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La cohérence ? Pour quoi faire ?

Blog - e-Mois - climat mouvement social partis politiques par Christophe Mincke

mai 2019

Nous vivons des temps pas­sion­nants et inquié­tants, où une part impor­tante de la popu­la­tion semble déci­dée à inter­ro­ger nos modèles sociaux. À mille lieues de la vic­toire défi­ni­tive du capi­ta­lisme sur les hor­reurs de l’économie pla­ni­fiée, à rebours du TINA des conser­va­teurs et libé­raux et contre les Cas­sandre de la fin du poli­tique, des voix de plus en […]

e-Mois

Nous vivons des temps pas­sion­nants et inquié­tants, où une part impor­tante de la popu­la­tion semble déci­dée à inter­ro­ger nos modèles sociaux. À mille lieues de la vic­toire défi­ni­tive du capi­ta­lisme sur les hor­reurs de l’économie pla­ni­fiée, à rebours du TINA1 des conser­va­teurs et libé­raux et contre les Cas­sandre de la fin du poli­tique, des voix de plus en plus nom­breuses se font entendre pour exi­ger un bilan hon­nête des consé­quences de nos modes de vie et pour récla­mer l’entrée dans une nou­velle ère. Au cœur des pré­oc­cu­pa­tions, se trouve l’angoisse géné­rée par la pers­pec­tive du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, par l’effondrement de la bio­di­ver­si­té et par la trans­for­ma­tion de la pla­nète en dépo­toir. Mais, bien pré­sentes aus­si sont d’autres cri­tiques de nos modèles sociaux, qui mettent en cause le sexisme et la vio­lence de genre, les racismes et notre inhu­ma­ni­té face aux phé­no­mènes migra­toires, ou encore la répar­ti­tion mon­diale et locale des richesses.

Aucune de ces cri­tiques n’est neuve, à vrai dire, mais il semble qu’elles connaissent un nou­vel écho et sortent chaque jour davan­tage des cercles mili­tants pour gagner une large part des citoyens ordi­naires. Du moins est-ce un espoir qui nous est permis.

Face à ces ques­tions, pro­tes­ta­tions et pro­po­si­tions, ceux qui autre­fois se pré­sen­taient comme les vrais pro­gres­sistes retrouvent leurs réflexes conser­va­teurs, voire réac­tion­naires, et s’offusquent à qui mieux-mieux de la tour­nure que prennent les évè­ne­ments. Hier encore, ils étaient les triom­pha­teurs du com­mu­nisme et enten­daient engran­ger les divi­dendes de la fin de l’histoire, et voi­là qu’aujourd’hui ils se trouvent mis en cause et mena­cés de perdre le contrôle de la situation.

Mais com­ment défendre le patriar­cat quand on s’est éri­gé en fémi­niste face au « péril isla­mique » ? Com­ment délé­gi­ti­mer la rue quand on a bro­car­dé les « grèves poli­tiques » télé­com­man­dées par des orga­ni­sa­tions syn­di­cales ne repré­sen­tant pas l’homme de la rue ? Com­ment blo­quer la tran­si­tion éco­lo­gique quand on ne peut plus comp­ter sur l’immobilisme et un cli­ma­tos­cep­ti­cisme dis­crets ? Quand on est dans la lumière des pro­jec­teurs et que l’on se voit deman­der des comptes, il est bien dif­fi­cile de se cacher der­rière son petit doigt.

Aus­si, aujourd’hui, dans l’entêtant bruis­se­ment des vestes que l’on retourne, est-on témoin d’étranges contor­sions. Cha­cun, la bouche en cœur, assure qu’il est conscient des enjeux, sou­cieux de trou­ver des solu­tions, réso­lu à aller de l’avant, mais nom­breux sont ceux qui, dans le même temps œuvrent à saper la légi­ti­mi­té des mou­ve­ments qui les ont pous­sés à recon­si­dé­rer leurs posi­tions offi­cielles. Il n’est bien enten­du que rare­ment ques­tion d’argumenter : cela ris­que­rait de jeter le doute sur la sin­cé­ri­té de leur si récente conversion.

