise des congré­ga­tions reli­gieuses dans les domaines de l’éducation et de l’aide sociale, notam­ment en France, était fon­da­men­ta­le­ment cultu­rel (même s’il pas­sait par la sai­sie des moyens maté­riels). C’est dans cet esprit que Jules Fer­ry écri­vait en tant que ministre de l’Instruction publique, dans une Lettre aux ins­ti­tu­teurs de 1883, que ces der­niers devaient ensei­gner, avec le secours de la seule rai­son, « la sagesse du genre humain (…) une de ces idées d’ordre uni­ver­sel que plu­sieurs siècles de civi­li­sa­tion [au sin­gu­lier ] ont fait entrer dans le patri­moine de l’humanité ». A l’externe, et depuis la seconde par­tie du XIXe siècle, la puis­sance de l’Occident et le « retard » des autres régions du monde était attri­bués à des fac­teurs de type cultu­rel (« men­ta­li­tés », « croyances », « super­si­ti­tions »…), per­çus comme autant de freins. Il conve­nait donc d’entreprendre une œuvre de civi­li­sa­tion par un com­bat cultu­rel, un Kul­tur­kampf, ceci dans la fou­lée de l’esprit des Lumières pour faire « accé­der l’humanité à la rai­son ». Comme cha­cun sait, le devoir de répandre La civi­li­sa­tion légi­ti­mait l’en­tre­prise colo­niale — dont le même Jules Fer­ry était un par­ti­san résolu. 

Cette vision et cette visée étaient trans­ver­sales aux opi­nions poli­tiques. Le com­mu­nisme en aura été un des der­niers relais au XXe siècle, la révo­lu­tion comme étape vers la « fin de l’histoire » devant être uni­ver­selle. Ce n’est pas sans rai­son que Marx, héri­tier des Lumières, com­pa­rait la tra­di­tion de toutes « les géné­ra­tions mortes », soit la culture héri­tée, à un « cau­che­mar » dont il fal­lait se déli­vrer. La des­truc­tion des ves­tiges de la socié­té ancienne, notam­ment les cultures pay­sanne et bour­geoise, ain­si que les reli­gions, est un trait com­mun aux régimes com­mu­nistes. Jusqu’à la révo­lu­tion cultu­relle en Chine – la lutte contre les « quatre vieille­ries » (vieilles idées, vieille culture, vieilles cou­tumes et vieilles habi­tudes) — qui fut le point d’orgue de l’entreprise. Sin­gu­lier achar­ne­ment contre les « super­struc­tures cultu­relles » d’acteurs sup­po­sés gui­dés par le maté­ria­lisme, ce qui démontre bien le rôle déter­mi­nant qu’ils leur attri­buaient pour faire table rase de la « vieille socié­té ». Ils étaient donc (eux aus­si) culturalistes…

Le tournant « postmoderne »

Le déclin de la reli­gion du Pro­grès et des ambi­tions uni­ver­sa­listes occi­den­tales, la décons­truc­tion du regard moderne, le déve­lop­pe­ment des post­co­lo­nial stu­dies et « le san­glot de l’homme blanc »12, ont requa­li­fié l’œuvre de civi­li­sa­tion en entre­prise de domi­na­tion cupide. Dans ce contexte, l’Occident colo­ni­sa­teur est cou­pable, « for­cé­ment cou­pable », et toute réfé­rence à une part de déter­mi­nants cultu­rels des pro­blé­ma­tiques vécues par les pays dits du Sud, pla­cées bien évi­dem­ment dans le contexte his­to­rique de la glo­ba­li­sa­tion post­co­lo­niale, est per­çue comme une forme de racisme ou, pour le moins, de stig­ma­ti­sa­tion des domi­nés. A l’inverse, l’invocation de fac­teurs cultu­rels favo­rables à un cer­tain type de déve­lop­pe­ment, comme le fit notam­ment Max Weber dans ses nom­breux ouvrages sur les rela­tions entre éco­no­mie et reli­gions, semble éga­le­ment à pros­crire. Dans la mesure où l’avant-gardisme des Lumières est remise en cause et où toutes les cultures sont cen­sées être égales, notam­ment dans leurs capa­ci­tés actuelles — et non poten­tielles — à construire une démo­cra­tie et une éco­no­mie équi­table, la mise en évi­dence de freins ou d’avantages cultu­rels menace cette affir­ma­tion de prin­cipe. Les tenants de cette ana­lyse risquent dès lors d’être voués aux gémo­nies par l’orthodoxie « anti-cultu­ra­liste », qui trou­ve­ra des expli­ca­tions dans des phé­no­mènes mal­fai­sants ou pré­su­més acci­den­tels, comme la pré­sence d’oligarchies pré­da­trices, de dic­ta­tures san­glantes ou de mou­ve­ments mil­lé­na­ristes, favo­ri­sés par les puis­sances occidentales. 

