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Le cas de Jean-Marc – Règles sanitaires : jusqu’où respecter le droit ?

Blog - e-Mois - confinement Covid-19 crise par Christophe Mincke

mars 2021

Au cours d’un entre­tien avec un jour­na­liste, Jean-Marc Nol­let a récem­ment recon­nu n’avoir pas tota­le­ment res­pec­té les règles de confi­ne­ment et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, la consigne dite « bulle d’une per­sonne », qui limite dras­ti­que­ment le nombre de contacts avec des tiers, étran­gers à un foyer. Est-ce grave ? Com­pré­hen­sible ? Idiot ? Irres­pon­sable ? Comme à leur habi­tude, les réseaux sociaux se sont enflammés, […]

e-Mois

Au cours d’un entre­tien avec un jour­na­liste, Jean-Marc Nol­let a récem­ment recon­nu n’avoir pas tota­le­ment res­pec­té les règles de confi­ne­ment et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, la consigne dite « bulle d’une per­sonne », qui limite dras­ti­que­ment le nombre de contacts avec des tiers, étran­gers à un foyer. Est-ce grave ? Com­pré­hen­sible ? Idiot ? Irres­pon­sable ? Comme à leur habi­tude, les réseaux sociaux se sont enflam­més, voyant fleu­rir accu­sa­tions et défenses, mises en cause glo­bale des stra­té­gies de lutte contre la Covid-19 et accu­sa­tions diverses à l’encontre des poli­tiques, quand même « tous pourris ».

Tout ceci pré­sente au fond peu d’intérêt, sauf qu’il semble que cet épi­sode — somme toute anec­do­tique dans l’interminable lita­nie des règles que ne res­pectent pas les poli­tiques (ni les citoyens ordi­naires) — peut être l’occasion d’une réflexion sur le res­pect des règles. Une bonne part du débat public s’est struc­tu­rée autour d’une oppo­si­tion : soit nous res­pec­tons les règles à la lettre, et tout par­ti­cu­liè­re­ment si nous avons pris part à leur éla­bo­ra­tion et à leur impo­si­tion, soit les règles ne valent pas tri­pette et peuvent être aban­don­nées séance tenante pour lais­ser place, au choix, à une joyeuse anar­chie ou à la chienlit.

Il y a fort à craindre que ce soit là une très mau­vaise pré­sen­ta­tion de ce que peut être le rap­port aux normes en géné­ral, et aux normes légales en particulier.

Les règles, à la lettre ?

Pour que l’alternative énon­cée ci-des­sus puisse avoir un sens, il fau­drait, bien enten­du, que le res­pect abso­lu des règles soit pos­sible ou, à mini­ma, qu’une ten­sion constante vers ce res­pect soit sou­hai­table. Comme cha­cun sait, « nul n’est cen­sé igno­rer la loi », ce qui indique que nous sommes cen­sés connaitre l’ensemble des normes en vigueur. C’est là une pre­mière condi­tion de leur res­pect. Or, le droit varie constam­ment, dans le temps et l’espace. Il fau­drait lire le Moni­teur belge chaque jour, consul­ter les affi­chages com­mu­naux1, s’enquérir du droit euro­péen, consul­ter la col­lec­tion des trai­tés des Nations unies et faire mille autres démarches pour savoir à quoi s’en tenir. En outre, il convien­drait de se tenir au cou­rant de la juris­pru­dence2 et de tou­jours avoir un œil aux pro­duc­tions doc­tri­nales3. Il fau­drait bien enten­du, en outre, jouir d’une mémoire pro­di­gieuse pour rete­nir l’ensemble.

Ensuite, chaque geste quo­ti­dien devrait faire l’objet d’un exa­men atten­tif, pour déter­mi­ner s’il tombe sous le coup de la loi. Nous pro­me­nant dans la forêt de Soignes, il nous revien­drait, à chaque ins­tant, de savoir sur le ter­ri­toire de quelle Région nous nous trou­vons, afin de déter­mi­ner si nous devons, ou pas, tenir notre chien en laisse. Il s’agirait éga­le­ment de véri­fier régu­liè­re­ment la date de péremp­tion de l’extincteur de notre voi­ture, de véri­fier scru­pu­leu­se­ment la nature de chaque embal­lage poten­tiel­le­ment sou­mis au tri sélec­tif, de veiller à ne pas nour­rir les pigeons en même temps qu’on donne à man­ger aux mésanges, ou encore de faire régu­liè­re­ment véri­fier les ins­tal­la­tions tech­niques de notre domi­cile afin de s’assurer qu’elles res­pectent tou­jours l’ensemble des normes en vigueur.

