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L’invitation. Lettre à la mouette

Blog - e-Mois - congé parental égalité homme-femme paternité par John Pitseys

décembre 2020

Qu’une dépu­tée puisse être une mère est une sorte d’évidence […]. En revanche, il ne va mani­fes­te­ment pas de soi qu’un dépu­té prenne la même déci­sion. On estime « natu­rel » qu’une femme mette de côté pen­dant quelques semaines l’exercice de fonc­tions publiques. 

e-Mois

Je suis dépu­té au Par­le­ment bruxel­lois. Ma petite mouette est née le 22 octobre der­nier et j’ai déci­dé de prendre un mois de congé de pater­ni­té. J’ai voté comme un bon dépu­té et j’ai sui­vi mes dos­siers propres, mais mes fonc­tions de chef de groupe ont été exer­cées par Bar­ba­ra de Radi­guès durant cette période.

Cette déci­sion me semble nor­male et je n’avais pas pré­vu d’écrire à son pro­pos. J’ai pris un congé d’un mois éga­le­ment suite à la nais­sance de mon fils, puis un congé de paren­ta­li­té de deux mois l’été qui sui­vit. Com­ment était-il pos­sible de faire autre­ment dès lors que je sou­hai­tais prendre ma part de ce pro­jet paren­tal ? Je ne veux pas man­quer les pre­miers mois de nos enfants. L’accouchement et ses consé­quences sont une charge pénible, sou­vent dou­lou­reuse, haras­sante dans tous les cas pour les mères. Le par­tage des tâches domes­tiques tend à deve­nir plus inéqui­table encore que d’habitude, et la vie quo­ti­dienne est en tout cas bou­le­ver­sée par l’arrivée de l’enfant. Enfin, ce sont des moments impor­tants dans une vie, tout sim­ple­ment : quelques semaines de tra­vail ne pèsent pas grand-chose à cet égard.

Ni mal­veillantes ni agres­sives pour autant, plu­sieurs remarques reçues ces der­niers jours me poussent pour­tant à y réflé­chir. D’une part, cer­tains col­lègues disent appré­cier ma déci­sion, « bien sûr » – la poli­tesse reste sou­vent reine en poli­tique –, mais s’étonnent que mon congé soit si long. Pour­quoi un mois entier ? Et pour­quoi un mois entier alors que le bou­lot ne manque pas et que la crise de la Covid fait rage par ailleurs ? D’autre part, on me féli­cite ici et là – puisque la poli­tesse reste sou­vent reine, etc. – pour mon « geste », pour le « signal » que je donne, parce que ce n’est pas une déci­sion cou­rante, etc.

Ces deux types de remarques semblent aller en sens oppo­sé, mais elles convergent en moi depuis hier soir. Elles me poussent en tout cas à cou­cher quelques réflexions sur le carac­tère gen­ré de nos rôles poli­tiques, mais aus­si, plus lar­ge­ment, sur la manière dont nous gagne­rions peut-être à par­ler de politique.

Fonction naturelle et abandon de costard

Je n’ai jamais enten­du per­sonne repro­cher, même très à droite de l’échiquier poli­tique, à une dépu­tée de prendre le temps qu’il faut pour un congé de mater­ni­té. Au contraire. Cer­tains de mes col­lègues mas­cu­lins rap­pellent à voix claire que cette déci­sion est bien­ve­nue, qu’elle répond (sic) au « droit de la femme » et qu’il est bien natu­rel de prendre le temps de… Je sais bien que ce regard plu­tôt posi­tif concerne avant tout des femmes dis­po­sant déjà d’un cer­tain capi­tal poli­tique, à savoir des par­le­men­taires ou des ministres : je ne suis pas cer­tain que les petites mains des cabi­nets béné­fi­cient de la même indul­gence. Mais qu’une dépu­tée ou une ministre puisse aus­si être une mère est une sorte d’évidence de fraîche date : même les conser­va­teurs d’hier se féli­citent de voir l’Histoire prendre le bon tour­nant. En revanche, il ne va mani­fes­te­ment pas de soi qu’un dépu­té prenne la même déci­sion1. On estime « natu­rel » qu’une femme mette de côté pen­dant quelques semaines l’exercice de fonc­tions publiques. Quand il vient d’un dépu­té, ce geste est jugé moins nor­mal, pas seule­ment parce qu’il est moins cou­rant, soit, mais parce qu’il ne cor­res­pond pas à ce qu’on attend d’un député.

