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La myopie libérale du professeur Gemenne

Blog - Débat autour de l’article « Frontières, souverainisme et vacuité » par Grégory Mauzé

novembre 2016

La crise de l’accueil des réfu­giés a mis en lumière la dif­fi­cul­té pour la gauche d’apporter des réponses concrètes au défi migra­toire. Pour autant, la pen­sée conser­va­trice et libé­rale n’offre guère de pers­pec­tives pour y faire face dans la jus­tice sociale. Un constat que ne par­tage visi­ble­ment pas Fran­çois Gemenne, qui affirme, dans un article polé­mique lar­ge­ment décon­nec­té du réel, que la bous­sole morale se serait dépla­cé vers la droite sur ces questions.

Débat autour de l’article « Frontières, souverainisme et vacuité »

Depuis plu­sieurs années, le spé­cia­liste des migra­tions envi­ron­ne­men­tales Fran­çois Gemenne bataille pour ébré­cher la logique de for­te­resse assié­gée qui guide les poli­tiques migra­toires. Bulle d’oxygène dans une atmo­sphère viciée par la xéno­pho­bie, ce pour­fen­deur d’idées reçues a notam­ment gagné ses galons média­tiques lors d’une confron­ta­tion télé­vi­suelle avec le vice-pré­sident du Front natio­nal (FN), Flo­rian Phi­lip­pot. Il s’échine depuis à pro­mou­voir l’ouverture des fron­tières, ce qui le conduit sou­vent à fus­ti­ger le conser­va­tisme d’une cer­taine gauche, com­plice, par son apa­thie, du main­tien d’un sta­tu quo aus­si inef­fi­cace que dramatique.

« Bouleversement des valeurs »

Il semble tou­te­fois que le cour­roux bien légi­time de ce che­va­lier blanc de la liber­té de cir­cu­la­tion l’ait conduit à accré­di­ter l’adage vou­lant que « lorsqu’un sen­ti­ment s’exagère, la facul­té de rai­son­ner dis­pa­raît ». Dans un article inti­tu­lé Fron­tières, sou­ve­rai­nisme et vacui­té, Gemenne croit déce­ler un « bou­le­ver­se­ment radi­cal des valeurs de la gauche et de la droite » sur la ques­tion migra­toire. La pre­mière, pétrie d’un pro­tec­tion­nisme ana­chro­nique qui la ren­drait aller­gique à l’ouverture des fron­tières, serait désor­mais à la traîne de la seconde, mieux dis­po­sée à l’égard de la mon­dia­li­sa­tion, et à ce titre plus à même de sai­sir le carac­tère struc­tu­rel des migra­tions internationales.

Le cher­cheur en veut pour preuve les posi­tions expri­mées par les uns et les autres durant la crise de l’accueil des réfu­giés de 2015 : à droite, la pos­ture huma­niste d’une Ange­la Mer­kel, d’un Guy Verhof­stadt, voire du Pape Fran­çois ; à gauche, les réponses indignes d’un Manuel Valls, socia­liste fran­çais, ou fran­che­ment raciste d’un Robert Fico, social-démo­crate slovaque.

La droite, bouée de sau­ve­tage des réfu­giés ? Gemenne n’est pas loin de le pen­ser, l’antagonisme gauche-droite se révé­lant, selon lui, moins per­ti­nent sur ces ques­tions que le cli­vage rela­tif à l’ouverture à l’autre. Et le cher­cheur de cla­mer la sym­pa­thie que lui ins­pire une cer­taine droite débar­ras­sée de ses sco­ries natio­nal-sou­ve­rai­nistes, qu’incarnerait, entre autres, la démo­cra­tie chré­tienne alle­mande et la famille libérale. 

On ne sau­rait trop insis­ter sur la jus­tesse de cer­tains constats posés par Gemenne. Dans une large mesure, la gauche a effec­ti­ve­ment lais­sé l’extrême droite s’arroger le mono­pole de la thé­ma­tique migra­toire. Une par­tie en est arri­vée à vali­der son dis­cours, comme lorsque le pre­mier ministre fran­çais Laurent Fabius, de sinistre mémoire, affir­mait que « le FN apporte de mau­vaises réponses à de bonnes ques­tions ». Une autre, sans ral­lier l’argumentaire xéno­phobe, s’est long­temps conten­tée d’une posi­tion réac­tive qui ne per­met pas de poli­ti­ser cette ques­tion confor­mé­ment à ses valeurs. 

