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L’illusion du repli national

Blog - Délits d’initiés - Nationalisme partis politiques UE (Union européenne) par Olivier Derruine

février 2017

Quelques années après une oppo­si­tion mas­sive de la popu­la­tion au Trai­té bud­gé­taire euro­péen, les récentes ten­sions autour du CETA, le Brexit ain­si que les échéances élec­to­rales « à risque » dans plu­sieurs pays fon­da­teurs de l’Union euro­péenne (UE) posent la ques­tion des mérites de l’appartenance à une UE sourde, dit-on, aux inté­rêts des citoyen(ne)s. Des voix s’élèvent pour […]

Délits d’initiés

Quelques années après une oppo­si­tion mas­sive de la popu­la­tion au Trai­té bud­gé­taire euro­péen, les récentes ten­sions autour du CETA, le Brexit ain­si que les échéances élec­to­rales « à risque » dans plu­sieurs pays fon­da­teurs de l’Union euro­péenne (UE) posent la ques­tion des mérites de l’appartenance à une UE sourde, dit-on, aux inté­rêts des citoyen(ne)s. Des voix s’élèvent pour récla­mer la res­tau­ra­tion de la sou­ve­rai­ne­té et de l’autonomie éco­no­mique natio­nales au tra­vers d’une sor­tie de l’Union.

Une telle démarche revien­drait à affron­ter seul la mon­dia­li­sa­tion et ses vec­teurs de dif­fu­sion, c’est-à-dire essen­tiel­le­ment les mar­chés finan­ciers et les grandes entre­prises trans­na­tio­nales, les­quels mettent les ter­ri­toires et les tra­vailleurs en concur­rence les uns avec les autres.

Jetons un œil au poids éco­no­mique1 des États membres (à tra­vers le pro­duit inté­rieur brut) au regard de celui des mul­ti­na­tio­nales (mis en évi­dence via la capi­ta­li­sa­tion boursière). 

Il appa­rait clai­re­ment qu’un cer­tain nombre de ces der­nières pèsent plus lourd que cer­tains États membres. Par ailleurs, leurs acti­vi­tés sont épar­pillées dans de mul­tiples pays ce qui leur per­met, lorsqu’un pays se montre trop hos­tile, de trans­fé­rer leurs acti­vi­tés d’un endroit à un autre. 

Croit-on sérieu­se­ment qu’un gou­ver­ne­ment pour­rait sanc­tion­ner les banques Cré­dit agri­cole, HSBC et JP Mor­gan Chase à hau­teur d’un demi-mil­liard d’eu­ros à cause de leurs pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles ? Ou encore qu’un pays dési­reux de s’at­ta­quer à la lutte contre la fraude fis­cale contre un mas­to­donte de l’é­co­no­mie numé­rique, à savoir Apple, exi­ge­rait de celui-ci le rem­bour­se­ment de 13 mil­liards d’eu­ros d’im­pôts impayés ? C’est pour­tant ce que la com­mis­saire à la Concur­rence, Mar­grethe Ves­ta­ger, a le pou­voir (et l’au­dace) de faire (cf. ici et ).

De même, comme les sys­tèmes fis­caux dif­fèrent d’un pays à l’autre et que les para­dis fis­caux conti­nuent d’offrir un asile peu regar­dant, les grandes entre­prises conseillées par des bataillons de juristes fis­ca­listes et d’avocats d’affaires peuvent aisé­ment en jouer pour élu­der l’impôt. À l’échelle de l’Europe, on avance que 1.000 mil­liards d’euros échap­pe­raient aux ins­pec­tions fis­cales, soit trois fois l’endettement public de l’ensemble des pays euro­péens (347 mil­liards d’euros en 2015). 

Un autre angle d’attaque peut éga­le­ment rendre compte de la dif­fi­cul­té d’exercer un contrôle sur les mul­ti­na­tio­nales. En 2011, trois cher­cheurs de l’université de Zurich exa­mi­naient les inter­re­la­tions finan­cières et les liens de (inter)dépendances entre 43.000 entre­prises mul­ti­na­tio­nales. Du modèle qu’ils conçurent, il res­sor­tait que 80% de la valeur de l’ensemble de ces mul­ti­na­tio­nales étu­diées étaient contrô­lés par 737 banques, com­pa­gnies d’assurances ou grands groupes indus­triels. Plus fort encore, 147 mul­ti­na­tio­nales pos­sèdent 40% de la valeur éco­no­mique et finan­cière de toutes les mul­ti­na­tio­nales du monde entier.

Autre­ment dit, le rap­port de force est défa­vo­rable à chaque pays pris iso­lé­ment. Par contre, la donne change lorsqu’ils s’allient, arrêtent des normes com­munes et les res­pectent. Ain­si, une direc­tive euro­péenne de 1977, si elle avait été res­pec­tée par les États membres et appli­quée par la Com­mis­sion, aurait évi­té le scan­dale des tax rulings. La mise en place du sys­tème euro­péen des quo­tas d’émission et du dis­po­si­tif REACH (pour contrô­ler les sub­stances chi­miques en cir­cu­la­tion en Europe), les direc­tives sur le comi­té d’entreprise euro­péen ou sur l’information et la consul­ta­tion des tra­vailleurs dans les PME (laquelle a contraint à ren­for­cer la légis­la­tion belge), la poli­tique de concur­rence qui met à l’amende les entre­prises exa­gé­ré­ment domi­nantes sur leur mar­ché, la publi­ca­tion par les grandes entre­prises du mon­tant des taxes payées dans les dif­fé­rents pays au regard du chiffre d’affaires qui y est réa­li­sé, etc. sont indu­bi­ta­ble­ment per­fec­tibles, mais réduisent les marges de manœuvre d’entreprises qui ne s’inscriraient pas d’elles-mêmes dans la démarche de la res­pon­sa­bi­li­té sociétale.

