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La citoyenneté, ce nouveau catéchisme démocratique
Parmi les ondes de choc de l’actualité terroriste de ce mois de janvier 2015, la question du remplacement des cours de morale et de religion au profit, partiel ou total, d’un cours de citoyenneté, d’histoire des religions ou de philosophie revient au premier plan. Rien de plus normal : ce dossier « serpent de mer » revient à chaque fois que l’actualité met en évidence les carences, réelles ou supposées, des politiques liées au vivre ensemble. Résurgence également logique politiquement : comme des « Assises de l’interculturalité » ont déjà été lancées deux fois sans le moindre suivi, personne n’osera remettre le couvert en en proposant une énième version. On passe dès lors directement aux mesures possibles pour prévenir l’émergence de pensées radicales – car la bataille, la vraie, se déroule dans les cerveaux.
En l’occurrence, l’émergence de ce dossier en pareil contexte est tout fait justifiée. Derrière la revendication de la liberté d’expression vient immédiatement la substance de la liberté de conviction. Derrière l’urgence des mesures sécuritaires vient rapidement la nécessité des mesures de prévention. A long terme, et une fois la poussière de la peur retombée, il apparaîtra que le seul rempart solide pouvant protéger la société à la fois des replis identitaires et des manifestations xénophobes est l’éducation. Dans une atmosphère tendue où la liberté d’expression se profile comme valeur cardinale (et valeur refuge) d’un Occident démonétisé de ses religions et de ses principales idéologies, il existe une sensibilité exacerbée pour se servir de sa liberté à tout dire – dans le sens : tout et n’importe quoi. De fait, les limites à la liberté d’expression sont en réalité peu nombreuses : on peut à peu près tout dire, en ce compris choquer ou inquiéter (arrêt Handyside, CEDH, 1978), tant que l’on n’incite pas à la haine. Or, en période de crise où percole une atmosphère d’affrontement et de combat des « agendas cachés » craints de part et d’autre, le droit de s’exprimer est régulièrement confondu avec l’opportunité de le faire. En clair : ce n’est pas parce que j’ai le droit de dire quelque chose que c’est à chaque fois l’idée du siècle pour construire le vivre ensemble, ni de l’autocensure de ne pas le faire.
Il manque donc une éducation aux vertus de la liberté d’expression et éviter de la réduire à une simple revendication infantile (« je dis ceci parce que j’ai le droit de le dire, et non parce que je le pense ou que c’est utile »). Mais, plus encore, il manque un bagage susceptible de rompre le choc des civilisations en lui substituant de l’empathie et du décentrement. C’est en me mettant à la place de l’autre que je peux comprendre sa sensibilité. Or, le jeune Belge qui sort à dix-huit ans de l’enseignement obligatoire est, dans la plupart des cas, un analphabète en matière philosophique et religieuse. Soit il aura bénéficié, dans l’enseignement libre, d’un cours de religion confessionnelle unique, qui aura certes abordé les autres cultes à la marge, mais uniquement dans la perspective doctrinaire qui est celle d’une identité revendiquée ; soit il aura subi, dans l’enseignement officiel, un cursus de cours de morale et de religions où les élèves sont séparés en fonction du choix de leurs parents et apprennent, de manière cloisonnée, à devenir de bons petits catholiques, musulmans, juifs, protestants ou laïques. Le tout (sauf professeur investi et ouvert, et il en existe beaucoup), sans référence à l’histoire philosophique globale ni à l’établissement de passerelles. La question qui se pose, en ces temps où les thèmes de la religion et de laïcité battent leur plein, est donc de savoir s’il ne serait pas temps d’ouvrir les yeux et de voir en face, au-delà de structures héritées du XIXe siècle, la situation telle qu’elle est : un système paradoxal où, au nom de la pluralité, on isole les cultures de manière hermétique, à l’heure où plus que jamais la rencontre des civilisations et des peuples est nécessaire.
Dans un univers pétri de conflits où l’hypersensibilisation identitaire, le repli sur soi et les xénophobies de tout poil tiennent le haut du pavé, de tels cours posent plus que jamais question ; d’une part par le cloisonnement qu’ils proposent, d’autre part par la légitimité même de conserver des cours spécifiquement consacrés à une forme de prosélytisme religieux au sein des écoles, fût-elle larvée et diluée par la désécularisation et le politiquement correct. La plupart des autres pays disposant d’un tel système, tels l’Espagne et le Luxembourg, ont fini par y renoncer ou abandonner leur caractère obligatoire. En la matière, l’isolement de la Belgique devient de plus en plus remarquable, et la pression pour une refonte du système de plus en plus forte ; plusieurs responsables politiques ont proposé des réformes, restées lettres mortes. Pourtant, face à la pression, les ministres CDH qui gèrent le portefeuille de l’Enseignement obligatoire depuis 2009 ont lâché du lest, sans jamais remettre en cause le système. C’était le cas du tronc commun proposé jadis par Marie-Christine Simonet, réforme cosmétique ne remettant pas en cause ni le cloisonnement des cours ni le principe des religions à l’école. C’est le cas aujourd’hui de l’accord de gouvernement, en Fédération Wallonie-Bruxelles, qui propose de remplacer — dans l’enseignement officiel seulement — une heure des deux heures de cours philosophique par un cours de citoyenneté. Lisons exactement ce que dit cet accord : « Le gouvernement instaurera sous cette législature, dans les écoles de l’enseignement officiel, progressivement à partir de la première primaire, un cours commun d’éducation à la citoyenneté, dans le respect des principes de la neutralité, en lieu et place d’une heure de cours confessionnel ou de morale laïque. Ce cours sera doté de référentiels spécifiques, incluant un apprentissage des valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’homme, des valeurs du vivre ensemble et une approche historique des philosophies des religions et de la pensée laïque. »
Soyons de bon compte, il y a progrès : le décloisonnement annoncé par le cours commun va incontestablement dans le bon sens. Cependant, et outre une exonération de l’enseignement libre qui n’apparaît pas tenable au regard de nos équilibres scolaires historiques, on est en passe de manquer l’essentiel. Dans la communication gouvernementale, c’est essentiellement l’angle de la citoyenneté, des valeurs démocratiques et du vivre ensemble qui ont pris le pas, et la philosophie n’est évoquée dans le texte que dans l’expression « philosophie des religions ». Or ce n’est pas de citoyenneté ou de civisme dont les élèves du XXIe siècle ont besoin, comme s’il fallait leur apprendre ce qu’ils doivent penser, tel un nouveau catéchisme axé sur les « valeurs démocratiques ». Privilégier le devoir-être sur le savoir serait, en l’occurrence, une occasion manquée. Ce qui doit être comblé, c’est le manque de connaissance sur ce que sont les autres, et sur ce qu’ont été et sont encore les systèmes philosophiques et religieux. C’est sur cette base que les élèves pourront se forger, eux-mêmes, une ou plusieurs convictions. Il ne faut donc pas, si on souhaite être au rendez-vous fixé par l’époque, un cours de catéchisme démocratique expliquant aux élèves ce qu’ils doivent penser, mais un simple cours qui se contente — ce serait déjà énorme — de proposer philosophie et histoire des religions.