Il est en revanche regret­table que ce diag­nos­tic lucide vienne à l’appui d’un rai­son­ne­ment qui prend d’évidentes liber­tés avec les faits, et ce pour étayer une thèse qui tient davan­tage de l’idéologie que de l’analyse rigou­reuse de la réa­li­té poli­tique et sociale. 

Un échiquier politique imaginaire

D’emblée, rele­vons les curieux exemples cen­sés fon­der le pos­tu­lat de Gemenne. Le camp de droite est oppor­tu­né­ment expur­gé de ses élé­ments sus­cep­tibles de mettre à mal son argu­men­ta­tion, quand celui de gauche est dia­bo­li­sé pour ser­vir de repous­soir. Cette méthode laisse la désa­gréable impres­sion que l’auteur cherche moins à véri­fier son hypo­thèse en la confron­tant au réel qu’à tordre celui-ci pour la valider. 

Pas­sons sur l’incongruité qu’il y a à clas­ser à droite le pape Fran­çois, dont le radi­ca­lisme ico­no­claste n’en finit pas de pro­vo­quer des bron­cas au sein de la droite conser­va­trice tra­di­tion­nel­le­ment proche du cler­gé, notam­ment en Pologne.

Si la Will­kom­mens­po­li­tik d’Angela Mer­kel a bel et bien consti­tué une oasis de com­pas­sion dans un désert d’indifférence, pré­sen­ter les démo­crates chré­tiens alle­mands comme le nou­veau phare de l’universalisme n’en est pas moins osé. La poli­tique d’accueil de la chan­ce­lière a glo­ba­le­ment été bien accep­tée par son par­te­naire de coa­li­tion social-démo­crate, à la dif­fé­rence de sa propre for­ma­tion de centre droit, elle-même sous la pres­sion de la droite popu­liste de l’AFD. On évo­que­ra, à titre d’exemple, les négo­cia­tions pour abou­tir à une réforme res­tric­tive de l’asile en jan­vier 2016, au cours des­quels l’aile conser­va­trice de la Große Koa­li­tion se mon­tra par­ti­cu­liè­re­ment viru­lente face à un centre gauche taxé de laxisme. 

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En élar­gis­sant la focale à l’ensemble du spectre poli­tique ger­ma­nique, on s’aperçoit que les appels en faveur des réfu­giés per­sistent à être émis par la gauche radi­cale1, les éco­lo­gistes, et une frange mino­ri­taire des sociaux-démo­crates. Autre­ment dit, les posi­tions rela­tives des acteurs poli­tiques sur l’immigration conti­nuent d’obéir au clas­sique anta­go­nisme gauche droite, et ce dans le ber­ceau du pré­ten­du « bou­le­ver­se­ment des valeurs ».

Pré­sen­ter les libé­raux comme le paran­gon de l’ouverture à l’autre relève de la même audace. Citoyen belge, Gemenne n’est pas sans savoir qu’avant que les natio­na­listes de la N‑VA aient can­ni­ba­li­sé cet espace, ceux-ci ont long­temps tenu, en matière de poli­tique migra­toire répres­sive, le haut du pavé. Leurs der­niers repré­sen­tants à avoir été en charge des matières d’asile et d’immigration, Patrick Dewael, Anne­mie Tur­tel­boom et Mag­gie De Block n’ont pas exac­te­ment lais­sé un excellent sou­ve­nir aux défen­seurs des droits des migrants. On remar­que­ra éga­le­ment que les cri­tiques contre la sur­en­chère xéno­phobe de leur suc­ces­seur Théo Fran­cken (N‑VA) ne sont jamais venues de la famille libé­rale, mais des par­tis de gauche – net­te­ment plus en verve, il est vrai, lorsqu’ils sont dans l’opposition.

Bien que leurs homo­logues au Par­le­ment euro­péen du groupe ADLE se montrent incon­tes­ta­ble­ment plus ouverts, ceux-ci n’en res­tent pas moins plei­ne­ment ancrés dans le para­digme res­tric­tif des migra­tions. Ceux-ci ont géné­ra­le­ment été de toutes les larges coa­li­tions for­mées lors de chaque étape de la conso­li­da­tion de l’Europe for­te­resse. Encore récem­ment, l’ADLE a joint sa voix à celles des groupes S&D (sociaux-démo­crates) et PPE (conser­va­teurs), mais aus­si des euros­cep­tiques des CRE et de la droite popu­liste de l’EFDD pour récla­mer la créa­tion d’un docu­ment unique faci­li­tant les dépor­ta­tions. Là encore, le timide espace poli­tique rési­duel favo­rable à l’accueil des réfu­giés et au res­pect de leurs droits fon­da­men­taux se situe sur le flanc gauche de l’hémicycle.