Évi­dem­ment, l’évolution du rap­port de force est avant tout une ques­tion de volon­té poli­tique laquelle est mani­fes­te­ment absente lorsque les déci­deurs s’obs­tinent à ins­tal­ler dans les accords com­mer­ciaux (cf. les TTIP et CETA) un méca­nisme de règle­ment des dif­fé­rends entre États et inves­tis­seurs pri­vés qui dis­posent ain­si d’un moyen de pres­sion incon­tes­table sur les pre­miers. Mais les trai­tés euro­péens (tout amé­lio­rables soient-ils) n’empêchent en rien cela. Ce sont là deux sujets dif­fé­rents qu’il ne faut pas confondre. 

Des règles européennes de bonne gouvernance qui n’existent pas dans les États membres

Bien enten­du, les lob­bys sont bel et bien pré­sents à Bruxelles pour plai­der leur cause auprès des euro­dé­pu­tés, ministres et euro­crates. Ils seraient 15 à 20.000. Face aux allé­ga­tions que cer­tains d’entre eux jouis­saient d’une influence telle qu’ils auraient (co-)rédigés cer­taines pro­po­si­tions légis­la­tives ou des amen­de­ments par­le­men­taires, le Par­le­ment et la Com­mis­sion ont mis en place un registre de trans­pa­rence et se sont dotés de codes de conduite (par exemple celui-ci).

De la sorte, tout citoyen est en mesure de consul­ter l’agenda non seule­ment de chaque com­mis­saire, mais aus­si de son cabi­net (par exemple, ceux de Pierre Mos­co­vi­ci et de Marianne Thys­sen, la com­mis­saire belge à l’Emploi). D’autres sources d’information sont liées aux ren­contres avec la socié­té civile qui sont consi­gnées à diverses occa­sions. C’est ain­si que Cor­po­rate Europe Obser­va­to­ry, une ONG spé­cia­li­sée dans la lutte contre les conflits d’intérêts au niveau de l’UE, a pu éta­blir que, dans le contexte des négo­cia­tions sur le pro­jet de trai­té trans­at­lan­tique UE-États-Unis, 92% des ren­contres de la Com­mis­sion se dérou­laient avec des repré­sen­tants des inté­rêts pri­vés alors que 4% étaient consa­crées aux orga­ni­sa­tions de la socié­té civile et le reste avec des indi­vi­dus, des centres de recherche et universités.

La ques­tion du (dé)cumul fait l’objet de moult pas­sions en Bel­gique (et dans d’autres pays). Au niveau euro­péen, la ques­tion est réglée depuis long­temps : aucun euro­dé­pu­té et aucun com­mis­saire n’est bourg­mestre (empê­ché) de sa ville. Par ailleurs, la publi­ca­tion d’une décla­ra­tion d’intérêts finan­ciers sur les sites de la Com­mis­sion et du Par­le­ment euro­péen avec les mon­tants men­suel­le­ment per­çus pour toutes acti­vi­tés se dérou­lant en dehors de ces ins­ti­tu­tions est pra­tique courante.
Aus­si, si un dépu­té fran­çais sur cinq employait un proche, ce genre de pra­tiques n’est pas envi­sa­geable au Par­le­ment euro­péen puisque « les dépu­tés ne peuvent pas enga­ger de parents proches comme assis­tants. Leurs assis­tants doivent évi­ter les acti­vi­tés externes sus­cep­tibles de créer un conflit d’intérêts ».
Existe-t-il des méca­nismes de trans­pa­rence et de bonne gou­ver­nance aus­si pous­sés dans les États membres ? Dans quelques-uns peut-être. Mais cer­tai­ne­ment pas en Bel­gique ou en France. Sinon, la divul­ga­tion des liens entre le cabi­net de l’ex-ministre Paul Fur­lan et de Publi­fin n’aurait rien eu d’un scoop et le Pene­lo­pe­gate n’aurait pas enta­ché la cam­pagne de Fran­çois Fillon. 

Évi­dem­ment, cela n’enlève rien au fait que les lob­bys res­tent trop influents et qu’une appli­ca­tion plus stricte des règles et leur dur­cis­se­ment çà et là seraient les bien­ve­nus. Mais, au moins, quelque chose existe alors que c’est loin d’être le cas dans nombre d’États membres.

En conclu­sion, il s’avère que, à y regar­der de près, la sor­tie de l’UE pour faire bar­rage au pou­voir de l’argent est un mirage pour deux rai­sons. Tout d’abord, cela ne fait pas l’ombre d’un doute que chaque pays est trop petit pour vrai­ment peser face aux mul­ti­na­tio­nales et aux enjeux posés par la mon­dia­li­sa­tion (lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques, l’évasion fis­cale, le dum­ping social, etc.) (dimen­sion externe). Ensuite, au sein de la plu­part des pays, les règles de bonne gou­ver­nance sont insuf­fi­santes pour pou­voir contrer la puis­sance des lob­bys, trop contents de mettre à leur pro­fit la stra­té­gie consis­tant à « divi­ser pour mieux régner » et parce que, pour citer Rudy Demotte, « les par­tis poli­tiques ont le lien à l’argent que l’Église a à la pédo­phi­lie » (dimen­sion interne).

  1. Certes, nous com­pa­rons ici des pommes et des poires, car le PIB reflète la richesse pro­duite dans un pays au cours d’une année don­née tan­dis que la capi­ta­li­sa­tion bour­sière reflète la somme des reve­nus que le mar­ché attend de ladite entre­prise dans l’avenir, compte tenu de toutes les infor­ma­tions dis­po­nibles à chaque moment.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen