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La citoyenneté, ce nouveau catéchisme démocratique

Blog - Belgosphère - enseignement religion par François De Smet

février 2015

Par­mi les ondes de choc de l’actualité ter­ro­riste de ce mois de jan­vier 2015, la ques­tion du rem­pla­ce­ment des cours de morale et de reli­gion au pro­fit, par­tiel ou total, d’un cours de citoyen­ne­té, d’histoire des reli­gions ou de phi­lo­so­phie revient au pre­mier plan. Rien de plus nor­mal : ce dos­sier « ser­pent de mer » revient à chaque fois que l’actualité met en évi­dence les carences, réelles ou sup­po­sées, des poli­tiques liées au vivre ensemble. Résur­gence éga­le­ment logique poli­ti­que­ment : comme des « Assises de l’interculturalité » ont déjà été lan­cées deux fois sans le moindre sui­vi, per­sonne n’osera remettre le cou­vert en en pro­po­sant une énième ver­sion. On passe dès lors direc­te­ment aux mesures pos­sibles pour pré­ve­nir l’émergence de pen­sées radi­cales – car la bataille, la vraie, se déroule dans les cerveaux.

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En l’occurrence, l’émergence de ce dos­sier en pareil contexte est tout fait jus­ti­fiée. Der­rière la reven­di­ca­tion de la liber­té d’expression vient immé­dia­te­ment la sub­stance de la liber­té de convic­tion. Der­rière l’urgence des mesures sécu­ri­taires vient rapi­de­ment la néces­si­té des mesures de pré­ven­tion. A long terme, et une fois la pous­sière de la peur retom­bée, il appa­raî­tra que le seul rem­part solide pou­vant pro­té­ger la socié­té à la fois des replis iden­ti­taires et des mani­fes­ta­tions xéno­phobes est l’éducation. Dans une atmo­sphère ten­due où la liber­té d’expression se pro­file comme valeur car­di­nale (et valeur refuge) d’un Occi­dent démo­né­ti­sé de ses reli­gions et de ses prin­ci­pales idéo­lo­gies, il existe une sen­si­bi­li­té exa­cer­bée pour se ser­vir de sa liber­té à tout dire – dans le sens : tout et n’importe quoi. De fait, les limites à la liber­té d’expression sont en réa­li­té peu nom­breuses : on peut à peu près tout dire, en ce com­pris cho­quer ou inquié­ter (arrêt Han­dy­side, CEDH, 1978), tant que l’on n’incite pas à la haine. Or, en période de crise où per­cole une atmo­sphère d’affrontement et de com­bat des « agen­das cachés » craints de part et d’autre, le droit de s’exprimer est régu­liè­re­ment confon­du avec l’opportunité de le faire. En clair : ce n’est pas parce que j’ai le droit de dire quelque chose que c’est à chaque fois l’idée du siècle pour construire le vivre ensemble, ni de l’autocensure de ne pas le faire.

Il manque donc une édu­ca­tion aux ver­tus de la liber­té d’expression et évi­ter de la réduire à une simple reven­di­ca­tion infan­tile (« je dis ceci parce que j’ai le droit de le dire, et non parce que je le pense ou que c’est utile »). Mais, plus encore, il manque un bagage sus­cep­tible de rompre le choc des civi­li­sa­tions en lui sub­sti­tuant de l’empathie et du décen­tre­ment. C’est en me met­tant à la place de l’autre que je peux com­prendre sa sen­si­bi­li­té. Or, le jeune Belge qui sort à dix-huit ans de l’enseignement obli­ga­toire est, dans la plu­part des cas, un anal­pha­bète en matière phi­lo­so­phique et reli­gieuse. Soit il aura béné­fi­cié, dans l’enseignement libre, d’un cours de reli­gion confes­sion­nelle unique, qui aura certes abor­dé les autres cultes à la marge, mais uni­que­ment dans la pers­pec­tive doc­tri­naire qui est celle d’une iden­ti­té reven­di­quée ; soit il aura subi, dans l’enseignement offi­ciel, un cur­sus de cours de morale et de reli­gions où les élèves sont sépa­rés en fonc­tion du choix de leurs parents et apprennent, de manière cloi­son­née, à deve­nir de bons petits catho­liques, musul­mans, juifs, pro­tes­tants ou laïques. Le tout (sauf pro­fes­seur inves­ti et ouvert, et il en existe beau­coup), sans réfé­rence à l’histoire phi­lo­so­phique glo­bale ni à l’établissement de pas­se­relles. La ques­tion qui se pose, en ces temps où les thèmes de la reli­gion et de laï­ci­té battent leur plein, est donc de savoir s’il ne serait pas temps d’ouvrir les yeux et de voir en face, au-delà de struc­tures héri­tées du XIXe siècle, la situa­tion telle qu’elle est : un sys­tème para­doxal où, au nom de la plu­ra­li­té, on isole les cultures de manière her­mé­tique, à l’heure où plus que jamais la ren­contre des civi­li­sa­tions et des peuples est nécessaire.

Dans un uni­vers pétri de conflits où l’hypersensibilisation iden­ti­taire, le repli sur soi et les xéno­pho­bies de tout poil tiennent le haut du pavé, de tels cours posent plus que jamais ques­tion ; d’une part par le cloi­son­ne­ment qu’ils pro­posent, d’autre part par la légi­ti­mi­té même de conser­ver des cours spé­ci­fi­que­ment consa­crés à une forme de pro­sé­ly­tisme reli­gieux au sein des écoles, fût-elle lar­vée et diluée par la dés­écu­la­ri­sa­tion et le poli­ti­que­ment cor­rect. La plu­part des autres pays dis­po­sant d’un tel sys­tème, tels l’Espagne et le Luxem­bourg, ont fini par y renon­cer ou aban­don­ner leur carac­tère obli­ga­toire. En la matière, l’isolement de la Bel­gique devient de plus en plus remar­quable, et la pres­sion pour une refonte du sys­tème de plus en plus forte ; plu­sieurs res­pon­sables poli­tiques ont pro­po­sé des réformes, res­tées lettres mortes. Pour­tant, face à la pres­sion, les ministres CDH qui gèrent le por­te­feuille de l’Enseignement obli­ga­toire depuis 2009 ont lâché du lest, sans jamais remettre en cause le sys­tème. C’était le cas du tronc com­mun pro­po­sé jadis par Marie-Chris­tine Simo­net, réforme cos­mé­tique ne remet­tant pas en cause ni le cloi­son­ne­ment des cours ni le prin­cipe des reli­gions à l’école. C’est le cas aujourd’hui de l’accord de gou­ver­ne­ment, en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles, qui pro­pose de rem­pla­cer — dans l’enseignement offi­ciel seule­ment — une heure des deux heures de cours phi­lo­so­phique par un cours de citoyen­ne­té. Lisons exac­te­ment ce que dit cet accord : « Le gou­ver­ne­ment ins­tau­re­ra sous cette légis­la­ture, dans les écoles de l’enseignement offi­ciel, pro­gres­si­ve­ment à par­tir de la pre­mière pri­maire, un cours com­mun d’éducation à la citoyen­ne­té, dans le res­pect des prin­cipes de la neu­tra­li­té, en lieu et place d’une heure de cours confes­sion­nel ou de morale laïque. Ce cours sera doté de réfé­ren­tiels spé­ci­fiques, incluant un appren­tis­sage des valeurs démo­cra­tiques, des valeurs des droits de l’homme, des valeurs du vivre ensemble et une approche his­to­rique des phi­lo­so­phies des reli­gions et de la pen­sée laïque. »

Soyons de bon compte, il y a pro­grès : le décloi­son­ne­ment annon­cé par le cours com­mun va incon­tes­ta­ble­ment dans le bon sens. Cepen­dant, et outre une exo­né­ra­tion de l’enseignement libre qui n’apparaît pas tenable au regard de nos équi­libres sco­laires his­to­riques, on est en passe de man­quer l’essentiel. Dans la com­mu­ni­ca­tion gou­ver­ne­men­tale, c’est essen­tiel­le­ment l’angle de la citoyen­ne­té, des valeurs démo­cra­tiques et du vivre ensemble qui ont pris le pas, et la phi­lo­so­phie n’est évo­quée dans le texte que dans l’expression « phi­lo­so­phie des reli­gions ». Or ce n’est pas de citoyen­ne­té ou de civisme dont les élèves du XXIe siècle ont besoin, comme s’il fal­lait leur apprendre ce qu’ils doivent pen­ser, tel un nou­veau caté­chisme axé sur les « valeurs démo­cra­tiques ». Pri­vi­lé­gier le devoir-être sur le savoir serait, en l’occurrence, une occa­sion man­quée. Ce qui doit être com­blé, c’est le manque de connais­sance sur ce que sont les autres, et sur ce qu’ont été et sont encore les sys­tèmes phi­lo­so­phiques et reli­gieux. C’est sur cette base que les élèves pour­ront se for­ger, eux-mêmes, une ou plu­sieurs convic­tions. Il ne faut donc pas, si on sou­haite être au ren­dez-vous fixé par l’époque, un cours de caté­chisme démo­cra­tique expli­quant aux élèves ce qu’ils doivent pen­ser, mais un simple cours qui se contente — ce serait déjà énorme — de pro­po­ser phi­lo­so­phie et his­toire des religions.

Pour­quoi de la phi­lo­so­phie ? L’apport pré­do­mi­nant de la phi­lo­so­phie, dans ce cadre, ne réside pas tant dans son conte­nu épis­té­mo­lo­gique, que dans les outils de réflexion qu’elle pro­pose par son his­toire : en l’occurrence, mon­trer com­ment les hommes, de tous temps, se sont posé les mêmes ques­tions en y appor­tant des réponses dif­fé­rentes. Il ne s’agit pas d’apprendre direc­te­ment à pen­ser, mais de mon­trer com­bien les tra­di­tions phi­lo­so­phiques, par­tout dans le monde, ont inter­ro­gé l’univers, posé des hypo­thèses, éta­bli les fon­de­ments des sciences et ont chan­gé constam­ment de para­digmes. Il s’agit de mon­trer la contin­gence de l’histoire de la pen­sée pour y faire pui­ser, par l’enfant et l’adolescent, un sen­ti­ment de res­pect et de fra­gi­li­té, à rebours de tout dogme.

Pour­quoi des reli­gions ? L’homme a tou­jours eu besoin de repères qui le dépassent, d’un hori­zon à l’avant-plan duquel il peut se figu­rer, d’un ciel rem­pli d’étoiles qui soit pour lui autre chose que le vide de l’espace. L’histoire des êtres humains est indis­so­ciable de celles des idées, cultes et idéo­lo­gies dans les­quelles ils se sont inves­tis au cours des siècles. Pour cette simple rai­son, pour mieux nous connaître, l’histoire com­pa­rée des reli­gions — de toutes les reli­gions —, dépour­vue d’approche doc­tri­nale ou pro­sé­lyte, est un com­plé­ment indis­pen­sable à la phi­lo­so­phie, qui doit avoir sa place à l’école pour tous les élèves quelle que soit leur ori­gine. Un monde où chaque élève sau­rait à dix-huit ans ce que sont l’évangile, le Yom Kip­pour ou les cinq piliers de l’islam serait un monde où les ten­sions iden­ti­taires seraient moins fortes, où les reli­gions foca­li­se­raient moins d’angoisses et où l’idée de laï­ci­té serait mieux com­prise. Un cours com­mun de phi­lo­so­phie et d’histoire com­pa­rée des reli­gions per­met­trait non seule­ment de réduire le besoin et les marques de repli iden­ti­taire, mais aus­si de faire bais­ser la ten­sion autour de ces questions. 

La réforme sup­po­sée entrer en vigueur à la ren­trée de sep­tembre 2016 est un pas non négli­geable ; mais pour les par­ti­sans d’un cours unique, il appa­raît clai­re­ment qu’elle sert en pre­mier lieu de diver­sion évi­tant de s’attaquer au nœud du pro­blème, et non dépour­vu d’un arrière-plan mora­li­sa­teur qui n’investit pas l’enfant comme acteur apte à se construire. En envi­sa­geant les choses sous l’angle pré­do­mi­nant de la citoyen­ne­té, telle qu’il le com­mu­nique aujourd’hui, le gou­ver­ne­ment de la Fédé­ra­tion esquive la ques­tion de la légi­ti­mi­té même des cours de reli­gion ; il ne résout que par­tiel­le­ment la ques­tion du cloi­son­ne­ment ; et il exo­nère l’enseignement libre, alors qu’on ne voit guère pour­quoi ces élèves ne seraient pas concer­nés par un enjeu aus­si fon­da­men­tal. La diver­si­té, aujourd’hui, ne peut plus consis­ter à lais­ser se déve­lop­per les par­ti­cu­la­rismes dans leur coin et à ne s’y heur­ter que lorsque les pro­blèmes per­turbent notre cadre visuel dans l’espace public. Quel que soit le fla­con, l’enseignement de la phi­lo­so­phie et des reli­gions, à tous les élèves sans dis­tinc­tion, consti­tue l’un des meilleurs moyens d’ouvrir les esprits de ceux qui, demain, seront les acteurs et les béné­fi­ciaires du vivre ensemble. 

C’est un véri­table cours assu­mé de phi­lo­so­phie et d’his­toire des reli­gions qui doit adve­nir, et non un mièvre fourre-tout « citoyen­ne­té, vivre ensemble et démo­cra­tie ». Les enfants ont besoin de réflé­chir ensemble, et non de manière cloi­son­née, sur la base du bagage phi­lo­so­phique et reli­gieux com­mun de l’hu­ma­ni­té. Face au monde d’au­jourd’­hui, ils n’ont ni besoin d’un cours qui leur apprenne à être de bons petits catho­liques, musul­mans, juifs ou laïcs, ni besoin qu’on leur explique ce qu’ils doivent pen­ser. Ils ont besoin des outils, issus de l’histoire phi­lo­so­phique et reli­gieuse, dont le simple sai­sis­se­ment sera par lui-même une invi­ta­tion au décen­tre­ment, et donc au meilleur des res­pects : celui dont la légi­ti­mi­té est induite par la réci­pro­ci­té humaine, et non par une morale impo­sée de l’extérieur.

François De Smet


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