D’un point de vue col­lec­tif, une telle vision implique la mise en place de moyens de contrôle à la mesure de la tâche, c’est-à-dire infi­nis. La consé­quence para­doxale en serait inévi­ta­ble­ment que, le res­pect maxi­mal d’une norme, on en vienne à en sacri­fier une autre, comme lorsque, pour empê­cher les chô­meurs de frau­der en se décla­rant iso­lés alors même qu’ils allègent leur misère en la par­ta­geant avec quelqu’un, on en vient à mener chez eux des visites domi­ci­liaires, les pri­vant de fac­to d’une part impor­tante de leur droit au res­pect de la vie pri­vée. On le voit, la tâche est infi­nie et débouche sur un para­doxe : pour­suivre l’application par­faite de cer­taines normes nuit au res­pect d’autres règles juridiques.

Du reste, faire d’un cor­pus de règles com­plexe et poten­tiel­le­ment infi­ni l’étalon de notre vie et y rap­por­ter cha­cun de nos gestes a un nom : fon­da­men­ta­lisme. Évi­dem­ment, le terme évoque un rap­port par­ti­cu­lier au reli­gieux, mais il désigne en fait une rela­tion spé­ci­fique à un cor­pus de normes ou de dogmes, au sens le plus large. Cela dit, le fon­da­men­ta­lisme implique un surin­ves­tis­se­ment de la norme et consti­tue cette der­nière en un abso­lu qui n’est pas sans rap­pe­ler le rap­port au divin.

Bref, le pre­mier terme de l’alternative — celui du res­pect incon­di­tion­nel et abso­lu d’un ensemble de règles — mène à un enfer­me­ment dans un sys­tème nor­ma­tif qui finit par consti­tuer un écran opaque entre le monde et nous. On peut dès lors consi­dé­rer qu’un rap­port sain à un tel sys­tème implique néces­sai­re­ment, non seule­ment d’échouer à le res­pec­ter inté­gra­le­ment, mais même d’assumer que le res­pect des normes ne dépas­se­ra jamais un cer­tain niveau, ce qui nous confronte à une nou­velle ques­tion : quel niveau de res­pect de telle norme peut-il être consi­dé­ré comme suffisant ?

Les normes ? À quoi bon ?

S’il est impos­sible de se confor­mer tota­le­ment à un sys­tème nor­ma­tif, et s’il n’est même pas sou­hai­table de cher­cher à le faire, est-ce à dire que le res­pect des normes est sans impor­tance ? On se sou­vient que c’est l’autre terme de l’alternative : si un poli­tique peut recon­naitre des entorses à la léga­li­té, faut-il en déduire que ces normes sont sans valeur et que cha­cun peut s’en affran­chir à sa guise ? C’est en fait la ques­tion que nous adresse toute confron­ta­tion à un free rider, à quelqu’un qui ne res­pecte pas cer­taines normes et en tire un avan­tage par rap­port à ceux qui s’échinent à le faire.

Répondre par l’affirmative mène à d’autres inson­dables abimes. En effet, que l’on se réjouisse de l’avènement d’une anar­chie libé­ra­trice ou qu’on s’inquiète de l’effondrement de tout repère, se pose la ques­tion de la pos­si­bi­li­té même de ce déli­te­ment. En effet, rien n’indique qu’il soit envi­sa­geable, concrè­te­ment, d’abandonner tout res­pect des normes légales. Il est utile de rap­pe­ler que, si on connait certes des socié­tés humaines sans droit (au sens où nous l’entendons), nous n’en connais­sons pas qui soient sans normes. Dès lors, il y a fort à parier que l’abandon du droit ne ferait que pro­vo­quer un report vers d’autres nor­ma­ti­vi­tés. On peut à cet égard se deman­der quand nous por­tons un masque par crainte des pan­dores et quand nous le fai­sons de peur de par­ti­ci­per à la pro­pa­ga­tion d’une mala­die qui a déjà tué des mil­lions de per­sonnes. Norme légale ou norme sociale, il n’est pas évident de démê­ler l’une de l’autre et il semble encore plus illu­soire de leur échapper.

Par ailleurs, il faut recon­naitre que nous ne sommes que très par­tiel­le­ment conscients de l’ensemble de normes que nous avons inté­grées et que nous res­pec­tons sans plus y pen­ser. Même des normes légales peuvent revê­tir une telle appa­rence d’évidence que nous ne son­geons pas qu’en adop­tant un com­por­te­ment, nous nous com­por­tons de manière res­pec­tueuse de la loi. Au fond, le port du masque est-il d’abord une norme sociale, un devoir moral, ensuite cou­lé en forme juri­dique, ou est-il une norme légale qui, pas­sées les pre­mières semaines, est deve­nue une évi­dence (et une norme sociale) pour nombre de personnes ?

Voi­là l’abime qu’ouvre l’idée selon laquelle nous pour­rions choi­sir de n’avoir que faire des normes légales. 

Des normes en tension

Il res­sort de ce qui pré­cède que le débat autour des décla­ra­tions de M. Nol­let repose en large par­tie sur une mécom­pré­hen­sion fon­da­men­tale de ce qu’est le phé­no­mène juri­dique et, plus lar­ge­ment, un sys­tème nor­ma­tif. Contrai­re­ment aux repré­sen­ta­tions les plus cou­rantes, le droit n’est pas affaire de « tout ou rien » : il est à la fois impos­sible de res­pec­ter tota­le­ment le droit et de lui échap­per entièrement.

Le droit est une pro­duc­tion sociale qui entre­tient des rap­ports com­plexes avec des pra­tiques variables, il est un ordre de confor­ma­tion à des modèles de com­por­te­ment pro­po­sés à tous, mais pose, notam­ment par sa géné­ra­li­té et son absence onto­lo­gique de nuances, l’inévitable ques­tion des limites de son respect.

Il faut donc recon­naitre que nos vies sont un accom­mo­de­ment quo­ti­dien avec les normes, une ten­sion per­ma­nente entre notre obli­ga­tion d’obéir au droit (et notre volon­té de le faire, par convic­tion ou par peur de la répres­sion) et les pos­si­bi­li­tés de le faire que nous iden­ti­fions au jour le jour. Le chô­meur qui coha­bite clan­des­ti­ne­ment pour unir ses reve­nus de misère à ceux d’un com­pa­gnon d’infortune enfreint clai­re­ment le droit, mais peut-il faire autrement ?

Notre inca­pa­ci­té à res­pec­ter tota­le­ment la loi, cepen­dant, est en ten­sion per­ma­nente avec notre besoin de normes. Êtres sociaux par excel­lence, nous avons besoin de régu­la­tions col­lec­tives, que ce soit pour des rai­sons émi­nem­ment prag­ma­tiques — on ne roule pas à droite pour des rai­sons morales, mais bien du fait de la néces­si­té de coor­don­ner le tra­fic — ou morales et éthiques — la vitesse à Bruxelles a été rame­née à 30 km/h sur la plu­part des voi­ries afin, notam­ment, d’épargner des vies humaines, que l’on consi­dère comme ayant plus de valeur que la liber­té de rou­ler à 50 km/h. Entre néces­si­té et désir de régu­la­tion, d’une part, et impos­si­bi­li­té de res­pec­ter les normes, d’autre part, nos pra­tiques sociales impro­visent, nos ser­vices d’inspection et de répres­sion sévissent, nos dis­cours vacillent, nos cer­ti­tudes s’évanouissent, nos tri­bu­naux tranchent, nos ins­ti­tu­tions tran­sigent. Nous voi­là constam­ment confron­tés à l’incertitude de nos com­por­te­ments, ain­si qu’à l’immensité de nos valeurs et des exi­gences de la vie en société.

Hypocrisie ?

Qu’un pré­sident de par­ti ne res­pecte pas au pied de la lettre les normes (sani­taires) n’a rien pour éton­ner. Qu’il le recon­naisse publi­que­ment est plus sur­pre­nant4, non parce qu’on pou­vait sup­po­ser, de sa part, une hypo­cri­sie suf­fi­sante, une adhé­sion au prin­cipe « faites ce que je dis, pas ce que je fais », mais parce que le per­son­nel poli­tique se laisse rare­ment aller à ce genre de confi­dence. C’est du reste en affir­mant n’avoir pas vou­lu être hypo­crite que M. Nol­let s’est défen­du sur Twitter.