Pourquoi de la philosophie ? L’apport prédominant de la philosophie, dans ce cadre, ne réside pas tant dans son contenu épistémologique, que dans les outils de réflexion qu’elle propose par son histoire : en l’occurrence, montrer comment les hommes, de tous temps, se sont posé les mêmes questions en y apportant des réponses différentes. Il ne s’agit pas d’apprendre directement à penser, mais de montrer combien les traditions philosophiques, partout dans le monde, ont interrogé l’univers, posé des hypothèses, établi les fondements des sciences et ont changé constamment de paradigmes. Il s’agit de montrer la contingence de l’histoire de la pensée pour y faire puiser, par l’enfant et l’adolescent, un sentiment de respect et de fragilité, à rebours de tout dogme.
Pourquoi des religions ? L’homme a toujours eu besoin de repères qui le dépassent, d’un horizon à l’avant-plan duquel il peut se figurer, d’un ciel rempli d’étoiles qui soit pour lui autre chose que le vide de l’espace. L’histoire des êtres humains est indissociable de celles des idées, cultes et idéologies dans lesquelles ils se sont investis au cours des siècles. Pour cette simple raison, pour mieux nous connaître, l’histoire comparée des religions — de toutes les religions —, dépourvue d’approche doctrinale ou prosélyte, est un complément indispensable à la philosophie, qui doit avoir sa place à l’école pour tous les élèves quelle que soit leur origine. Un monde où chaque élève saurait à dix-huit ans ce que sont l’évangile, le Yom Kippour ou les cinq piliers de l’islam serait un monde où les tensions identitaires seraient moins fortes, où les religions focaliseraient moins d’angoisses et où l’idée de laïcité serait mieux comprise. Un cours commun de philosophie et d’histoire comparée des religions permettrait non seulement de réduire le besoin et les marques de repli identitaire, mais aussi de faire baisser la tension autour de ces questions.
La réforme supposée entrer en vigueur à la rentrée de septembre 2016 est un pas non négligeable ; mais pour les partisans d’un cours unique, il apparaît clairement qu’elle sert en premier lieu de diversion évitant de s’attaquer au nœud du problème, et non dépourvu d’un arrière-plan moralisateur qui n’investit pas l’enfant comme acteur apte à se construire. En envisageant les choses sous l’angle prédominant de la citoyenneté, telle qu’il le communique aujourd’hui, le gouvernement de la Fédération esquive la question de la légitimité même des cours de religion ; il ne résout que partiellement la question du cloisonnement ; et il exonère l’enseignement libre, alors qu’on ne voit guère pourquoi ces élèves ne seraient pas concernés par un enjeu aussi fondamental. La diversité, aujourd’hui, ne peut plus consister à laisser se développer les particularismes dans leur coin et à ne s’y heurter que lorsque les problèmes perturbent notre cadre visuel dans l’espace public. Quel que soit le flacon, l’enseignement de la philosophie et des religions, à tous les élèves sans distinction, constitue l’un des meilleurs moyens d’ouvrir les esprits de ceux qui, demain, seront les acteurs et les bénéficiaires du vivre ensemble.
C’est un véritable cours assumé de philosophie et d’histoire des religions qui doit advenir, et non un mièvre fourre-tout « citoyenneté, vivre ensemble et démocratie ». Les enfants ont besoin de réfléchir ensemble, et non de manière cloisonnée, sur la base du bagage philosophique et religieux commun de l’humanité. Face au monde d’aujourd’hui, ils n’ont ni besoin d’un cours qui leur apprenne à être de bons petits catholiques, musulmans, juifs ou laïcs, ni besoin qu’on leur explique ce qu’ils doivent penser. Ils ont besoin des outils, issus de l’histoire philosophique et religieuse, dont le simple saisissement sera par lui-même une invitation au décentrement, et donc au meilleur des respects : celui dont la légitimité est induite par la réciprocité humaine, et non par une morale imposée de l’extérieur.