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La dignité des boucs émissaires

Blog - Anathème - chômage justice sociale Sécurité sociale par Anathème

janvier 2017

La sécu­ri­té sociale est née de la menace que la misère fai­sait peser sur la pré­da­tion capi­ta­liste. Pour sau­ver l’essentiel et par crainte d’une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, les puis­sants acce­ptèrent le com­pro­mis social-démo­­crate : l’abandon de la visée révo­lu­tion­naire contre la redis­tri­bu­tion d’une faible par­tie de la plus-value de l’activité éco­no­mique. Cette redis­tri­bu­tion fut mise en place […]

Anathème

La sécu­ri­té sociale est née de la menace que la misère fai­sait peser sur la pré­da­tion capi­ta­liste. Pour sau­ver l’essentiel et par crainte d’une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, les puis­sants acce­ptèrent le com­pro­mis social-démo­crate : l’abandon de la visée révo­lu­tion­naire contre la redis­tri­bu­tion d’une faible par­tie de la plus-value de l’activité éco­no­mique. Cette redis­tri­bu­tion fut mise en place par le biais d’une régu­la­tion des rému­né­ra­tions, mais éga­le­ment via des salaires dif­fé­rés, sous la forme de pres­ta­tions assu­ran­tielles de soli­da­ri­té. Le malade, l’invalide ou le chô­meur pou­vaient ain­si sur­vivre en tou­chant une part du salaire que les actifs ver­saient à leur intention.
Le chô­mage, dans ce cadre, était un inci­dent et les allo­ca­tions ver­sées tenaient lieu de régime tran­si­toire entre deux emplois. C’était sans comp­ter sur le fait que, au fil du temps, il devint struc­tu­rel, ame­nant un part crois­sante de la popu­la­tion à ne vivre que d’allocations.

On a lar­ge­ment décrit le bon­heur qu’il y a à sacri­fier à la valeur-tra­vail : l’air vif sur les quais de la gare au petit matin, le dyna­misme induit par le rugis­se­ment de la machine, l’exaltation d’être absor­bé dans un pro­ces­sus pro­duc­tif, la satis­fac­tion morale de se confor­mer aux ordres d’un chef de bureau, la joie simple de dépen­ser un argent hon­nê­te­ment acquis en contri­buant à l’enrichissement d’actionnaires, le bien-être consé­cu­tif à l’abrutissement par la répé­ti­tion d’opérations insensées…

À contra­rio, on a décrit l’indicible dou­leur, la perte de repères, la sen­sa­tion de vacui­té, la déchéance morale, la déré­lic­tion phy­sique décou­lant de l’assistanat, de la dépen­dance à l’argent facile de la sécu, de la perte du réflexe pav­lo­vien lié à la son­ne­rie matu­ti­nale du réveil, des escarres dues à la sta­tion cou­chée devant le télé­vi­seur… Les ravages du chô­mage ne sont que trop bien connus.

Notre socié­té ne peut res­ter les bras bal­lants, elle qui sait les délices du sala­riat et les affres de l’inactivité. Certes, l’idéal serait de rame­ner à l’usine l’ensemble des chô­meurs et nos gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs s’y emploient vigou­reu­se­ment dans une belle union natio­nale qui trans­cende le cli­vage gauche-droite. A cet égard, tout fait farine au mou­lin : la culpa­bi­li­sa­tion, la menace, la contrainte, la baisse des condi­tions de tra­vail, la dimi­nu­tion des salaires, etc. Il faut cepen­dant se faire une rai­son : mal­gré notre ardeur à la tâche, tout indique que le plein emploi est hors d’atteinte.

Que faire des rebuts du monde du tra­vail qui nous res­te­ront irré­mé­dia­ble­ment sur les bras ? On peut, bien enten­du, les aban­don­ner à leur sort. Mais sommes-nous surs de ne pou­voir en tirer quelque pro­fit ? Ne pour­rions-nous ins­tau­rer un sain échange entre leurs allo­ca­tions et des pres­ta­tions socia­le­ment utiles ? En agis­sant habi­le­ment, nous en tire­rions pro­fit et, cerise sur le gâteau, nous ren­drions leur digni­té à ces hordes de sous-hommes. Ne sait-on en effet avec cer­ti­tude que la digni­té découle tout entière de l’échange inté­res­sé ? Il nous faut donc trou­ver une uti­li­té sociale aux allo­ca­taires sociaux, même aux plus inca­pables d’entre eux.

J’aimerais à cet égard pro­po­ser une idée, née de l’observation atten­tive de notre socié­té. Quel besoin éprou­vons-nous cruel­le­ment, conti­nu­ment, que nous ne par­ve­nons à satis­faire que fort impar­fai­te­ment ? Dans quelle quête sans fin notre socié­té angois­sée s’est-elle lan­cée ? Quelle est cette soif ? 

C’est, bien évi­dem­ment, la soif de boucs émis­saires. Certes, nous nous sommes pour­vus de via­tiques et, à cet égard, les allo­ca­taires sociaux ont rete­nu notre atten­tion. Nous les pour­chas­sons déjà nuit et jour ; ils subissent mille ava­nies ; ils sont raillés et culpa­bi­li­sés. Force est cepen­dant de consta­ter que nous avons fait montre d’hésitations et de scru­pules, les­quels nous ont inci­té à une rete­nue qui, avouons-le, nous frustre gran­de­ment. Le temps est venu d’admettre l’utilité sociale du bouc émis­saire et de pro­fi­ter à plein de son influence posi­tive sur le moral de nos sociétés.

Pour ce faire, il est indis­pen­sable d’officialiser les choses, aus­si pro­po­sé-je d’achever la muta­tion de la sécu­ri­té sociale. Elle n’est déjà plus vrai­ment un outil de sou­tien aux acci­den­tés de la vie, elle doit ter­mi­ner la trans­for­ma­tion enta­mée pour renaitre en ins­tru­ment de bri­made des boucs émis­saires que sont les plus faibles. C’est, j’en suis sûr, en ce sens que Charles Michel, tou­jours vision­naire, a pro­cla­mé que son gou­ver­ne­ment était le der­nier rem­part contre le déman­tè­le­ment de la sécu­ri­té sociale.
Atten­tion, soyons clairs : nous ne pro­po­sons pas de pogroms, pas de ségré­ga­tion, pas d’exécutions som­maires, mais un sys­tème digne d’échange de valeurs. Contre les allo­ca­tions sociales, la prise en charge d’une indis­pen­sable fonc­tion de bouc émis­saire, enfin recon­nue à sa juste valeur. Des fonc­tion­naires tatillons, des démarches admi­nis­tra­tives inces­santes, des visites domi­ci­liaires, des sys­tèmes de dénon­cia­tion, des sanc­tions admi­nis­tra­tives, des mises en cause publiques, des stig­ma­ti­sa­tions de leur déchéance et, bien enten­du, des accu­sa­tions véhé­mentes à chaque hoquet de notre sys­tème éco­no­mique et social. 

Le pro­grès sera immense, non seule­ment parce que nous pour­rons pro­fi­ter à plein des bien­faits pro­di­gués par les boucs émis­saires, mais aus­si parce qu’il sera pos­sible à ces der­niers de sor­tir de ce qui appa­rait, à la réflexion, comme un tra­vail au noir : l’exercice de fac­to et dans de mau­vaises condi­tions d’une fonc­tion dont ils devraient offi­ciel­le­ment, léga­le­ment être char­gés. Car, ne nous y trom­pons pas, c’est l’actuelle hypo­cri­sie qui est immo­rale : celle qui consiste à faire mine d’aider des misé­rables dont nous pro­fi­tons en les mal­trai­tant. À l’inverse, nous pour­rons être fiers de notre hon­nê­te­té lorsque nous recon­nai­trons en eux des exclus que nous pre­nons plai­sir à humilier.

Ren­dons donc leur digni­té à ces inutiles en les payant pour une impor­tante fonc­tion : celle de se sou­mettre à nos injures, vexa­tions quo­ti­diennes, intru­sions, curio­si­tés et stig­ma­ti­sa­tions. Char­geons-les de nos péchés, tenons-les pour res­pon­sables de nos tur­pi­tudes, de notre indif­fé­rence, de notre rapa­ci­té. Des éboueurs emportent bien nos ordures, pour­quoi en irait-il autre­ment pour l’évacuation des boues toxiques qui encombrent nos esprits ?

À eux la digni­té d’un échange équi­li­bré, à nous l’esprit léger. La solu­tion est d’autant plus salu­taire qu’elle est béné­fique à l’équilibre social. Quoi de mieux, en effet, que des attaques col­lec­tives contre un com­mun objet de dégout pour pro­mou­voir le vivre entre nous ?

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.