Là n’est cepen­dant pas la ques­tion. Le com­por­te­ment de M. Nol­let n’a, en soi, pas d’intérêt par­ti­cu­lier et c’est accor­der une valeur bien grande aux poli­tiques que de pen­ser qu’ils se doivent, dans leur vie pri­vée, d’être des exemples en quoi que ce soit. La ques­tion est autre, elle réside dans l’abandon de son rôle poli­tique par quelqu’un dont, à prio­ri, on pou­vait attendre qu’il incarne notre impli­ca­tion col­lec­tive dans la ten­sion que nous décri­vions ci-des­sus. Oui, les règles actuelles sont dif­fi­ciles à res­pec­ter, oui, nom­breux sont ceux qui les enfreignent, oui, il est néces­saire de main­te­nir leur res­pect à un cer­tain niveau, sous peine de leur voir perdre toute effi­ca­ci­té, et donc, oui, col­lec­ti­ve­ment, nous ne res­pec­tons pas tou­jours, et peut-être pas suf­fi­sam­ment, les règles en place. Ce sont ces points qu’il impor­tait d’aborder, que l’on peut résu­mer sim­ple­ment : ces normes sont-elles trop peu res­pec­tées et, si oui, quel niveau de res­pect serait adé­quat, et quel prix accep­te­rions-nous de payer pour y par­ve­nir ? Faut-il contrô­ler le res­pect des dis­tances sociales et du port des masques dans les parcs ? Pou­vons-nous admettre que l’on détienne des mineurs dans des cel­lules insa­lubres pour leur don­ner une bonne leçon ? Et ain­si de suite.

Voi­là une ques­tion infi­ni­ment plus inté­res­sante que celle de savoir avec qui M. Nol­let a man­gé hier soir, chez lui. Voi­là une ques­tion qui per­met de rap­pe­ler pour­quoi et pour qui nous nous contrai­gnons col­lec­ti­ve­ment ; qui per­met de poin­ter le fait que, si nous choi­sis­sons une option rigo­riste, voire fon­da­men­ta­liste, nous écra­se­rons bien des gens sous le poids des règles, à com­men­cer par les plus faibles, ceux qui n’ont pas de seconde rési­dence, qui sont seuls, qui n’ont pas accès à un confort per­met­tant de prendre leur mal en patience, mais aus­si que, si nous choi­sis­sons au contraire l’option du relâ­che­ment, nous aban­don­ne­rons face à la mala­die des mil­liers des nôtres, à com­men­cer, une fois de plus, par les plus faibles. Com­bien pou­vons-nous en écra­ser, com­bien pou­vons-nous en aban­don­ner ? Telle est l’angoissante ques­tion à laquelle nous sommes confron­tés et que nous ne pou­vons com­prendre si nous nous can­ton­nons à une appré­hen­sion binaire, en termes de tout ou rien.

Même si l’on peut com­prendre la frus­tra­tion et l’incompréhension des per­sonnes res­pec­tueuses des règles (plus que M. Nol­let, du moins) face à cette décla­ra­tion, qui plus est dans un contexte où la pres­sion nor­ma­tive s’est consi­dé­ra­ble­ment accrue, force est de recon­naitre que le scan­dale n’était pas là, mais bien dans l’abandon de la ques­tion poli­tique que nous adresse cette ten­sion consub­stan­tielle au droit entre confor­ma­tion et transgression.

  1. Lais­sons tom­ber les normes pro­vin­ciales, même si c’est déjà une entorse au principe.
  2. La juris­pru­dence est l’ensemble des déci­sions des juri­dic­tions, elle four­nit des indi­ca­tions indis­pen­sables sur la manière dont les textes légaux sont com­pris et appli­qués. Sans elle, il est sou­vent impos­sible de savoir ce qu’implique concrè­te­ment une norme juridique.
  3. La doc­trine est l’ensemble des écrits pro­duits par les juristes à pro­pos du droit, elle est très utile pour com­prendre la por­tée des textes et de la jurisprudence.
  4. Non­obs­tant l’hypothèse d’une volon­té de se don­ner à voir dans la mêlée des poli­ti­ciens sou­cieux de se mon­trer défa­vo­rables aux mesures actuelles, tout en conti­nuant de sou­te­nir des coa­li­tions qui les mettent en place.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.