Que les dic­ta­tures en ques­tion (ou les mil­lé­na­rismes reli­gieux) soient aujourd’hui par­ti­cu­liè­re­ment nom­breuses et durables dans cer­taines par­ties du monde (Asie cen­trale, Proche et Moyen orient, monde slave orien­tal, Chine…), et qu’elles aient par ailleurs pro­vo­qué les ravages que l’on sait dans plu­sieurs pays euro­péens, à un moment bien par­ti­cu­lier de leur his­toire (comme les guerres des reli­gions du XVIIe, les dic­ta­tures et tota­li­ta­rismes du XXe siècle), ne semble pas inva­li­der cette dis­po­si­tion intem­po­relle des peuples à la démo­cra­tie. Dis­po­si­tion pour laquelle ils seraient doués d’une capa­ci­té native d’homo demo­cra­ti­cus, sans aucun rap­port avec un pro­ces­sus his­to­rique, si cher pour­tant à Karl Marx, ce qui repré­sente une nou­velle incar­na­tion du bon sau­vage, voire une ver­sion poli­tique de l’homo œco­no­mi­cus uni­ver­sel et intem­po­rel. Cette affir­ma­tion de prin­cipe balaie dès lors toute ana­lyse qui ne cor­res­pon­drait pas aux schèmes de la domi­na­tion occi­den­tale ou de la dénon­cia­tion d’un tyran local, tous deux incar­nant le mal. 

Le déni des fac­teurs cultu­rels — avec leur dimen­sion reli­gieuse ou post-reli­gieuse inti­me­ment et inex­tri­ca­be­ment liée — est aus­si à mettre en rap­port avec l’autre ver­sant d’une uto­pie post­mo­derne, celui du « mul­ti­cul­tu­ra­lisme radi­cal »13. Le pos­tu­lat de dis­po­si­tions intem­po­relles simi­laires à toutes les cultures est aus­si néces­saire au rêve d’une coha­bi­ta­tion har­mo­nieuse de celles-ci. Par ailleurs, les indi­vi­dus, en bons post­mo­dernes, y sont sup­po­sés bri­co­ler libre­ment leur propre iden­ti­té avec des frag­ments divers plu­tôt que de la rece­voir en héri­tage. Comme le sou­ligne le socio­logue cana­dien Mathieu Bock-Côté14, « Le para­dis socia­liste, où les classes s’abolissaient dans l’universelle parou­sie, prend désor­mais le visage d’une inter­pé­né­tra­tion créa­tive et non conflc­tuelle des dif­fé­rences, qui ne s’affrontement plus aucu­ne­ment, qui se fécondent. »15 La fra­gi­li­té de ce rêve qui, en Occi­dent, peut prendre des cou­leurs rédemp­trices et expia­trices de la domi­na­tion colo­niale, ne sau­rait dès lors, aux yeux des uto­pistes post­mo­dernes, qu’être la consé­quence d’un « retour des vieux démons » tou­jours prêts à reprendre du ser­vice comme expli­ca­tion aux mal­heurs du monde. A l’heure où le peu­ple­ment de l’Europe se modi­fie et se diver­si­fie en pro­fon­deur, et où des mou­ve­ments indé­pen­dan­tistes « autoch­tones » (cata­lans, écos­sais ou fla­mands) se déve­loppent sur des cli­vages éco­no­miques et cultu­ra­lo-lin­guis­tiques par­fois mineurs, on serait ten­té de res­ter circonspect. 

Le para­doxe qui se noue autour des pro­blé­ma­tiques cultu­relles est en tous cas frap­pant, même si leur ampleur varie selon le contexte inter­ac­tion­nel (natio­nal ou inter­na­tio­nal) dans lequel elles se défi­nissent, s’accommodent ou s’excacerbent. Comme l’écrit la revue Le Débat en ouver­ture de son dos­sier : « Tan­dis que les uns réclament la recon­nais­sance des iden­ti­tés cultu­relles, les autres, par­fois les mêmes, dénoncent une notion qui revien­drait à dres­ser des bar­rières illu­soires entre les êtres. » La ques­tion semble indé­nia­ble­ment d’une grande impor­tance pour sa rédac­tion, la même revue consa­crant la qua­si-tota­li­té de son numé­ro sui­vant au mul­ti­cul­tu­ra­lisme16 — ceci dans la conti­nui­té expli­cite du numé­ro pré­cé­dent — avec pas moins de dix-sept contri­bu­tions trai­tant de réa­li­tés natio­nales (Etats-Unis, France, Cana­da, Inde, Israël, Bré­sil, Pays-Bas, Nou­velle-Calé­do­nie, Alle­magne…), de thé­ma­tiques et de points de vue très divers. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme dans tous ses états, en quelque sorte.

