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La dégressivité renforcée des allocations de chômage : quel effet sur la pauvreté ?

Blog - e-Mois - droits sociaux Sécurité sociale par Sophie Galand

mai 2014

Le par­cours des per­sonnes pauvres est sou­vent mar­qué par une alter­nance entre emplois pré­caires et périodes sans emploi. Être pri­vé d’emploi ne signi­fie pas uni­que­ment être pri­vé de reve­nus, mais aus­si de la sécu­ri­té d’existence, de la recon­nais­sance sociale et de l’estime de soi qui y sont liées. La réforme de l’assurance chô­mage entrée en vigueur […]

e-Mois

Le par­cours des per­sonnes pauvres est sou­vent mar­qué par une alter­nance entre emplois pré­caires et périodes sans emploi. Être pri­vé d’emploi ne signi­fie pas uni­que­ment être pri­vé de reve­nus, mais aus­si de la sécu­ri­té d’existence, de la recon­nais­sance sociale et de l’estime de soi qui y sont liées. La réforme de l’assurance chô­mage entrée en vigueur en novembre 2012 a concer­né pra­ti­que­ment tous les aspects de l’assurance chô­mage ; nous nous concen­trons ici uni­que­ment sur le ren­for­ce­ment de la dégres­si­vi­té dans le temps des allo­ca­tions et sur son impact néga­tif pour les per­sonnes pauvres, sur leur vie quo­ti­dienne, sur leur recherche d’emploi et sur l’effectivité de leur droit à la pro­tec­tion sociale1.

Rap­pe­lons briè­ve­ment que depuis novembre 2012, si le prin­cipe de la durée illi­mi­tée des allo­ca­tions de chô­mage per­siste, la période durant laquelle elles sont liées au salaire anté­rieur est, elle, limi­tée dans le temps (selon le nombre d’années de car­rière). L’allocation maxi­male a été aug­men­tée durant les trois pre­miers mois de chô­mage, ensuite, à mesure que le chô­mage s’allonge, les mon­tants sont réduits. Désor­mais, la dégres­si­vi­té touche toutes les caté­go­ries de chô­meurs (chefs de ménage, iso­lés et coha­bi­tants). Les coha­bi­tants voient la dégres­si­vi­té de leur allo­ca­tion inter­ve­nir plus rapi­de­ment qu’auparavant. Dans la troi­sième et der­nière période, les trois caté­go­ries fami­liales retombent à un mon­tant for­fai­taire qui varie selon la caté­go­rie. Les chô­meurs ayant une car­rière pro­fes­sion­nelle de vingt ans et plus (vingt-cinq ans à par­tir de 2017), les chô­meurs ayant une inca­pa­ci­té per­ma­nente de tra­vail de 33% et les chô­meurs âgés de cin­quante-cinq ans ou plus ne sont pas sou­mis à la dégressivité.

Effets chiffrés sur la pauvreté

Une simu­la­tion récente — réa­li­sée par le SPF Sécu­ri­té sociale à la demande du Conseil cen­tral de l’économie et du Ser­vice de lutte contre la pau­vre­té, la pré­ca­ri­té et l’exclusion sociale — a per­mis de chif­frer l’impact de cette dégres­si­vi­té accrue sur les reve­nus des deman­deurs d’emploi2. Si la réforme a ren­for­cé l’attractivité finan­cière des emplois dis­po­nibles, elle a encore davan­tage mis en péril la pro­tec­tion contre la pau­vre­té que sont cen­sées offrir les allo­ca­tions de chô­mage, cer­tai­ne­ment pour les chô­meurs de longue durée. Après la réforme, le risque glo­bal de pau­vre­té en cas de chô­mage com­plet aug­men­te­rait plus vite et plus fort avec la durée de chô­mage : après 61 mois, il attein­drait 28% (contre 21,5% avant la réforme). Ce risque accru de pau­vre­té est obser­vé pour toutes les caté­go­ries de ménages, mais en par­ti­cu­lier pour les iso­lés : après 61 mois, il attein­drait 71,9% (contre 11,7%), soit une hausse de 60,2%. Pour les chefs de ménage, l’augmentation n’est « que » de 5% (pour atteindre 66,1%), mais ils étaient déjà expo­sés à un risque de pau­vre­té très éle­vé avant la réforme (61%). Le risque de pau­vre­té aug­men­te­rait de 2% pour les coha­bi­tants (de 15,6% à 17,1%) et serait beau­coup plus bas que pour les autres caté­go­ries de ménages.

Effets sur les conditions de vie et l’insertion socioprofessionnelle

À la suite de la dégres­si­vi­té des mon­tants, com­bi­née à la mul­ti­pli­ca­tion des phases et aux trois condi­tions qui déter­minent quels groupes sont exemp­tés de l’application de la dégres­si­vi­té dans la deuxième période d’indemnisation, les mon­tants de l’allocation varie­ront beau­coup plus que sous l’ancienne règle­men­ta­tion. Les chô­meurs auront énor­mé­ment de mal à pou­voir se faire une idée de leur bud­get pour le pro­chain mois3. Ce sera cer­tai­ne­ment le cas pour ceux qui n’ont tra­vaillé que quelques jours. Les per­sonnes au chô­mage, cer­tai­ne­ment les plus vul­né­rables, ont pour­tant besoin d’une esti­ma­tion la plus exacte pos­sible de leur reve­nu limi­té : pour déter­mi­ner quels besoins ils peuvent com­bler en prio­ri­té, pou­voir deman­der un report de paie­ments ou de dettes, etc.

La dimi­nu­tion de leurs reve­nus aura des réper­cus­sions sur leurs condi­tions de vie, mais aus­si celles de leur conjoint et de leurs enfants. Ils auront encore plus de mal à payer leurs frais loca­tifs ou leurs dépenses de san­té. Cer­tains d’entre eux devront repor­ter des soins médi­caux. Par ailleurs, la dimi­nu­tion du mon­tant des allo­ca­tions de chô­mage risque aus­si de les faire entrer dans une spi­rale d’endettement. Et cette réduc­tion pro­gres­sive ain­si que les incer­ti­tudes quant à l’allocation future (en rai­son de la com­plexi­té de la légis­la­tion) ne sont pas de nature à rendre les créan­ciers plus accom­mo­dants. Dans de telles cir­cons­tances, les deman­deurs d’emploi vul­né­rables n’auront ni les moyens ni l’énergie pour cher­cher à s’insérer sur le mar­ché du tra­vail. Pour cer­tains, la dégres­si­vi­té accrue peut aus­si rendre plus dif­fi­cile la par­ti­ci­pa­tion à des acti­vi­tés sociales et cultu­relles ou l’engagement béné­vole. Or, ce type de par­ti­ci­pa­tion favo­rise les chances d’accéder à un emploi : les per­sonnes concer­nées déve­loppent leur réseau infor­mel et amé­liorent leurs com­pé­tences « sociales» ; elles ne tombent pas dans l’isolement et sont en mesure de trou­ver un soutien.

Le ren­for­ce­ment de la dégres­si­vi­té aug­men­te­ra éga­le­ment la dif­fi­cul­té pour les chô­meurs de sup­por­ter les couts liés à la recherche d’un emploi. Ces couts sont très variés : frais de télé­phone et d’internet, dépla­ce­ments pour se rendre à un entre­tien d’embauche, dans des ser­vices régio­naux de l’emploi ou des centres de for­ma­tion, garde d’enfants… Les frais de dépla­ce­ment pour se rendre dans les centres de for­ma­tion sont rem­bour­sés, mais sous cer­taines condi­tions, et les deman­deurs d’emploi doivent avan­cer le mon­tant, ce qui n’est pas tou­jours fai­sable pour des per­sonnes à faible reve­nu. Enfin, il est sou­vent dif­fi­cile de trou­ver des ser­vices de garde d’enfants à prix abor­dable, sur­tout en milieu urbain. La dégres­si­vi­té accrue com­pli­que­ra d’autant plus les recherches d’emploi qu’elle n’a pas été asso­ciée à des mesures visant à amé­lio­rer la mobi­li­té et l’accès aux ser­vices sociaux (crèches, gar­de­ries…)4. Plu­sieurs asso­cia­tions fémi­nistes s’inquiètent des réper­cus­sions de la dégres­si­vi­té accrue sur la pré­ca­ri­té des femmes, en par­ti­cu­lier celles à la tête d’une famille mono­pa­ren­tale et les coha­bi­tantes5. En outre, la troi­sième période (le for­fait) n’étant plus assi­mi­lée pour la pen­sion sur la base du der­nier salaire, mais sur celle du droit mini­mum, de nom­breuses per­sonnes ver­ront éga­le­ment leur pen­sion dimi­nuer. Les femmes étant sur­re­pré­sen­tées dans les caté­go­ries infé­rieures des mon­tants men­suels de pen­sion per­çus (59% des femmes contre 33% des hommes per­çoivent un mon­tant infé­rieur à 1000 euros), elles seront les pre­mières péna­li­sées6.

Plu­sieurs ini­tia­tives se sont déve­lop­pées en vue d’établir une « mesure d’impact sur la pau­vre­té », ou « armoe­de­toets ». L’objectif est d’évaluer au préa­lable l’impact éven­tuel de cer­taines règle­men­ta­tions sur la pau­vre­té. Une telle étude, menée avec la par­ti­ci­pa­tion d’associations dans les­quelles des per­sonnes pauvres se recon­naissent, d’autres asso­cia­tions de lutte contre la pau­vre­té et de ser­vices sociaux, aurait été sou­hai­table avant la mise en œuvre de la der­nière réforme.

