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La rage libre-échangiste

Blog - Délits d’initiés par Olivier Derruine

octobre 2016

Le 4 octobre, Coren­tin de Salle, le direc­teur du Centre Jean Gol et un des cer­veaux du MR, s’est livré à un plai­doyer pro-trai­­tés trans­at­lan­tiques dans les pages de La Libre. Au cœur de son argu­ment : « La marche du com­merce a tou­jours coïn­ci­dé avec celle de la civi­li­sa­tion et du pro­grès ». De ce fait, il dénon­çait la grille […]

Délits d’initiés

Le 4 octobre, Coren­tin de Salle, le direc­teur du Centre Jean Gol et un des cer­veaux du MR, s’est livré à un plai­doyer pro-trai­tés trans­at­lan­tiques dans les pages de La Libre. Au cœur de son argu­ment : « La marche du com­merce a tou­jours coïn­ci­dé avec celle de la civi­li­sa­tion et du pro­grès ». De ce fait, il dénon­çait la grille d’analyse des oppo­sants aux trai­tés com­mer­ciaux et d’investissement et qui se résu­me­rait selon lui à une oppo­si­tion sté­rile entre les ver­tueux Euro­péens et les vils Amerloques. 

La réa­li­té est plus nuan­cée. Cer­taines normes sont en effet plus éle­vées aux Etats-Unis que chez nous (régu­la­tion de la finance ou normes en matière de pol­lu­tion locale par exemple) et cer­tains régu­la­teurs sont plus per­for­mants ; n’oublions pas que le Die­sel­gate a émer­gé après l’ouverture d’une enquête par l’Environmental Pro­tec­tion Agen­cy et que la fraude ne fut pos­sible en Europe que grâce à la col­lu­sion entre VW et plu­sieurs gou­ver­ne­ments allemands. 

Chiffres contre chiffres

Le pre­mier pro­blème posé par ces accords tient dans le fait qu’ils favo­ri­se­ront sur­tout le com­merce intra­branche : voi­ture US contre voi­ture euro­péenne, chi­mie US contre chi­mie euro­péenne, etc. Faut-il rap­pe­ler que ces mar­chés sont déjà satu­rés ? Les trai­tés ne feront qu’intensifier la concur­rence aux dépens des PME par nature moins expor­ta­trices et pro­vo­quer des restruc­tu­ra­tions en rai­son des sur­ca­pa­ci­tés. Rap­pe­lons que « seules 0,7 % des PME euro­péennes exportent vers les Etats-Unis et la valeur des biens et ser­vices expor­tés repré­sente moins de 2 % de la valeur ajou­tée pro­duite par l’ensemble des PME euro­péennes. » Ces chiffres ne doivent pas être signi­fi­ca­ti­ve­ment dif­fé­rents lorsque la des­ti­na­tion est le Cana­da. « Au niveau de la Wal­lo­nie et selon l’UCM, « les pour­cen­tages pour la “grande” expor­ta­tion [c’est-à-dire hors Europe] ne repré­sentent que 0,06%. » (Un pré­cé­dent billet appro­fon­dis­sait la ques­tion de la capa­ci­té de résis­tance des PME à la concur­rence accrue induite par le TTIP).

Quelques jours après la tri­bune de Coren­tin de Salle, les dépu­tés wal­lons MR, Oli­vier Des­tre­becq et Oli­vier Maroy, repre­naient les argu­ments du VOKA publiés un peu plus tôt et les dou­blaient d’une cri­tique envers les majo­ri­tés régio­nales wal­lonnes et bruxel­loises qu’ils accusent de jouer un jeu pure­ment élec­to­ra­liste. Pour eux, « le CETA per­met­tra de doper la hausse du PIB euro­péen de près de 12 mil­liards d’euros/an, avec bien évi­dem­ment un impact posi­tif pour la Bel­gique et la Wal­lo­nie ». 12 mil­liards d’eu­ros par an pour l’Eu­rope, ça fait, toutes pro­por­tions gar­dées 350 mil­lions d’eu­ros pour la Bel­gique (celle-ci fai­sant 2,7 % du poids éco­no­mique euro­péen). Admet­tons même que l’on applique une règle de trois géné­reuse avec un coef­fi­cient de 5 %, cela n’est pas sub­stan­tiel. En tous cas, ce n’est pas avec cela que l’on renoue­ra avec le plein emploi en Belgique. 

L’université de Tufts (Etats-Unis !) a pro­duit des études alter­na­tives mon­trant les effets — moins enviables ! — de ces trai­tés. Celle sur le CETA conclut à une des­truc­tion de 280.000 emplois, dont 200.000 en Europe. Il en résul­te­rait une baisse des recettes fis­cales qui ne per­met­trait pas de finan­cer les néces­saires pro­grammes sociaux et d’inégalités accrues. 

Retour d’expérience

Ces études pes­si­mistes sont-elles à côté de la plaque ? Non, comme en témoigne la mon­tée des inéga­li­tés (appré­hen­dée par le coef­fi­cient de Gini) au Cana­da (sans com­mune mesure avec celle obser­vée dans d’autres pays anglo-saxons) qui coïn­ci­da avec l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis. Le point vert du gra­phique marque la date de cet accord (1989) et l’o­ran­gé celui de l’Ac­cord de libre-échange nord-ame­ri­cain que ces deux pays ont signé avec le Mexique.

Certes, « nous ne sommes pas un nain éco­no­mique face à un géant amé­ri­cain », comme l’é­crit de Salle, mais tirons les leçons de l’ex­pé­rience cana­dienne avec les Etats-Unis… et sou­ve­nons-nous que la fai­blesse de l’Eu­rope tient dans la divi­sion des Etats membres sur une série de dos­siers (agri­cul­ture, télé­com­mu­ni­ca­tions, éner­gie…). C’est sur­tout vrai au moment où l’UE doit digé­rer les consé­quences du Brexit : l’at­ten­tion doit être mobi­li­sée sur la défi­ni­tion des nou­velles rela­tions entre les Vingt-Sept et le Royaume-Uni, d’au­tant que ces négo­cia­tions-ci devront être fice­lées endéans deux années. Les trai­tés trans­at­lan­tiques qui n’ont pas de « date de péremp­tion » peuvent donc bien attendre que les Euro­péens aient remis de l’ordre dans leur propre maison. 

Bien davantage que du commerce

Ensuite, ces accords dits « de nou­velle géné­ra­tion » dif­fèrent des pré­cé­dents accords en ce qu’ils cherchent à sti­mu­ler le com­merce par le biais de la coopé­ra­tion régle­men­taire entre les par­te­naires éco­no­miques. Se pose ici la ques­tion des normes en vigueur. Bien enten­du, dans cer­tains cas, des rap­pro­che­ments dans la manière dont les légis­la­teurs et régu­la­teurs encadrent un sec­teur peuvent être sou­hai­tables, mais cela peut se réa­li­ser sans pas­ser par des textes aus­si ambi­tieux que le CETA ou le TTIP. Le risque d’un nivel­le­ment par le bas n’est pas un fan­tasme : la Com­mis­sion a revu à la baisse les exi­gences de la direc­tive sur la qua­li­té des car­bu­rants pour per­mettre les impor­ta­tions de sables bitu­mi­neux, un enjeu éco­no­mique majeur pour le Cana­da. Les direc­tives sur l’efficacité éner­gé­tique et sur les éner­gies renou­ve­lables sont, elles, dans le col­li­ma­teur des Etats-Unis et par­tant, la pos­si­bi­li­té pour l’Europe de mettre en œuvre l’Accord cli­ma­tique de Paris qui peut désor­mais entrer en vigueur. (Nous avions abor­dé cette ques­tion dans un pré­cé­dent billet). Si ces trai­tés avaient pour but d’organiser une conver­gence des normes vers le haut, cela se sau­rait… et qui serait contre ? 

Les par­ti­sans de ces trai­tés les pré­sentent comme indis­pen­sables pour évi­ter que les normes euro­péennes s’effacent pro­chai­ne­ment devant des normes défi­nies ailleurs, c’est un faux débat. En effet, ce sont les entre­prises mul­ti­na­tio­nales, quelle que soit leur « natio­na­li­té », qui tire­ront leur épingle du jeu car les normes sont façon­nées par ou avec elles en fonc­tion de leurs seuls inté­rêts. Par ailleurs, elles joui­ront d’un pou­voir dis­pro­por­tion­né de contes­ter des régle­men­ta­tions par l’entremise des règle­ments des dif­fé­rends, c’est-à-dire la clause ISDS (pré­ten­du­ment réfor­mée en clause ICS). Il est vrai que ce méca­nisme existe depuis des décen­nies, mais pour­quoi devrait-il per­du­rer alors que l’on connait leur noci­vi­té pour les poli­tiques publiques ? Après tout, l’amiante a long­temps véro­lé les bâti­ments et elle fut inter­dite lorsqu’on s’est ren­du compte après coup des dégâts consi­dé­rables qu’elle causait. 

Le sens des priorités

Il est ain­si faux de pré­tendre que le TTIP et le CETA sont les ins­tru­ments d’une reprise en main de la mon­dia­li­sa­tion par les Euro­péens. Si tel était le cas, alors ces textes pré­voi­raient notam­ment un impor­tant cha­pitre de coopé­ra­tion fis­cale pour récu­pé­rer les 1.500 mil­liards de dol­lars qui échappent aux fiscs euro­péens et amé­ri­cains. Law­rence Sum­mers, un ancien secré­taire d’Etat amé­ri­cain au Tré­sor, explique que l’énergie et le temps consa­crés aux négo­cia­tions de tels accords com­mer­ciaux et d’investissement devraient plu­tôt être inves­tis dans la lutte contre l’évasion fis­cale et ce, dans l’intérêt géné­ral des populations. 

Quant à la décla­ra­tion inter­pré­ta­tive du CETA avec laquelle les ministres essaient de ras­su­rer l’o­pi­nion publique, des ana­lyses juri­diques montrent leur vacui­té : en ver­tu du droit inter­na­tio­nal, un tel texte ne peut amen­der ou rendre nulle une dis­po­si­tion du trai­té en tant que tel. Il ne peut que… l’in­ter­pré­ter, encore faut-il que les par­ties pre­nantes en fassent une pré­con­di­tion à la signa­ture du trai­té. Quant à des modi­fi­ca­tions de fond, elles ne sont pos­sibles que si les par­ties en conviennent ain­si ou si le « Comi­té conjoint CETA » le décide, ce qui pré­sup­pose l’en­trée en vigueur préa­lable du CETA pour que celui-ci voit le jour.

Plu­tôt que de s’éparpiller avec des trai­tés qu’ils abordent en ordre dis­per­sé et dont les gains sont très incer­tains, les Euro­péens devraient se foca­li­ser sur une sépa­ra­tion douce d’a­vec le Royaume-Uni et relan­cer ce qui reste de leur pro­jet dont on célé­bre­ra bien­tôt le soixan­tième anni­ver­saire. Cela ne semble pas être une mince affaire car comme le déplo­rait le pré­sident Jun­cker dans son état de l’Union en sep­tembre : « jamais encore, je n’a­vais vu un ter­rain d’en­tente aus­si réduit entre nos États membres. Un nombre aus­si réduit de domaines dans les­quels ils acceptent de tra­vailler ensemble. » Voi­là la priorité !

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen