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La précarité des élites

Blog - e-Mois par Christophe Mincke

novembre 2018

Le scru­tin com­mu­nal du 14 octobre a, comme c’est régu­liè­re­ment le cas, pas­sa­ble­ment bou­le­ver­sé notre pay­sage poli­tique. Certes, confor­mé­ment à la tra­di­tion, presque tout le monde s’enorgueillit de ses résul­tats, choi­sis­sant avec soin les points de com­pa­rai­son, mini­mi­sant ses revers ou en impu­tant la faute à de déloyales manœuvres des adver­saires. Des résul­tats moins mau­vais que prévu, […]

e-Mois

Le scru­tin com­mu­nal du 14 octobre a, comme c’est régu­liè­re­ment le cas, pas­sa­ble­ment bou­le­ver­sé notre pay­sage poli­tique. Certes, confor­mé­ment à la tra­di­tion, presque tout le monde s’enorgueillit de ses résul­tats, choi­sis­sant avec soin les points de com­pa­rai­son, mini­mi­sant ses revers ou en impu­tant la faute à de déloyales manœuvres des adver­saires. Des résul­tats moins mau­vais que pré­vu, une chute moins forte que celle de l’adversaire, des élec­teurs qui n’ont pas com­pris les actions menées, voire la mal­chance d’une défaillance tech­nique ou d’une météo clé­mente, les motifs de satis­fac­tion ou de conso­la­tion des vain­cus ne manquent pas. 

Dans ce concert de rodo­mon­tades, se fait éga­le­ment entendre la plainte de quelques élus qui, du jour au len­de­main, se voient priés de faire leurs valises : la poli­tique est un monde cruel où la roche Tar­péienne n’est jamais loin de l’hôtel de ville. Les man­da­taires qui se sont don­nés sans comp­ter, qui ont assu­mé (dans les grandes villes) un temps plein, voire bien plus, au ser­vice de la démo­cra­tie, se retrouvent sans rien, du jour au len­de­main. Sans rien parce que, constatent les poli­tiques en dis­grâce, leur emploi ou leurs clients ne les ont pas atten­dus et que les allo­ca­tions de chô­mage, ce n’est pas Byzance. Et ça décroit rapi­de­ment. Parce que. Parce que, sou­dain, plus per­sonne ne semble avoir besoin d’eux.

Et voi­là que des per­sonnes bien insé­rées socia­le­ment, voire appar­te­nant aux élites sociales — les man­da­taires sont rare­ment des allo­ca­taires sociaux, des sans-abris ou même des ouvriers, conve­nons-en —, tiennent des dis­cours mille fois enten­dus, mais rare­ment dans leur bouche. Devant les grilles blo­quées de l’usine, dans la fumée noire des pneus enflam­més, sur le trot­toir des socié­tés en cours de délo­ca­li­sa­tion, dans les mani­fes­ta­tions, nous l’avons tant croi­sé, ce récit du dévoue­ment, des sacri­fices consen­tis, puis de la relé­ga­tion, des len­de­mains sombres, des angoisses et de la perte d’estime de soi. À quoi vais-je ser­vir ? Je ne suis plus rien. Que vont deve­nir mes enfants ? Com­ment vais-je payer ma maison ?

Pour­tant, quand elle émane de per­sonnes en bleu de tra­vail ou en blouse blanche, quand elle émerge du récit des indi­vi­dus innom­brables qui jonchent nos trot­toirs, quand elle est le fait d’allocataires sociaux, cette plainte sus­cite bien peu de tour­ments au sein des élites sociales dont sont issus la plu­part de nos élus, voire dans l’ensemble de notre socié­té. Car un contre-dis­cours s’est déve­lop­pé et répan­du lar­ge­ment. Il dit que la pro­tec­tion contre les aléas de la vie mène à l’assistanat, que la pré­ca­ri­té seule incite les indi­vi­dus à trou­ver en eux-mêmes les res­sources néces­saires à une inflexion de leur des­tin, que la ver­tu se révèle dans la capa­ci­té à rebon­dir, que les pers­pec­tives sont innom­brables pour qui prend la peine de les cher­cher, que la solu­tion est dans l’initiative per­son­nelle, dans la proac­ti­vi­té, dans la pré­voyance, dans l’activation.

Tra­vailleurs pauvres et pré­caires, deman­deurs d’emploi, rebuts du mar­ché du tra­vail relé­gués dans les CPAS, inva­lides et malades de longue durée, sans-abris, tous sont ain­si ren­voyés à leur res­pon­sa­bi­li­té. On leur assène bien enten­du qu’il leur revient de se tirer eux-mêmes de l’ornière, mais éga­le­ment qu’on les sus­pecte fort de prendre gout à leur mal­heur, rha­billé pour l’occasion en « assis­ta­nat » par la grâce d’une spec­ta­cu­laire inver­sion de valeurs. Évi­dem­ment, cela jus­ti­fie qu’on les bru­ta­lise : si la dèche ne les fait pas sor­tir de leur divan c’est qu’elle leur est trop douce, sans doute la pau­vre­té le fera-t-elle, ou bien la misère. Par­tant, leur déchéance sociale est utile, néces­saire, même, pour les tirer de la mouise. Elle est aus­si une béné­dic­tion car elle aide à les sau­ver d’une déchéance encore pire, car morale : l’assistanat et la déré­lic­tion qu’il cause impi­toya­ble­ment. Ils peuvent remer­cier leurs tour­men­teurs de les sau­ver d’eux-mêmes, de leur paresse, de leur lai­deur, de leur inca­pa­ci­té à se prendre en main ; car la per­sonne des exclus est si répu­gnante qu’ils ne peuvent qu’espérer une méta­mor­phose, quel qu’en soit le prix.

Cette vio­lence sociale et sym­bo­lique inouïe imprègne bien enten­du les dis­cours sociaux, des médias aux prises de posi­tions poli­tiques, en pas­sant par les conver­sa­tions de comp­toir. C’est une large part de la socié­té qui reprend en chœur ce dis­cours, et pas seule­ment les élites éco­no­miques, média­tiques et politiques.

Il n’est pas ici ques­tion de soup­çon­ner cha­cun des man­da­taires se plai­gnant de la dure­té de son sort d’avoir adhé­ré à ces pra­tiques de mor­ti­fi­ca­tion sociale des plus faibles. Cer­tains l’ont incon­tes­ta­ble­ment fait, ou appar­tiennent à des mou­ve­ments poli­tiques qui ont inten­sé­ment par­ti­ci­pé à ces stig­ma­ti­sa­tions. D’autres non. 

Il ne s’agit pas davan­tage de crier « bien fait » quand tombe celui qui riait de ceux qui l’avaient pré­cé­dé dans la chute. Les vio­lences sociales et sym­bo­liques s’additionnent plu­tôt que de se compenser. 

Ce que nous vou­drions, c’est rap­pe­ler que l’échelon com­mu­nal, notam­ment via les CPAS, les loge­ments sociaux et mille ini­tia­tives locales, est un maillon essen­tiel du secours aux vic­times des aléas de la vie et un levier essen­tiel pour sou­te­nir l’émancipation des groupes stig­ma­ti­sés. On y déve­loppe des pra­tiques plus ou moins res­pec­tueuses des faibles, on y décide — ou pas —d’entreprendre des actions qui recousent du social. Espé­rons dès lors que, quand ils revien­dront aux affaires, à la faveur d’un pro­chain ren­ver­se­ment de majo­ri­té, ces édiles plain­tifs auront appris quelque chose de leur expé­rience et en seront sor­tis gran­dis : plus com­pa­tis­sants, plus humains, plus secou­rables. Espé­rons qu’alors ils feront de l’aide sociale, de son effi­ca­ci­té et de son huma­ni­té, une colonne ver­té­brale des poli­tiques communales. 

Certes, il fau­drait pour cela qu’ils échappent à un des pièges dans les­quels les élites adorent tom­ber : celui de pen­ser que leur redres­se­ment est entiè­re­ment dû à leur mérite propre, et ne doit rien à leurs capi­taux (finan­ciers, cultu­rels et sociaux) ni à l’action de nos ins­ti­tu­tions, mais, après tout, il n’est pas inter­dit de rêver.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.