  1. Ruth Bene­dict, élève du géo­graphe d’origine alle­mande et fon­da­teur de l’anthropologie amé­ri­caine Franz Boas, est l’auteur d’un célèbre ouvrage sur la culture japo­naise, Le Chry­san­thème et le sabre (1946). Le livre fut écrit à la demande des forces amé­ri­caines d’occupation après la guerre. Il est consi­dé­ré — y com­pris au Japon où il est très appré­cié — comme l’un des ouvrages les plus pers­pi­caces sur l’univers cultu­rel nip­pon de l’époque.
  2. A titre d’exemple par­mi d’autres, le che­mi­ne­ment entre cultu­ra­lisme amé­ri­cain et cultu­ra­lisme « raciste » est décrit dans Peut-on encore par­ler de racisme ? d’Anne-Claire Orban, Cou­leur livres et Pax Chris­ti, 2015.
  3. Direc­teur de recherches au CNRS, Hugues Lagrange tra­vaille sur les thèmes de la socia­li­sa­tion et des rap­ports iden­ti­taires dans un contexte d’immigration et de frag­men­ta­tion culturelle.
  4. « Lagrange : “Le déni des cultures est une erreur par­ta­gée par les deux camps” », Le Figa­ro, 16 octobre 2010.
  5. Dans un registre géo­gra­phique inverse, Pierre Bour­dieu a com­men­cé son par­cours de socio­logue en étu­diant les pay­sans algé­riens sou­mis aux trans­for­ma­tions impo­sées par le colo­ni­sa­teur, avec la consé­quence du déca­lage de leur habi­tus (ce qu’il nomme « hys­té­ré­sis de l’habitus ») par rap­port à la nou­velle donne de l’agriculture colo­niale. Voir Pierre Bour­dieu et Abdel­ma­lek Sayad, Le déra­ci­ne­ment : la crise de l’a­gri­cul­ture tra­di­tion­nelle en Algé­rie, Les Édi­tions de Minuit, coll. « Grands docu­ments », 1964.
  6. Néo-uni­ver­sa­liste », car il ne s’agit plus de l’universalisme clas­sique des Lumières euro­péennes, mais d’un uni­ver­sa­lisme qui pense trans­cen­der les cultures aux­quelles il sup­pose un fond de valeurs com­munes. Ce nou­vel uni­ver­sa­lisme ne serait-il pas un déni eth­no­cen­trique occi­den­tal de la dif­fé­rence culturalo-religieuse ?
  7. Un article cosi­gné par un anthro­po­logue, Didier Fas­sin, et son frère socio­logue, Eric Fas­sin, dans Le Monde du 29 sep­tembre 2010 était titré « Misère du culturalisme ».
  8. Dans « Hugues Lagrange, le socio­logue des ban­lieues par qui le scan­dale arrive », Marianne, février 2013
  9. Comme l’écrivait Albert Bas­te­nier, « Nous éprou­vons sou­vent la plus grande dif­fi­cul­té à accor­der une réelle impor­tance aux spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles », dans « Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme en pro­cès », Revue nou­velle octobre 2011. Pour un point de vue « cultu­ra­liste » radi­cal sur ce thème, voir la recen­sion du livre de Michael Sin­gle­ton, Le méde­cin qui soi­gnait des postes de radio. L’ethnocentrisme cri­tique, de Michael Sin­gle­ton, par A. Bas­te­nier, Revue nou­velle n°4, 2015. On peut notam­ment y lire : « Rien ne sau­rait se conce­voir en dehors de la culture et nous n’existons tous qu’en elle, dit-il [Sin­gle­ton]. Il n’y a donc pas de coopé­ra­tion Nord-Sud indé­pen­dante de cette dimen­sion consti­tu­tive de tout “pro­jet” de société. »
  10. Alle­mand d’origine juive et père spi­ri­tuel des cultu­ra­listes amé­ri­cains, Franz Boas (1858 – 1952) était un anti­ra­ciste mili­tant dont l’œuvre fut qua­li­fiée de « science juive » par les nazis.
  11. Comme le disait Mau­rice Mer­leau-Pon­ty, « Ce n’est pas le déve­lop­pe­ment des recherches scien­ti­fiques qui a chan­gé l’idée de nature. C’est le chan­ge­ment de l’idée de nature qui a per­mis les décou­vertes scien­ti­fiques. » Pour Des­co­la, voir ma recen­sion de Par-delà nature et culture, dans La Revue nou­velle, juillet 2012. Une ver­sion anté­rieure est publiée en ligne par Eto­pia.
  12. Titre d’un essai polé­mique de Pas­cal Bru­ck­ner sur le tiers-mon­disme et la culpa­bi­li­té occi­den­tale. Il est ins­pi­ré par un célèbre poème de Rudyard Kipling, Le Far­deau de l’homme blanc (« The White Man’s Bur­den »), illus­trant la charge que repré­sen­tait le devoir de civi­li­sa­tion du reste du monde pour les occidentaux.
  13. Concep­tion qui prône la pro­mo­tion de la diver­si­té eth­nique avec un sou­ci mini­mal pour l’intégration col­lec­tive. Notons qu’Hugues Lagrange est l’auteur d’une tri­bune, titrée « Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme est incon­tour­nable », Le Monde du 13 mai 2014. Il y affirme notam­ment au sujet de l’Europe : « En ce sens, l’U­nion n’est pas des­ti­née à être un super Etat-nation défi­ni à la manière her­dé­rienne par une culture com­mune. Elle doit, comme l’u­nion indienne ou les Etats-Unis, ten­ter d’as­so­cier des enti­tés col­lec­tives dif­fé­rentes, unies moins par un pas­sé com­mun que par un pro­jet à réa­li­ser. » (nous sou­li­gnons.) Sur le mul­ti­cul­tu­ra­lisme et ses cri­tiques, voir l’article d’Albert Bas­te­nier, déjà cité, « Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme en pro­cès », Revue nou­velle, octobre 2011. Ce texte très éclai­rant passe cepen­dant sous silence les ten­sions dif­fi­ci­le­ment conci­liables (sinon par « assi­mi­la­tion­nisme silen­cieux » des nou­veaux entrants sur ce point) entre vision auto­nome et hété­ro­nome du deve­nir humain, la pre­mière tour­née vers l’avenir démo­cra­tique incer­tain et la seconde vers le pas­sé sacral fon­da­teur (nous résu­mons à la husarde). Le texte se conclut en effet de la même manière que celui de Lagrange : « Ce qui compte, ce n’est donc pas la recon­nais­sance de dif­fé­rences iden­ti­taires nues, mais un sta­tut civique de citoyen dans une com­pré­hen­sion sociale par­ta­gée [sou­li­gné par l’auteur]. De cette façon, nous sommes conviés à la construc­tion d’un nou­veau contexte col­lec­tif par un pro­jet éman­ci­pa­teur tout à la fois éco­no­mique, poli­tique et cultu­rel [sou­li­gné par nous]. » Mais être unis par un pro­jet à construire plu­tôt que par un pas­sé héri­té, n’est-ce pas pré­ci­sé­ment une carac­té­ris­tique de la culture moderne occidentale ?
  14. Auteur qué­be­cois pro­li­fique, Mathieu Bock-Côté est, outre son métier de socio­logue, un essayiste de ten­dance poli­tique conser­va­trice. Pour une pré­sen­ta­tion de Bock-Côté sur le thème du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, voir Pierre Ansay, « Bock-Côté et l’identité his­to­rique des Cana­diens fran­çais », dans « La laï­ci­té au Qué­bec : un débat de débats », Revue nou­velle, sep­tembre 2010.
  15. Dans « Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme comme reli­gion poli­tique », Le Débat, n° 186, 2015/4.
  16. Le Débat n° 186, 2015/4, dos­sier « Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme comme réa­li­té et comme politique ».

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur