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L’après 9 juin
Ce qui se joue sous la surface
On peut s’inquiéter, si pas s’affoler, devant les résultats des élections du 9 juin dernier, tant en Belgique que dans d’autres pays d’Europe. La situation française en est sans doute une bien alarmante illustration. Les démocrates semblent perdu·es, face à la réceptivité croissante des thèses défendues par l’extrême droite. Dans bien des cas, les discours d’analyse (qui […]

On peut s’inquiéter, si pas s’affoler, devant les résultats des élections du 9 juin dernier, tant en Belgique que dans d’autres pays d’Europe. La situation française en est sans doute une bien alarmante illustration. Les démocrates semblent perdu·es, face à la réceptivité croissante des thèses défendues par l’extrême droite. Dans bien des cas, les discours d’analyse (qui s’interprètent comme du mépris à l’égard des électeur·ices) et les réponses politiques (qui incorporent des mesures un peu moins nauséabondes) aggravent le problème plutôt que réussir à l’endiguer. Aussi, disposer d’une grille de lecture pertinente s’avère-t-il crucial et vital.
Être tactique avant tout
Un fait marquant de cette campagne est l’usage des réseaux sociaux et les glissements des budgets vers des supports numériques1. Les médias numériques permettent d’élaborer des messages « niche par niche ». Ainsi les fils d’actualité des jeunes, par exemple, se sont vu inondés de messages leur étant spécifiquement destinés.
Une autre tendance a été la position du MR. Celui-ci a affiché et assumé des positions ouvertement à droite, captant cet électorat « dur ». Ce faisant, il a ouvert un espace où les Engagés pouvaient apparaitre « modérément » à droite, avec pour résultat ce glissement à droite de l’électorat francophone. Toutefois, un tel constat n’indique en rien comment le MR a réussi à convaincre.
Un peu de profondeur !
Telle de l’écume formée au gré des roulements des vagues, alignons quelques considérations qui sont autant d’invitations à plonger pour aller voir ce qui se passe sous la surface.
Notons tout d’abord que les tendances de votes diffèrent suivant le genre et l’âge. Dans les jours qui ont suivi le scrutin, les premières analyses du Cevipol2 ont notamment mis en évidence un différentiel homme-femme quant à la distribution des votes sur l’axe gauche-droite. C’est dans le cas des primovotant·es que le différentiel fut le plus important. Pour la tranche d’âge 18 – 23 ans, 38.24% des hommes ont voté MR, contre 23.95% des femmes. La proportion s’inverse pour l’électorat du PS (25.75% de femmes, contre 16.69% d’hommes) et celui d’ÉCOLO (14.4% de femmes, contre 8.3% d’hommes).

On peut y voir, entre autres, l’indice suivant : les contenus des messages conçus par le service communication du MR pour cette « cible » étaient davantage à même de rejoindre le segment masculin.
La campagne a été marquée par l’adoption de techniques utilisées généralement dans la sphère marketing plutôt que politique. Un exemple, au nombre des mesures-phares proposées par les Engagés, on aura notamment noté cette insistance sur la révision des droits de succession communiquée en ces termes : « Stop à la taxe sur la mort ! ». L’outrance de cette formulation a pu choquer. En réalité, ces éléments de langage, ou ce « wording », comme le disent les pros de la com’, a été conçu par un « spin doctor »3 républicain américain du nom de Franck Luntz, durant la campagne qui a conduit George W. Bush au pouvoir. Ce consultant est réputé pour avoir mis au point des outils d’études de marché et de prise de pouls des opinions publiques initialement utilisés dans le cas de « messages publicitaires » pour les marques les plus puissantes du paysage commercial américain. C’est ce savoir-faire qu’il a été en mesure d’appliquer au champ politique et qui a fait sa réputation internationale. On notera que ce même Frank Luntz, ainsi qu’il explique lui-même dans « Words that Work », a aussi conseillé Silvio Berlusconi4. Les Engagés ont eu recours au marketing pour concevoir et porter leur communication, notamment via les réseaux sociaux. Laurent de Briey, qui a piloté le processus de repositionnement de l’ex-CdH, a publiquement assumé l’usage de ces techniques pour la refondation des « Engagés »5.
Oh, la belle bleue !
L’incessant feu d’artifice de ces manières outrancières de faire occupe des parts grandissantes de l’espace public. Mais ce n’est pas là le résultat de jeux de gamins arrogants et suffisants, impolis et impulsifs. C’est tout au contraire, la manifestation d’une stratégie bien construite, déjà mise en œuvre et testée par Trump, un exemple tant emblématique que glaçant . Il s’agit de saturer l’espace public de références à vision autoritariste, et ainsi activer le sentiment que c’est la solution aux problèmes. Et le pire est que, l’indignation elle-même suscitée par ces outrances fait partie intégrante de cette stratégie. Le plus souvent à leur insu, les personnes dont les journalistes qui manifestent publiquement leurs indignations participent précisément… à leur diffusion !
Les propriétaires des moyens… de configurer les esprits
On convoque aussi régulièrement, comme explication, les moyens investis par les propriétaires de grands groupes de presse : l’empire médiatique du milliardaire Vincent Bolloré6 est ainsi souvent cité. Les animateurs vedettes que sont Cyril Hanouna et Pascal Praud en sont les manifestations les plus patentes. Leur engagement pour une alliance des droites extrêmes7 a plus d’une fois été dénoncé.