Il est cepen­dant une petite musique qui se fait entendre de façon récur­rente et qui met en cause la cohé­rence des pro­tes­ta­taires, les accu­sant de n’être pas en posi­tion de récla­mer quoi que ce soit au vu de leurs actes. Du sexisme des femmes qui sou­haitent se réunir ou mani­fes­ter entre elles au « racisme anti-Blancs », en pas­sant par les jeunes-pour-le-cli­mat-qui-ont-quand-même-un-GSM, les décli­nai­sons en sont nombreuses.

Pour l’instant, ce sont sur­tout les mani­fes­tants pour le cli­mat qui sont en ligne de mire. Ils ont une voi­ture, un GSM, ont sans doute pris l’avion récem­ment2, ils brossent les cours au lieu d’apprendre à l’école les moyens de sau­ver le monde3, ils mani­festent la semaine alors qu’ils ne font sur­ement rien de leur dimanche et, plus récem­ment, ils foulent aux pieds des par­terres de fleurs et souillent une sta­tue de Léo­pold II4. C’en est au point que l’on voit des man­da­taires et conseillers poli­tiques5 s’émouvoir de ce que les pro­duits néces­saires pour net­toyer ladite sta­tue ne seront sur­ement pas éco­lo­giques, que les dégra­da­tions en ques­tion donnent une bien piètre image du mou­ve­ment (qu’ils com­battent) ou qu’il est absurde de pré­tendre défendre la nature en mas­sa­crant d’innocentes jonquilles.

On pour­rait, certes, retour­ner l’argument de la cohé­rence en s’étonnant de l’émotion que sus­cite un graf­fi­ti chez une per­sonne qui semble n’avoir jamais fait grand cas des dégâts au patri­moine occa­sion­nés par la pol­lu­tion ou qui s’émeut plus de quelques bulbes que de la dis­pa­ri­tion de végé­taux avant même qu’ils aient été décou­verts et décrits par les scien­ti­fiques. On pour­rait s’étonner de ce que ceux qui cri­tiquent cette inco­hé­rence ne soient pas les mili­tants de tou­jours, les radi­caux du com­bat pour l’environnement, mais ceux qui, la veille, se sont décou­vert une fibre envi­ron­ne­men­ta­liste en lisant dans le jour­nal un der­nier son­dage annon­çant une pro­gres­sion spec­ta­cu­laire des par­tis éco­lo­gistes. Mais s’en tenir à cela serait consi­dé­rer, comme eux, qu’un argu­ment n’a pas de valeur en soi, et qu’il tire sa vali­di­té de la per­sonne qui l’invoque. Ce serait aus­si consi­dé­rer que ces réac­tions sont, en elles-mêmes, impor­tantes, voire qu’elles dénotent d’une mau­vaise foi par­ti­cu­lière. Or, si ces exemples sont frap­pants et récents, ils n’en sont pas moins banals. Régu­liè­re­ment, on accuse des gens de gauche d’être pour la jus­tice sociale, mais d’être aisés, des libé­raux d’être favo­rables à un État plus faible, mais d’accepter des sub­sides de celui-ci ou de se pré­tendre les tenants farouches de la liber­té quand ils défendent des poli­tiques liber­ti­cides vis-à-vis des allo­ca­taires sociaux ou des migrants. 

Bref, rien n’est plus cou­rant que cet argu­ment et, s’il n’est pas inter­dit de rire de la tar­tu­fe­rie des don­neurs de leçons, il reste néces­saire de se pen­cher sur une ques­tion simple : quel niveau de cohé­rence faut-il pour défendre légi­ti­me­ment et cré­di­ble­ment une posi­tion ? Nous le ferons en nous cen­trant sur les ques­tions environnementales.