Cette asy­mé­trie est inté­res­sante. Ce qu’elle rap­pelle, entre autres, c’est que les femmes res­tent en fait des invi­tées en poli­tique. Il est deve­nu légi­time, ou en tout cas habi­tuel, qu’elles s’y impliquent. Mais aux yeux de beau­coup, une femme poli­tique reste une femme qui fait de la poli­tique ; même lorsque l’assemblée com­prend 45% de femmes ; même lorsqu’elle a la chance d’évoluer dans un groupe plu­tôt exempt de com­por­te­ments sexistes ou toxiques ; même lorsqu’elle est ministre de la Défense ou du Loge­ment. À contra­rio, un homme poli­tique se défi­nit plus spon­ta­né­ment… comme un homme poli­tique, à savoir quelqu’un dont le rôle intrin­sèque est de repré­sen­ter ses opi­nions et les opi­nions des autres. 

En ce sens, la déci­sion de prendre un congé de mater­ni­té n’étonnera pas grand monde. Celles et ceux qui y voient une mesure de jus­tice l’apprécieront comme tel, et c’est mon cas. Les autres ver­ront, sans for­cé­ment l’apercevoir, un joli mariage de rai­son entre l’air du temps et les rôles de tou­jours. Il serait nor­mal qu’une femme mette ses fonc­tions de côté une fois que leurs fonc­tions bio­lo­giques se rap­pellent à leur sou­ve­nir, quel que soit le regard – plus ou moins essen­tia­liste, plus ou moins décons­truc­teur – por­té sur la gros­sesse et ses charges. En revanche, un homme qui prend un mois ou deux mois de recul pour s’occuper de sa famille reste au fond un aban­don de cos­tard, que cela soit cri­ti­qué ou appré­cié d’ailleurs. Dans le pre­mier cas, ma place est cen­sée être à mes dos­siers et à ma fonc­tion, et donc à ce que sont les choses sérieuses pour un vrai chef de groupe. Dans le second cas, les gen­tils mots reçus à pro­pos de mon « geste » l’assimilent donc à cela : un geste. Une libé­ra­li­té, ou un mou­ve­ment moral. Et pour être pré­cis, les expres­sions de mes col­lègues dépu­tées ne sont pas tout à fait les mêmes que celles de mes col­lègues dépu­tés : ce sont les seconds qui sont dans le registre du geste, tan­dis que les pre­mières – ou en tout cas celles qui estiment posi­tif qu’un homme décrive son expé­rience per­son­nelle sur ce type de sujet – évoquent plu­tôt un « signal ». 

Comme on se parle

L’épisode nous dit bien sûr pas mal de choses sur les rôles qu’on s’assigne, sur ceux qu’on assigne aux autres et sur l’impact que ces assi­gna­tions jouent dans la dis­tri­bu­tion du capi­tal socio­pro­fes­sion­nel entre hommes et femmes. Le congé de pater­ni­té pas­se­ra de dix jours à quinze jours à par­tir de l’année pro­chaine, et concer­ne­ra désor­mais tous les tra­vailleurs : c’est une bonne chose, et je ne serais pas contre vingt jours tout ronds. 

Mais il montre aus­si à quel point nous avons du mal à par­ler de poli­tique, sur ce sujet comme sur tant d’autres, comme si la dis­cus­sion se résu­mait à une ques­tion de geste, de signe, de signal de recon­nais­sance. Nous avons du mal à trou­ver des espaces et des lieux où les gens peuvent mettre en com­mun leurs expé­riences : cette dif­fi­cul­té sera d’autant plus impor­tante que nous renon­çons à l’idée qu’une déci­sion a plus de chances d’être juste si elle résulte d’une déli­bé­ra­tion rai­son­nable, et que les mots ne sont pas seule­ment sus­cep­tibles d’avoir du poids, mais une signi­fi­ca­tion par­ta­geable. Nous avons par ailleurs du mal à quit­ter le registre de l’indignation ou de la réjouis­sance éthique pour trai­ter ces ques­tions ain­si qu’elles doivent l’être selon moi : comme des ques­tions de jus­tice poli­tique, sus­cep­tibles de mener à des déci­sions et à des règles collectives. 