La course à l’audimat, les temps d’antenne à leur disposition et le modèle économique de ces médias ne peuvent suffire à en expliquer de tels impacts. Pour cela, il faut se préoccuper des contenus, en tant que manifestation d‘une stratégie. Dans le cas Bolloré, on soulignera le projet très explicité de « relèvement spirituel » qui guide la stratégie de son empire médiatique.
En campagne mais pas que
Nos voisins français n’ont cependant pas le monopole de ce genre d’agissement. En Belgique, cela se passe largement « sous les radars », non seulement en campagne, mais bien plus largement, à longueur d’année. L’article du Soir intitulé « Georges-Louis Bouchez (MR), le président du ‘travail’ » publié il y a plus d’un an8 soulignait notamment l’importance du thème du travail pour le positionnement du MR. L’article note la profusion de slogans bien rodés qui jalonnent l’interview, ces fameuses punchlines qui en font un si bon client pour les médias. Fil conducteur de ces « petites phrases » : elles valorisent le « mérite » et la « récompense » pour les courageux·ses. Elles stigmatisent la paresse et préconisent la punition pour les autres. Punition, récompense, ces termes le montrent à suffisance, ce n’est guère de politique dont il est question ici, mais bien de morale. Soulignons encore ce remarquable article du Morgen, qui montre le poids déterminant de la dimension morale dans la politique en Flandre9.
C’est très précisément ce qu’avait expliqué, voici près de 30 ans, le cognitivo-linguiste George Lakoff10. « La politique, affirme-t-il, est d’abord une affaire (de) morale11 . »
Oyé, Oyé, bonnes gens
On peut bien sûr constater, et se désoler, de la droitisation des esprits. On l’a vu, cela ne tombe pas du ciel, c’est le résultat d’une stratégie bien rodée et qui court sur le long terme. La bataille politique se déroule de plus en plus sur le terrain de la communication. L’enjeu est la conquête des esprits et des cœurs, comme l’avait déjà annoncé Margareth Thatcher. La fabrique et la diffusion des bons éléments de langage sont devenues une composante essentielle de l’action politique. Lakoff fournit les instruments conceptuels12 et opérationnels pour comprendre cette situation : les gens votent pour d’autres raisons que les arguments politiques. En d’autres termes, penser que les gens votent pour des raisons politiques et chercher les raisons politiques de leurs votes, ne nous conduira pas à comprendre la situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, pire nous nous perdrons dans des théories ou hypothèses qui n’ont aucune chance de nous éclairer. .
Comme dirait Clausewitz : « La guerre culturelle est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Et si les démocrates ne comprennent pas en ces termes ce qui est en train de se dérouler, ils et elles sont perdu·es.
Cet article relativement succinct constitue les prémisses d’un texte plus fouillé à venir dans un prochain numéro.
- Ainsi de ce titre la RBTF, le 22 juin 2024 : 7,4 M d’EUR sur les RS !
Xavier Degraux, consultant en marketing digital, note notamment l’investissement de long terme de la N‑VA et donc pas seulement durant la campagne elle-même.
- https://cevipol.phisoc.ulb.be/fr/les-dynamiques-du-vote-en-wallonie-le-9-juin-2024-premiers-elements. Publié le 21 juin 2024. Les chiffres cités figurent dans un tableau, en page 8 de l’article.
- Conseiller en communication, spécialisé dans l’« art » de façonner l’image d’une personnalité politique, en ayant recours à des outils et des techniques d’influence, proches du marketing. Le terme est quelque peu péjoratif, puisqu’il évoque l’idée de « faire tourner », comme on donne un effet à une balle, pour tromper l’adversaire.
- LUNTZ Franck, (2007), « Words that Work », Hachette Books, p. 158.
- Interview par Julie Morelle. RTBF La Première. 10 juin 2024. https://auvio.rtbf.be/media/declic-le-podcast-declic-l-integrale-3205430
- Véronique GROUSSARD, Réac Info. Pourquoi les médias Bolloré inquiètent , L’Obs., n°3100, mars 2024. (Dossier en couverture)
- Julien BALBONI, Législatives 2024 : En France, la campagne pro-RN des médias Bolloré, L’Echo, 25 juin 2024. Les animateurs vedettes font ouvertement campagne pour l’union des droites extrêmes.
- 28/03/2023.
- Joël De CEULAER, De diepe morele basis van het verschil tussen links an rechts [Le fondement moral profond de la différence entre la gauche et la droite] De Morgen, 8 juin 2024.
- LAKOFF, George, (1996), Moral Politics. What Republicans Know, That Liberals Don’t, The University of Chicago Press. (Rééd, 2004, 2010).
- Pour un développement des arguments de ce livre de Lakoff et de leur pertinence explicative pour rendre compte de la droitisation des esprits et des ripostes contreproductives, à gauche comme à droite, on lira :
Gérard, PIROTTON, Une balle dans le pied gauche… ou le droit : Face au désarroi démocratique, à gauche comme à droite, l’urgence d’une réflexion concertée, janvier 2024, https://etopia.be/blog/2024/01/24/une-balle-dans-le-pied-gauche-ou-le-droit
- Gérard PIROTTON, Comment nos cerveaux comprennent la politique, La Revue Nouvelle, N°5, 2023. Pages 5 à 14.