L’introuvable universalisme de droite

On peut éga­le­ment s’interroger sur la repré­sen­ta­ti­vi­té des exemples mon­tés en épingle pour illus­trer les com­pro­mis­sions migra­toires de la gauche. Ain­si de Manuel Valls, émi­nente figure du socia­lisme de renon­ce­ment qui s’est fait fort de trans­gres­ser à peu près tous les mar­queurs pro­gres­sistes tra­di­tion­nels. Ain­si du popu­liste Robert Fico, dont l’alliance en 2006 avec l’extrême droite locale a valu à son par­ti Smer-SD l’exclusion tem­po­raire du Par­ti des socia­listes européens.

Un exer­cice com­pa­ra­tif digne de ce nom aurait conduit Gemenne à s’intéresser au cas de Jere­my Cor­byn, l’artisan du tour­nant à gauche du par­ti tra­vailliste bri­tan­nique, dont la nou­velle orien­ta­tion pro­mi­grante a été ver­te­ment cri­ti­quée par la vieille garde libé­rale blai­riste. Cela lui aurait sans doute per­mis de rele­ver cette réa­li­té (gênante, il est vrai, pour sa démons­tra­tion): la conver­sion des gou­ver­ne­ments pré­ten­du­ment de gauche au para­digme migra­toire répres­sif consti­tue pré­ci­sé­ment un signe, par­mi tant d’autres, de leur droi­ti­sa­tion. Autre­ment dit, c’est jus­te­ment parce que de larges pans de la social-démo­cra­tie ont ces­sé d’être de gauche qu’ils ont aban­don­né leur pré­ten­tion à l’universalisme.

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À l’inverse, l’honnêteté intel­lec­tuelle la plus élé­men­taire aurait requis de sou­li­gner que la ligne d’ouverture d’Angela Mer­kel est, pour l’heure, extrê­me­ment mino­ri­taire et en aucun cas repré­sen­ta­tive de l’état d’esprit des droites euro­péennes, libé­raux inclus. Le débat fran­çais illustre à sou­hait le fait que même une social-démo­cra­tie capi­tu­larde peine à riva­li­ser avec la sur­en­chère de mesures xéno­phobes dans laquelle est enga­gée l’opposition de droite. 

Le degré de réécri­ture de l’histoire déployé pour fusiller la gauche frise par­fois le seuil cri­tique. Ain­si, en accu­sant le Grec Alexis Tsi­pras d’avoir tour­né le dos à son pro­gramme favo­rable aux migrants et réfu­giés « une fois élu » et « sans états d’âme », Gemenne fait preuve d’une mau­vaise foi par­ti­cu­liè­re­ment édi­fiante. D’abord parce que les pre­miers mois au pou­voir du pre­mier ministre de gauche ont été mar­qués par une rup­ture spec­ta­cu­laire avec la logique de for­te­resse assié­gée, comme le note un rap­port du col­lec­tif Alarm­phone, proche de la mou­vance No Border. 

Ensuite parce que le bas­cu­le­ment qu’a consti­tué le sou­tien à l’accord de réad­mis­sion avec la Tur­quie est sur­tout le résul­tat de pres­sions inouïes exer­cées par les autres gou­ver­ne­ments euro­péens. Il n’est pas inutile, ici, de rap­pe­ler que tant la démo­cra­tie chré­tienne alle­mande que des exé­cu­tifs à domi­nante libé­rale tels que le gou­ver­ne­ment belge ont mena­cé expli­ci­te­ment la Grèce d’une exclu­sion de l’espace Schen­gen si elle ne met­tait pas fin à sa poli­tique du « lais­sez-pas­ser » à l’égard des réfu­giés. Là encore, l’universalisme de la droite se fait attendre.

La faute de la gauche : refuser la globalisation

Si Gemenne recon­naît à la gauche radi­cale un atta­che­ment authen­tique à la soli­da­ri­té avec les migrants et réfu­giés, c’est pour mieux lui por­ter l’estocade :

« Tous ces mou­ve­ments et par­tis sont struc­tu­rés autour d’une même idée : une meilleure pro­tec­tion des tra­vailleurs […] il s’agit de lut­ter contre les « ravages de la mon­dia­li­sa­tion », de refu­ser les « dik­tats de Bruxelles » et, plus glo­ba­le­ment, de reprendre le contrôle d’une poli­tique éco­no­mique que l’on per­çoit comme mena­cée par le monde exté­rieur. Il s’agit bien de défendre une for­te­resse. […] Qu’on ne s’y trompe pas : la fron­tière est ici une pro­tec­tion contre la mon­dia­li­sa­tion, et le natio­na­lisme un rem­part contre le supra­na­tio­na­lisme, per­çu comme étant à la solde d’intérêts éco­no­miques et finan­ciers. Cette « vraie gauche » n’est pas une gauche uni­ver­sa­liste, mais une gauche pro­tec­tion­niste et souverainiste. »

Engluée, donc, dans une sou­ve­rai­ne­té natio­nale d’un autre âge (le trai­té de West­pha­lie de 1648), cette mou­vance serait inca­pable de sor­tir du « para­digme de l’immobilité »:

« C’est cette concep­tion de la sou­ve­rai­ne­té qui amène la gauche de gou­ver­ne­ment à consi­dé­rer les migra­tions comme un pro­blème à résoudre, plu­tôt que comme une réa­li­té structurelle. »

Ain­si, la gauche serait inca­pable de sor­tir de l’ « impen­sé poli­tique » de la migra­tion parce qu’elle n’en accep­te­rait pas le carac­tère struc­tu­rel, voire ver­tueux. En cause : sa réti­cence plus géné­rale à l’égard de la mon­dia­li­sa­tion et des ver­tus de la main invi­sible du mar­ché. Cher­cher à sau­ve­gar­der les conquêtes sociales consti­tue­rait donc un geste « sou­ve­rai­niste » de repli sur soi, qui pave­rait la voie à la ten­ta­tion xéno­phobe. Main­te­nir des bar­rières doua­nières et nor­ma­tives ou lut­ter contre la finance inter­na­tio­nale pro­cé­de­rait, fina­le­ment, de la même logique que celle consis­tant à dres­ser des murs héris­sés de bar­be­lés pour se pro­té­ger de l’afflux de réfugiés. 

On com­men­ce­ra par objec­ter qu’il n’existe aucun lien entre le degré d’acceptation de la mon­dia­li­sa­tion et le niveau de soli­da­ri­té avec les nou­veaux arri­vants. Contrai­re­ment aux tenants du grand mar­ché mon­dial, les oppo­sants à la glo­ba­li­sa­tion ont quelques faits d’armes à leur actif en matière de défense des migrants. Il suf­fi­ra à Fran­çois Gemenne de fré­quen­ter davan­tage les forums alter­mon­dia­listes pour se rendre compte à quel point cette lutte s’imbrique à celle contre le néo­li­bé­ra­lisme pré­da­teur. On lui conseille­ra aus­si de s’entretenir avec l’un ou l’autre des repré­sen­tants de ce mou­ve­ment, comme la Malienne Ami­na­ta Trao­ré, infa­ti­gable pour­fen­deuse tant de la fer­me­ture des fron­tières à l’immigration que de l’ouverture éco­no­mique sau­vage. Ou tout sim­ple­ment d’observer de plus près la seule famille poli­tique de gauche qui trouve grâce à ses yeux, les éco­lo­gistes : leur sou­tien constant à la cause des sans-papiers et des réfu­giés ne les a pas empê­chés pour autant de jouer, notam­ment en Bel­gique, un rôle moteur dans la contes­ta­tion des par­te­na­riats de libre-échange, comme le TTIP et le CETA.

L’universalisme dévoyé

On ajou­te­ra que si l’opposition du sou­ve­rai­nisme à l’universalisme consti­tue un pro­cé­dé rhé­to­rique com­mode, elle se révèle d’une faible por­tée expli­ca­tive. Il aura sans doute échap­pé à Gemenne que de l’eau a cou­lé sous les ponts depuis le trai­té de West­pha­lie, et que les Révo­lu­tions fran­çaises et amé­ri­caines ont confé­ré à la sou­ve­rai­ne­té natio­nale une dimen­sion popu­laire. Cela a eu pour consé­quence de pla­cer le peuple plu­tôt que le monarque comme fon­de­ment de l’autorité poli­tique, et donc d’établir les bases de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique. C’est notam­ment au nom de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire que la légis­la­tion inter­na­tio­nale a consa­cré le droit des peuples à dis­po­ser d’eux même, soit celui « de déter­mi­ner libre­ment leur sta­tut et d’assurer libre­ment leur déve­lop­pe­ment éco­no­mique, social, et cultu­rel »2 .

De ce point de vue, on a le plus grand mal à voir en quoi la défense de la sou­ve­rai­ne­té, fût-elle natio­nale, serait incom­pa­tible avec l’idéal uni­ver­sa­liste, soit la croyance en une com­mune aspi­ra­tion humaine à jouir de droits impres­crip­tibles. On serait plu­tôt ten­té de dire que bien sou­vent, la pre­mière condi­tionne le second, le res­pect de ces droits étant pré­ci­sé­ment tri­bu­taire de la non-ingé­rence d’un tiers (État ou acteur pri­vé) dans les choix poli­tiques natio­naux. Ce fut notam­ment le cas lorsqu’il s’agissait de sou­te­nir la déco­lo­ni­sa­tion des peuples pla­cés sous tutelle. C’est tou­jours le cas quand la menace que fait peser la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique sau­vage sur les droits sociaux, éco­no­miques et cultu­rels jus­ti­fie de mettre en œuvre cer­taines formes de pro­tec­tion­nisme. Et ce, indé­pen­dam­ment des poli­tiques d’ouvertures ou de fer­me­tures qui pour­raient par ailleurs exis­ter à l’égard des étrangers. 

Solidarité « à la carte »

On sou­li­gne­ra, enfin, la myo­pie typi­que­ment libé­rale consis­tant à s’imaginer qu’accepter la réa­li­té struc­tu­relle de la mobi­li­té inter­na­tio­nale condui­rait en soi à des poli­tiques plus humaines. Les migra­tions ne sont, dans cette pers­pec­tive, per­çues que sous l’angle des droits et liber­tés indi­vi­duelles (en l’occurrence, la liber­té d’aller et venir). Or, celles-ci sont bien sou­vent pro­vo­quées par la néga­tion des droits col­lec­tifs, notam­ment le droit au déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social. 

Il est plus que dou­teux de pen­ser que les réfu­giés syriens, afghans ou éry­thréens consi­dèrent que le drame qu’a consti­tué leur tra­jec­toire migra­toire s’inscrit dans la marche natu­relle du monde. Il est tout aus­si hasar­deux d’imaginer que migrants prêts à ris­quer leur vie pour fuir la misère cau­sée par la pré­da­tion éco­no­mique et com­mer­ciale de l’Occident et par la faillite des États per­çoivent leur exil comme nor­mal. La pre­mière vio­lence exer­cée contre ces popu­la­tions n’est pas le par­cours juché de piège mor­tel ni les condi­tions d’accueil déplo­rable, mais le fait même d’être condam­nés à une mort phy­sique ou sociale dans leur pays d’origine.

N’en déplaise aux chantres de la mon­dia­li­sa­tion heu­reuse, les migra­tions qui pré­valent actuel­le­ment en Europe ne relèvent pas du fonc­tion­ne­ment har­mo­nieux du monde, mais consti­tuent, plus que jamais, un pro­blème à résoudre, en par­ti­cu­lier pour les migrants eux-mêmes. Il s’agit, notam­ment, que les pays de départ recouvrent une sou­ve­rai­ne­té mise à mal par un impé­ria­lisme éco­no­mique et finan­cier qui jette leurs citoyens sur le che­min de l’exil.

Qui­conque se bat pour le droit à migrer sans défendre en même temps le droit à ne pas être contraint au départ se fait l’avocat d’un sou­tien « à la carte » des pre­miers concer­nés. Dans cette concep­tion libé­rale de la liber­té de cir­cu­la­tion, ceux-ci seraient auto­ri­sés à suivre les richesses pillées par l’occident, mais pas de mettre fin à ce pro­ces­sus de dépos­ses­sion qui les empêche de vivre digne­ment sur place. Il s’agit, au mieux, d’une grave incon­sé­quence, au pire d’un cynisme sans nom3.

Du pain bénit pour l’extrême droite

L’équation condi­tion­nant la conduite de poli­tiques favo­rables aux immi­grés à l’acceptation de la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique, com­mer­ciale et finan­cière n’est pas seule­ment aber­rante : elle est poli­ti­que­ment dangereuse. 

Elle per­met en effet de pré­sen­ter le refus d’accorder des droits aux nou­veaux arri­vants comme l’une des facettes de la lutte plus large contre les dégâts sociaux cau­sés par la glo­ba­li­sa­tion. Consé­quence logique, les ini­tia­tives racistes et le ren­for­ce­ment des fron­tières peuvent aisé­ment être repeints en une croi­sade sociale menée dans l’intérêt des caté­go­ries pré­ca­ri­sées. Ce dis­cours consti­tue pré­ci­sé­ment le moteur de la nou­velle extrême droite parée d’un ver­nis social, dont les pro­po­si­tions xéno­phobes se nour­rissent des frus­tra­tions, bien légi­times, des couches popu­laires envers la mon­dia­li­sa­tion libé­rale. Un mou­ve­ment de sou­tien aux migrants qui défen­drait leurs droits sur base de la ligne Gemenne repré­sen­te­rait une indé­niable aubaine pour Marine Le Pen.

En oppo­sant arti­fi­ciel­le­ment les inté­rêts des tra­vailleurs locaux à pro­té­ger leur bien-être d’éventuelles ingé­rences exté­rieures à ceux des nou­veaux arri­vants, cette pers­pec­tive inter­dit de pen­ser les conver­gences. Elle fait notam­ment l’impasse sur leur com­mun inté­rêt à assu­rer l’égalité des droits entre natio­naux et étran­gers, et à com­battre ensemble les offen­sives (natio­nales et supra­na­tio­nales) contre les conquêtes sociales. 

Fort heu­reu­se­ment, la ten­dance actuelle va plu­tôt dans le sens d’une plus grande imbri­ca­tion de ces deux causes. Il est désor­mais bien rare qu’une mani­fes­ta­tion de sans-papiers n’insiste pas lour­de­ment sur la double peine à laquelle les condamne le capi­ta­lisme, qui les force à quit­ter leur pays et les can­tonne au sous-pro­lé­ta­riat. Le mou­ve­ment social, les syn­di­cats au pre­mier chef, tend, quant à lui, à prendre pro­gres­si­ve­ment conscience de la néces­si­té d’intégrer les droits des migrants dans sa pano­plie reven­di­ca­tive4.

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De bonnes questions…

Une inflexion pro­gres­siste des poli­tiques migra­toires ne sera pos­sible qu’en répon­dant à l’ensemble des injus­tices qui jalonnent le par­cours des exi­lés, notam­ment en éra­di­quant la triple vio­lence qui les pousse au départ, ponc­tue leur périple et les exclut à l’arrivée. À cet égard, l’internationalisme du mou­ve­ment ouvrier et des forces s’inscrivant dans son sillon offre net­te­ment plus de pers­pec­tives que le libé­ra­lisme, qui fait trop sou­vent fi du contexte socio-éco­no­mique qui condi­tionne l’émancipation indi­vi­duelle et collective. 

Ce réqui­si­toire ban­cal aura au moins ce mérite : aler­ter la gauche qui aspire à chan­ger la socié­té de l’urgence de repo­li­ti­ser cette ques­tion en l’intégrant dans un pro­jet glo­bal de trans­for­ma­tion sociale. Un pro­jet qui ne cède­rait ni à la ten­ta­tion chau­vi­niste, qui réserve le pro­grès à une com­mu­nau­té natio­nale exclu­sive, ni à l’injonction per­ma­nente à la mobi­li­té des faux amis libre-échan­gistes des immi­grés, qui déplorent les effets dont ils ché­rissent les causes. 

Avec un brin de malice, nous dirions que Fran­çois Gemenne apporte de mau­vaises réponses à de bonnes questions…

  1. Si une frange de Die Linke flirte effec­ti­ve­ment avec le popu­lisme de droite, à l’instar de la co-pré­si­dente du par­ti Sah­ra Wagenk­necht qui a notam­ment récla­mé une limi­ta­tion du nombre de réfu­giés, cette posi­tion reste pour l’heure mino­ri­taire dans le parti.
  2. Article 1 du Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits civils et poli­tiques de 1966.
  3. Sur­tout quand on sait les avan­tages que peuvent tirer les pays occi­den­taux d’un tel mar­ché migra­toire, à com­men­cer par la « fuite des cerveaux ».
  4. Voir, notam­ment, le cas du comi­té des tra­vailleurs avec et sans-papiers de la CSC Bruxelles-Hal-Vil­vorde.

Grégory Mauzé


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