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L’inhumanité pour projet

Blog - e-Mois - immigration racisme xénophobie par Christophe Mincke

septembre 2015

Depuis qu’a débu­té ce qu’il est conve­nu d’appeler « la crise des réfu­giés » – expres­sion qui per­met d’éviter de pré­ci­ser en quoi consiste la crise : afflux ou ges­tion cala­mi­teuse – les anta­go­nismes se radi­ca­lisent dans nos socié­tés. D’une part, le meilleur : un élan de soli­da­ri­té sans pré­cé­dent qui s’exprime en geste et en paroles sous la ban­nière « refu­gees wel­come », d’autre part, le pire : des auto­ri­tés qui trainent les pieds, la résur­gence des bar­be­lés et de la jus­tice d’exception et des flots de haine sur les réseaux sociaux, dans les forums de la presse écrite, dans des émis­sions popu­listes du type « C’est vous qui le dites » (Viva­ci­té – RTBF) ; le pay­sage est donc pour le moins contrasté.

e-Mois

Une des thé­ma­tiques récur­rentes de la xéno­pho­bie et du racisme qui s’exprime plus ouver­te­ment que jamais est la pré­fé­rence natio­nale dans la com­mi­sé­ra­tion. Sous la ban­nière du « nous ferions mieux de nous pré­oc­cu­per d’abord de nos propres SDF » (dont nous nous fichions comme d’une guigne hier)1, se donne à entendre un appel à l’inhumanité et au refus de soli­da­ri­té vis-à-vis des réfugiés.

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Dans les pro­pos de ces gens se récla­mant sans com­plexe du Front natio­nal, des mou­ve­ments « de souche » ou des sym­pa­thi­sants des sites de Soral et com­pa­gnie, il est ques­tion de reje­ter à la mer, de cou­ler les bateaux, de construire des murs, de ren­voyer se battre contre l’ennemi, voire de gazer ou d’exécuter. Une fois de plus l’opprimé est dépeint en oppres­seur et il est consti­tué en dan­ger mor­tel pour une socié­té en état de légi­time défense. Pour aider à la tâche, les pousse-au-pogrom invoquent l’infiltration jiha­diste, l’effondrement de la civi­li­sa­tion euro­péenne, la sub­mer­sion, l’invasion, le radi­ca­lisme néces­saire de tout musul­man, etc. L’ensemble est évi­dem­ment sou­te­nu par d’innombrables men­songes, depuis les rumeurs de tru­cages de la pho­to d’Aylan (ce gar­çon­net noyé dont la pho­to a fait le tour du monde), jusqu’à l’affirmation que le père du même Aylan ne tra­ver­sait la Médi­ter­ra­née que pour se faire refaire les dents (dans une embar­ca­tion de for­tune, avec toute sa famille, quoi de plus logique?), en pas­sant par les insi­nua­tions sur ces réfu­giés qui ne sont pas dans le besoin puisqu’ils ont des smart­phones. La galaxie com­plo­tiste et la facho­sphère se ren­contrent alors en un har­mo­nieux pas de deux.

Bref, ces faux réfu­giés sont de vrais enva­his­seurs. Nous – et nous seuls – sommes les vic­times, sans la moindre res­pon­sa­bi­li­té concrète ou morale. Nous pou­vons donc tran­quille­ment conti­nuer de nier l’humanité qui se presse déses­pé­ré­ment à nos portes. Rien que de très clas­sique, en somme.

Mais est-ce là tout ? Cer­tai­ne­ment pas. Ce dis­cours n’est, en fin de compte, qu’une décli­nai­son d’un registre bien plus large : celui de l’inhumanité et de l’appel à la vio­lence vis-à-vis des faibles. Hier, n’était-il pas ques­tion de chas­ser des villes ces SDF qu’aujourd’hui on pro­clame vou­loir aider ? N’a‑t-on pas cri­mi­na­li­sé la men­di­ci­té ou ins­tau­ré des plans de cir­cu­la­tion de sans-abris dans cer­taines de nos villes ? Ne voit-on pas se déve­lop­per avec une impres­sion­nante constance une stig­ma­ti­sa­tion du chô­meur, de plus en plus sou­vent pri­vé du béné­fice de l’assurance pour laquelle nous coti­sons tous, décrit comme faux paria et vrai pro­fi­teur, dénon­cé comme dan­ger pour notre sécu­ri­té sociale et notre socié­té, pré­sen­té comme res­pon­sable — par manque de com­ba­ti­vi­té — de son sort, reje­té du refuge qu’il cherche et som­mé d’errer infi­ni­ment à la recherche d’un hypo­thé­tique emploi ? N’entend-on pas main­te­nant s’exprimer un dis­cours simi­laire sur les malades de longue durée, les han­di­ca­pés, voire sur les mères céli­ba­taires, comme le fit Eric Zemmour ?

Vae vic­tis semble la nou­velle devise de nos socié­tés. Mal­heur aux vain­cus, qu’ils soient proches ou loin­tains : nous refu­sons de leur venir en aide, de nous contraindre en quoi que ce soit et de cou­rir le moindre risque d’inconfort !

Pour­tant, il y a fort à parier que ceux qui prennent le risque, sou­vent sous leur propre nom, de pro­duire ces dis­cours de haine appar­tiennent pour une bonne part à ces popu­la­tions déclas­sées qui sont aujourd’hui le vivier élec­to­ral du Front natio­nal et des mou­ve­ments assi­mi­lés. Hypo­thèse ren­for­cée par le fait que l’orthographe hési­tante et l’argumentaire étique semblent pro­ve­nir de per­sonnes à la limite de l’analphabétisme. On peut ain­si pen­ser que ces indi­vi­dus usent à l’égard d’autrui d’un dis­cours dont elles sont vrai­sem­bla­ble­ment elles-mêmes vic­times. Ce fai­sant, loin de s’immuniser et de s’armer contre lui, elles ne font qu’en ren­for­cer la légitimité.

Lorsque le calme sera reve­nu en Syrie et en Irak — fût-ce par manque de sur­vi­vants — ou lorsque les flux migra­toires auront été jugu­lés à grands coups de clô­tures bar­be­lées, ce dis­cours, plus fort que jamais, revien­dra à d’autres usages. Alors, ceux qui auront contri­bué à sa légi­ti­ma­tion et à sa bana­li­sa­tion le ver­ront se retour­ner contre eux. Car lorsque les faibles cherchent à s’allier aux puis­sants en par­ti­ci­pant à l’oppression de plus déclas­sés qu’eux, ils ne s’en voient pas remer­ciés. Dans une socié­té où il sera deve­nu banal d’être inhu­main, où la soli­da­ri­té sera, au mieux, vue comme une fai­blesse cou­pable, il n’y aura aucune rai­son de s’en tenir à des visites domi­ci­liaires ou à une mise au tra­vail forcée…

Le champ des pos­sibles sera à nou­veau ouvert. Pour le pire. Exclusivement.

  1. La récur­rence de cette thé­ma­tique a ame­né des inter­nautes à créer une page Face­book consa­crée à la com­pi­la­tion de ces réac­tions : Et nos SDF ? Le best of et des SDF à répondre par un Mer­ci pour l’invit’, fon­dé sur la sup­po­si­tion que les racistes en ques­tion ne refu­se­ront pas de leur don­ner un coup de pouce, voire de les héber­ger, main­te­nant qu’ils sont à la mode.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.