Il faut avant tout faire obser­ver que l’exigence de cohé­rence est à prio­ri infi­nie. Il n’y a d’autre limite que la mort à l’interrogation sur l’empreinte éco­lo­gique : on peut tou­jours réduire son impact, tra­vailler à com­pen­ser celui des autres, sans jamais atteindre un niveau objec­ti­ve­ment suf­fi­sant. Seule une mort éco­lo­gique peut garan­tir la fin de cette fuite en avant. Dès lors, l’accusation d’incohérence est poten­tiel­le­ment une exclu­sion de tout chan­ge­ment et de tout enga­ge­ment : il sera tou­jours pos­sible de poin­ter une inco­hé­rence réelle ou sup­po­sée pour faire taire n’importe quel militant.
Par ailleurs, la cohé­rence pose ques­tion en elle-même. Tout d’abord, il faut obser­ver que tout prin­cipe, quel qu’il soit, entre néces­sai­re­ment en conflit avec d’autres prin­cipes poten­tiel­le­ment aus­si res­pec­tables. Ain­si, la volon­té de lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique peut-elle entrer en conflit avec le droit de popu­la­tions à atteindre un cer­tain niveau de bie­nêtre. En effet, quand on consi­dère le dif­fé­ren­tiel d’émission de gaz à effet de serre entre les pays déve­lop­pés et les autres, on peut conclure qu’il serait pré­fé­rable pour la pla­nète que des conti­nents entiers res­tent plon­gés dans la misère. La cohé­rence ne peut donc être radi­ca­le­ment pour­sui­vie par rap­port à une plu­ra­li­té de prin­cipes : dans ce der­nier cas, ce sera le réchauf­fe­ment ou le bie­nêtre de l’humanité. Si l’on prend en compte les droits humains (lar­ge­ment conflic­tuels entre eux, d’ailleurs) ou les exi­gences démo­cra­tiques, la situa­tion se com­plexi­fie encore. 

Pour être tota­le­ment cohé­rent, il faut choi­sir un prin­cipe que l’on place au-des­sus de tout. Et encore, au sein de celui-ci, faut-il en choi­sir une inter­pré­ta­tion pré­cise pour évi­ter d’avoir à en ména­ger dif­fé­rentes accep­tions. On le voit, c’est la voie d’une radi­ca­li­sa­tion, d’un extré­misme que nos socié­tés rejettent géné­ra­le­ment. Qui est plus admi­ra­ble­ment cohé­rent, en effet, qu’un fon­da­men­ta­liste reli­gieux, qui inter­prète tout au regard de son texte, sans omettre de celui-ci la moindre ligne, quitte à lapi­der la femme adul­tère et à occire l’apostat ? Il est bien évident que ce n’est pas là un effet des reli­gions elles-mêmes, mais bien de l’attitude de cer­tains vis-à-vis de n’importe quelle doc­trine. On trouve le même type d’attitude du libé­ra­lisme au com­mu­nisme et du racisme à l’écologisme. Bref, à cher­cher la cohé­rence à tout prix, on s’enfonce rapi­de­ment dans l’inhumanité. Seuls les fous et les fana­tiques pré­tendent à la cohérence.

Bref, l’exigence de cohé­rence peut s’apparenter à un appel à la radi­ca­li­sa­tion. Ceux qui cri­tiquent les jeunes mani­fes­tants pour le cli­mat en ont conscience, puisqu’ils bro­cardent régu­liè­re­ment les éco­lo­gistes en Khmers verts ou en aya­tol­lah de l’environnement. Est-ce une manière pour eux d’appeler à une cohé­rence, mais modé­rée ? On peut en dou­ter. Est-ce une manière d’inviter les jeunes à une cohé­rente indif­fé­rence consu­mé­riste ? On peut le craindre.

Quoi qu’il en soit, l’incohérence et la lutte infi­nie pour la cohé­rence sont inhé­rentes à la vie humaine. À la fois pro­duc­teur de prin­cipes et être de chair et de sang, l’humain se trouve écar­te­lé entre le monde des idées et celui des vicis­si­tudes ter­restres. C’est chose connue depuis tou­jours, au moins depuis que furent pen­sées les imper­fec­tions de la vie dans le monde sublunaire.

La cohé­rence ne peut donc tenir lieu d’objectif abso­lu, si ce n’est au prix de notre huma­ni­té. Faut-il pour autant renon­cer à toute cohé­rence ? Certes non, car si elle ne peut deve­nir notre obses­sion, elle ne nous indique pas moins un che­min, celui de la réflexion et de la pru­dence, d’une dif­fi­cile et constante réflexion, par­se­mé d’arbitrages, de com­pro­mis, de décep­tions et de vic­toires par­tielles. On peut donc repro­cher à quelqu’un de ne pas ten­ter d’être cohé­rent, de ne pas avoir réflé­chi aux inco­hé­rences qu’il n’a pu évi­ter de choi­sir ou d’avoir fait de mau­vais arbi­trage entre les prin­cipes en pré­sence, mais pas d’être inco­hé­rent, sans plus, sous peine de repro­cher à quelqu’un sa condi­tion humaine.

La cri­tique d’incohérence adres­sée aux jeunes mar­cheurs pour le cli­mat n’est donc le plus sou­vent qu’une manière de les rabais­ser, de ten­ter de les décou­ra­ger de s’engager sur la voie d’une réflexion com­plexe sur le rééqui­li­brage des prin­cipes qui régissent notre socié­té. Il importe au contraire de les encou­ra­ger à réflé­chir à la manière de pro­gres­ser en cohé­rence dans notre rap­port à nos prin­cipes, à tous nos prin­cipes, simul­ta­né­ment. Il faut recon­naitre en eux la vigueur de ce mou­ve­ment qui, seul, fait avan­cer l’humanité et se réjouir qu’ils ne soient pas les indi­vi­dus vel­léi­taires et bla­sés que l’on veut trop sou­vent voir en eux. Et il faut ren­voyer les cyniques, les oppor­tu­nistes, les conser­va­teurs, les tenants de l’ordre éta­bli (à leur pro­fit) à leurs propres contra­dic­tions, certes, mais sur­tout à leur refus d’intégrer de nou­veaux prin­cipes, tels que le res­pect de l’environnement. Car c’est là que se situe une bonne part de la lutte : dans la crainte qu’ont les tenants de l’ancien monde de devoir lâcher une part de leurs pri­vi­lèges pour qu’advienne un monde plus juste ou sim­ple­ment plus vivable. Encore un point com­mun avec les luttes contre le racisme et le sexisme men­tion­nées plus haut.

Peut-être y a‑t-il de bonnes rai­sons d’espérer si l’on veut bien consi­dé­rer que, dans ces trois domaines, l’accusation d’incohérence tient lieu de seul argu­men­taire aux conser­va­teurs. Bien enten­du, ce n’est pas l’an­nonce de leur défaite : des empires se sont bâtis sur des nau­frages de la pen­sée. Cela nous ren­voie à notre tâche : celle de trans­for­mer les idées en faits… C’est ce que nos enfants ont com­pris. Remer­cions-les pour cela.

  1. There Is No Alternative
  2. Georges-Louis Bou­chez ouvrait le bal avec un tweet du 24 jan­vier : « Et ces jeunes ne voyagent jamais avec Rya­nair, n’ont pas d’iPhone et n’ont jamais pas­sé la porte d’un Pri­mark… je suis rassuré. »
  3. Ce à quoi, avec beau­coup d’humour, cer­tains mani­fes­tants ont répli­qué que les « bros­seurs cherchent (des) bos­seurs pour le cli­mat ».
  4. On songe par exemple à Denis Ducarme twee­tant : « le com­bat pour l’environnement et le cli­mat peut être mené sans dété­rio­rer l’espace public et notre patri­moine » accom­pa­gné de pho­tos de la statue.
  5. Notam­ment Étienne Dujar­din et Hugo Poliart, sur Twit­ter, le 28 mars dernier.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.