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L’inhumanité pour projet
Depuis qu’a débuté ce qu’il est convenu d’appeler « la crise des réfugiés » – expression qui permet d’éviter de préciser en quoi consiste la crise : afflux ou gestion calamiteuse – les antagonismes se radicalisent dans nos sociétés. D’une part, le meilleur : un élan de solidarité sans précédent qui s’exprime en geste et en paroles sous la bannière « refugees welcome », d’autre part, le pire : des autorités qui trainent les pieds, la résurgence des barbelés et de la justice d’exception et des flots de haine sur les réseaux sociaux, dans les forums de la presse écrite, dans des émissions populistes du type « C’est vous qui le dites » (Vivacité – RTBF) ; le paysage est donc pour le moins contrasté.
Une des thématiques récurrentes de la xénophobie et du racisme qui s’exprime plus ouvertement que jamais est la préférence nationale dans la commisération. Sous la bannière du « nous ferions mieux de nous préoccuper d’abord de nos propres SDF » (dont nous nous fichions comme d’une guigne hier)1, se donne à entendre un appel à l’inhumanité et au refus de solidarité vis-à-vis des réfugiés.
Dans les propos de ces gens se réclamant sans complexe du Front national, des mouvements « de souche » ou des sympathisants des sites de Soral et compagnie, il est question de rejeter à la mer, de couler les bateaux, de construire des murs, de renvoyer se battre contre l’ennemi, voire de gazer ou d’exécuter. Une fois de plus l’opprimé est dépeint en oppresseur et il est constitué en danger mortel pour une société en état de légitime défense. Pour aider à la tâche, les pousse-au-pogrom invoquent l’infiltration jihadiste, l’effondrement de la civilisation européenne, la submersion, l’invasion, le radicalisme nécessaire de tout musulman, etc. L’ensemble est évidemment soutenu par d’innombrables mensonges, depuis les rumeurs de trucages de la photo d’Aylan (ce garçonnet noyé dont la photo a fait le tour du monde), jusqu’à l’affirmation que le père du même Aylan ne traversait la Méditerranée que pour se faire refaire les dents (dans une embarcation de fortune, avec toute sa famille, quoi de plus logique?), en passant par les insinuations sur ces réfugiés qui ne sont pas dans le besoin puisqu’ils ont des smartphones. La galaxie complotiste et la fachosphère se rencontrent alors en un harmonieux pas de deux.
Bref, ces faux réfugiés sont de vrais envahisseurs. Nous – et nous seuls – sommes les victimes, sans la moindre responsabilité concrète ou morale. Nous pouvons donc tranquillement continuer de nier l’humanité qui se presse désespérément à nos portes. Rien que de très classique, en somme.
Mais est-ce là tout ? Certainement pas. Ce discours n’est, en fin de compte, qu’une déclinaison d’un registre bien plus large : celui de l’inhumanité et de l’appel à la violence vis-à-vis des faibles. Hier, n’était-il pas question de chasser des villes ces SDF qu’aujourd’hui on proclame vouloir aider ? N’a‑t-on pas criminalisé la mendicité ou instauré des plans de circulation de sans-abris dans certaines de nos villes ? Ne voit-on pas se développer avec une impressionnante constance une stigmatisation du chômeur, de plus en plus souvent privé du bénéfice de l’assurance pour laquelle nous cotisons tous, décrit comme faux paria et vrai profiteur, dénoncé comme danger pour notre sécurité sociale et notre société, présenté comme responsable — par manque de combativité — de son sort, rejeté du refuge qu’il cherche et sommé d’errer infiniment à la recherche d’un hypothétique emploi ? N’entend-on pas maintenant s’exprimer un discours similaire sur les malades de longue durée, les handicapés, voire sur les mères célibataires, comme le fit Eric Zemmour ?
Vae victis semble la nouvelle devise de nos sociétés. Malheur aux vaincus, qu’ils soient proches ou lointains : nous refusons de leur venir en aide, de nous contraindre en quoi que ce soit et de courir le moindre risque d’inconfort !
Pourtant, il y a fort à parier que ceux qui prennent le risque, souvent sous leur propre nom, de produire ces discours de haine appartiennent pour une bonne part à ces populations déclassées qui sont aujourd’hui le vivier électoral du Front national et des mouvements assimilés. Hypothèse renforcée par le fait que l’orthographe hésitante et l’argumentaire étique semblent provenir de personnes à la limite de l’analphabétisme. On peut ainsi penser que ces individus usent à l’égard d’autrui d’un discours dont elles sont vraisemblablement elles-mêmes victimes. Ce faisant, loin de s’immuniser et de s’armer contre lui, elles ne font qu’en renforcer la légitimité.
Lorsque le calme sera revenu en Syrie et en Irak — fût-ce par manque de survivants — ou lorsque les flux migratoires auront été jugulés à grands coups de clôtures barbelées, ce discours, plus fort que jamais, reviendra à d’autres usages. Alors, ceux qui auront contribué à sa légitimation et à sa banalisation le verront se retourner contre eux. Car lorsque les faibles cherchent à s’allier aux puissants en participant à l’oppression de plus déclassés qu’eux, ils ne s’en voient pas remerciés. Dans une société où il sera devenu banal d’être inhumain, où la solidarité sera, au mieux, vue comme une faiblesse coupable, il n’y aura aucune raison de s’en tenir à des visites domiciliaires ou à une mise au travail forcée…
Le champ des possibles sera à nouveau ouvert. Pour le pire. Exclusivement.
- La récurrence de cette thématique a amené des internautes à créer une page Facebook consacrée à la compilation de ces réactions : Et nos SDF ? Le best of et des SDF à répondre par un Merci pour l’invit’, fondé sur la supposition que les racistes en question ne refuseront pas de leur donner un coup de pouce, voire de les héberger, maintenant qu’ils sont à la mode.