Impacts sur le droit à la protection sociale

Face à une règle­men­ta­tion si com­plexe, il devient encore plus dif­fi­cile pour un chô­meur, d’autant plus s’il est défa­vo­ri­sé, de sai­sir la por­tée des dis­po­si­tions règle­men­taires et la façon dont elles seront appli­quées. Les chô­meurs ne peuvent pas connaitre les détails d’une telle légis­la­tion, chan­geante et abon­dante, ni les nuances de l’interprétation qui en est don­née7. Sur le plan juri­dique, cette com­plexi­té accrue pour­rait com­pro­mettre le devoir d’information et de conseil des orga­nismes de paie­ment (et de l’Onem à titre rési­duaire) quant aux droits et devoirs des deman­deurs d’emploi. Lorsque l’assuré social est une per­sonne en situa­tion de fai­blesse ou de pré­ca­ri­té, qui a dif­fi­ci­le­ment accès aux infor­ma­tions, la ques­tion est d’autant plus pré­gnante. Or la com­plexi­té accrue risque d’entrainer des erreurs dans le cal­cul des mon­tants ou des infor­ma­tions erro­nées, et par consé­quent de créer une insé­cu­ri­té juri­dique et des pertes de droits.

La ques­tion de la confor­mi­té de la dégres­si­vi­té ren­for­cée des allo­ca­tions de chô­mage à l’article 23 de notre Consti­tu­tion a fait l’objet d’un article récent. Parce que le droit à la sécu­ri­té sociale est ins­crit dans notre Consti­tu­tion, cela implique une « obli­ga­tion pour le légis­la­teur de ne pas dimi­nuer le niveau des pres­ta­tions déjà consa­crées, du moins pas sans jus­ti­fi­ca­tions8 ». Dans le cas de l’arrêté royal à l’origine de la réforme, aucune expli­ca­tion qui jus­ti­fie­rait cette régres­sion n’a été four­nie. En vue d’obtenir ces infor­ma­tions, il reste aux chô­meurs la pos­si­bi­li­té de sai­sir le tri­bu­nal du tra­vail et de sou­le­ver la non-confor­mi­té de la dégres­si­vi­té accrue au prin­cipe de stand­still. Si ces nou­velles dis­po­si­tions sont jugées incom­pa­tibles avec la Consti­tu­tion, le « juge devra refu­ser de les appli­quer et sta­tuer sur la base de leur rédac­tion anté­rieure. Une mul­ti­pli­ca­tion de déci­sions en ce sens condui­rait inci­dem­ment à deman­der à l’auteur de la norme liti­gieuse de revoir sa copie9 ».

  1. Ser­vice de lutte contre la pau­vre­té, la pré­ca­ri­té et l’exclusion sociale (2013), Rap­port bis­an­nuel 2012 – 2013. Pro­tec­tion sociale et pau­vre­té, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme.
  2. Neve­jan Hen­drik et Van Camp Guy (2013), « La dégres­si­vi­té ren­for­cée des allo­ca­tions de chô­mage belges : effets sur le reve­nu des chô­meurs et sur les pièges finan­ciers à l’emploi » dans Mays­tadt, Phi­lippe et al (dir.), Le modèle social belge : quel ave­nir ?, Presses inter­uni­ver­si­taires de Char­le­roi, p.471 – 507.
  3. Pal­ster­man Paul (2012), « Les réformes de l’été en matière de chô­mage », dans Étienne Fran­cine et Michel Dumont (dir.), Regards croi­sés sur la sécu­ri­té sociale, Anthe­mis et CUP, p. 965.
  4. La Ligue des droits de l’homme (31 octobre 2012), « Dégres­si­vi­té des allo­ca­tions chô­mage : un coup dur à la sécu­ri­té sociale ».
  5. Plate-forme fémi­niste socioé­co­no­mique (30 octobre 2012), com­mu­ni­qué de presse « Dégres­si­vi­té des allo­ca­tions de chô­mage : la pré­ca­ri­té des femmes va encore s’aggraver ! »
  6. Ins­ti­tut pour l’égalité des femmes et des hommes, Femmes et hommes en Bel­gique (2011), Sta­tis­tiques et Indi­ca­teurs de genre, deuxième édi­tion, p. 71.
  7. Funck Jean-Fran­çois (2012), « Le devoir d’information et de conseil des ins­ti­tu­tions selon la Charte de l’assuré social », dans Étienne Fran­cine et Michel Dumont (dir.), op. cit., p. 183.
  8. Dumont Daniel (2013), « Dégres­si­vi­té accrue des allo­ca­tions de chô­mage ver­sus prin­cipe de stand­still », Jour­nal des tri­bu­naux, 30 novembre 2013, n°6541, p. 769 – 776.
  9. Ibi­dem.

Sophie Galand


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