C’est au nom de ces dif­fi­cul­tés que je crois que la pro­mo­tion de l’idéal démo­cra­tique n’est pas juste une cause cha­ri­table ou une agréable ruse de la super­struc­ture, mais un élé­ment de la jus­tice poli­tique et le meilleur sub­strat pour en dis­cu­ter les contours. Or l’épisode nous donne à son insu l’occasion de réflé­chir à ce que nous vou­lons de cet idéal.

On peut esti­mer que le pro­blème de nos ins­ti­tu­tions est que trop de per­sonnes s’y sentent seule­ment invi­tées. On peut aus­si for­mu­ler les choses dif­fé­rem­ment. Je pense au contraire que le pro­blème est que trop de repré­sen­tants s’y sentent un jour comme des pro­prié­taires : voix forte, men­tons levés, inter­rup­tions enten­dues, sen­ti­ment de per­ma­nence, codes endo­games, agen­das d’entre-soi. Le Par­le­ment est la mai­son de tous les citoyens, mais les élus n’y devraient être que des invi­tés tem­po­raires. Un régime est démo­cra­tique non parce que le pou­voir appar­tient au peuple, mais parce qu’il n’appartient à per­sonne en par­ti­cu­lier. Beau­coup d’élues estiment que le Par­le­ment n’est pas leur bio­tope. Parce qu’elles n’y sont pas plei­ne­ment accep­tées par­fois. Mais aus­si parce qu’elles se sont lan­cées en poli­tique afin de pro­lon­ger une expé­rience pro­fes­sion­nelle ou afin de pour­suivre des objec­tifs par­ti­cu­liers. Elles ont rai­son en fait et en droit : per­sonne ne devrait être en posi­tion de croire que sa place natu­relle est de sié­ger au Par­le­ment. Je parle plus haut de la néces­si­té d’aménager des lieux et des moments où la parole est par­ta­geable. Cela passe par la mise en place de lieux où le pou­voir est par­ta­gé. Le par­tage du pou­voir requiert à tout le moins de pas­ser d’une logique de pos­ses­sion à une logique d’usage. En ce sens, les dis­po­si­tions légales visant à pro­mou­voir la pari­té sur les listes élec­to­rales ou dans les exé­cu­tifs sont aus­si des mesures de jus­tice démo­cra­tique : elles contri­buent à une redis­tri­bu­tion plus éga­li­taire du pou­voir. Et les mesures visant à redis­tri­buer plus éga­li­tai­re­ment la parole ou le pou­voir poli­tique – je pense sin­gu­liè­re­ment aux mesures de décu­mul – tendent aus­si, sans sur­prise à mon sens, à pro­mou­voir une repré­sen­ta­tion plus pari­taire. Les lieux de consen­sus n’existent pas tou­jours, et le dis­sen­sus est par­fois inévi­table quand il met aux prises des inté­rêts et des pers­pec­tives objec­ti­ve­ment diver­gentes. C’est pré­ci­sé­ment la rai­son pour laquelle ce ne sont pas les « gestes » qui sup­pléent au consen­sus social, mais des règles col­lec­tives, qu’il s’agisse de l’organisation de l’économie, de la lutte contre la pol­lu­tion, ou – donc – des ques­tions de jus­tice qui se posent dans notre vie sociale et familiale.

Mouette, be my guest.

  1. Les situa­tions de paren­ta­li­té décrites ici sont plu­tôt clas­siques bien sûr : un père, une mère, sa famille. Je parle ici de mon vécu de par­le­men­taire, qui ne résume bien sûr pas toutes les formes de paren­ta­li­té possibles.

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois