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« L’école, c’était mieux avant »
Les récentes « révélations » sur la perte de vocabulaire des élèves décelée par des institutrices inquiètes du phénomène, après avoir été répercutées dans certains journaux du groupe Sudpresse, ont allègrement été relayées sur les réseaux sociaux. Nul doute qu’elles seront bientôt l’occasion de quelques questions parlementaires qui, à l’heure où j’écris ces lignes, sont sans doute déposées […]
Les récentes « révélations » sur la perte de vocabulaire des élèves décelée par des institutrices inquiètes du phénomène, après avoir été répercutées dans certains journaux du groupe Sudpresse, ont allègrement été relayées sur les réseaux sociaux. Nul doute qu’elles seront bientôt l’occasion de quelques questions parlementaires qui, à l’heure où j’écris ces lignes, sont sans doute déposées au greffe du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ou en passe de l’être. Elles ont certainement impliqué, pour un attaché de cabinet débordé, un laborieux travail d’inventaire de mesures prises et à prendre « pour l’excellence ».
Or, qu’apprend-on dans le cadre de ces « révélations » ? Que « le niveau baisse », que le « jeune d’aujourd’hui » ne parle plus, n’écrit plus correctement. On ne manquera pas d’explications : c’est l’effet de Nabila, de « l’internet », du langage SMS, des jeux vidéos, de l’enfant-qui-est-devenu-roi, de la perte d’autorité du maître, du rénové (même si le phénomène touche évidemment les enfants dès la maternelle), de la mixité-scolaire-qui-impose-le-nivellement-par-le-bas… Bref, on a un constat, on a des causes, on peut établir une vérité et prendre des mesures permettant de revenir à « avant », cette époque où tous les élèves maîtrisaient sans doute le vocabulaire de Racine en quittant la maternelle, conjuguaient sûrement à l’imparfait du subjonctif à l’âge de sept ans et rédigeaient très certainement leurs devoirs en alexandrins dès la troisième primaire.
Le problème, c’est d’identifier, sur une ligne du temps, cet « avant » qui était « tellement mieux ». Car si l’on considère attentivement le discours sur « le niveau-qui-baisse », on se rend compte qu’il est continûment distillé au cours de l’histoire. Depuis le Moyen-Âge au moins, les professeurs sont formels : le niveau baisse. Cette idée du « niveau-qui-baisse » comme représentation collective naît en réalité en même temps que la corporation des professeurs, à la fin du XIIe siècle. Elle se décline ensuite largement au cours des siècles, s’affine, mais reste une forme d’impensé historique, un invariant de l’imaginaire scolaire. Cette idée s’est très logiquement diffusée largement avec l’instauration de l’«École » (républicaine à la française ou générale à l’«allemande »), instrument de la révolution industrielle, et plus encore au cours des différentes phases de massification qui en ont découlé, si bien qu’elle est devenue une composante du sens commun que l’on ne doit même plus démontrer : tout le monde le « sait », le niveau baisse.
Or rien n’est plus faux, comme l’avaient pointé dans les années 1990 les sociologues français Beaudelot et Establet, via un ouvrage ironiquement intitulé « le niveau monte »1 : il suffit d’étudier l’évolution des programmes scolaires pour s’en convaincre. Pour prendre des périodes plus ou moins comparables, les élèves d’aujourd’hui doivent maîtriser bien plus de savoirs que ceux des années 1980, et le niveau moyen d’étude atteint par les jeunes est aujourd’hui nettement plus élevé qu’à cette époque. C’est vrai en France comme en Belgique : ainsi, si l’on considère un indicateur basé sur le niveau de diplôme, on se rend compte que seulement 58,7% des Belges de la tranche d’âge des 55 – 64 ans possèdent un diplôme d’un degré supérieur ou égal au secondaire supérieur, contre 82,3% dans la tranche d’âge des 25 – 34 ans2.
Est-ce la langue qui s’étiole ?
En 1485, Jean Standonck, dans sa Note sur le rectorat de l’Université de Paris et la fonction des collèges, écrivait : « Nos nouveaux pensionnaires ne sont guère capables de manier la langue. Il appartient [aux répétiteurs de collèges] de corriger la faiblesse des mœurs et du langage des plus jeunes étudiants. Mais je doute qu’ils y arrivent, si bien que la langue s’épuisera ». Mais soyons précis, Jean Standonck n’évoquait pas le français, il évoquait le latin. Sa vision était quelque part prophétique. Effectivement, le latin allait progressivement perdre pied, ce qui permit le déploiement de la langue française. Celle-ci était une langue innovante, capable d’évoluer avec l’époque, c’est-à-dire de donner des noms aux innovations techniques, comme aux concepts nouveaux, jusque dans les sentiments amoureux. Si l’on avait suivi le programme de Standonck, qui entendait purger les collèges de la langue vulgaire, les institutrices interrogées par les médias aujourd’hui ne pourraient tout simplement pas déplorer la disparition du français. La question de l’évolution de la langue française elle-même a toujours été l’objet de luttes et de conflits, notamment entre puristes et « innovateurs3 », avec souvent en toile de fond l’angoisse lancinante d’un épuisement du langage. Il convient à ce niveau d’interroger ce que signifie une notion comme « perdre le vocabulaire » : est-on vraiment sûr qu’il se perde ou, a contrario, n’est-il pas en train de se transformer ? Les « jeunes d’aujourd’hui » (selon l’expression consacrée) ne maîtrisent-ils pas, par exemple, toute une gamme de mots et d’expressions nouveaux (certes, sans doute fréquemment importés de l’anglais « globish » technico-commercial) que l’institution scolaire ignore fréquemment — ce qui peut donner l’impression d’un épuisement langagier — et qui concernent, par exemple, les réseaux sociaux — de « lol » à « smartphone » ?
Le discours puriste est d’autant plus important dans le cas du français que les tentatives de codification de la langue ont été de pair avec l’affirmation progressive de l’État central. C’était déjà le cas sous l’Ancien Régime, avec la fondation de l’Académie française par Richelieu, qui voyait dans l’imposition d’une culture nationale une manière d’éviter les soulèvements suscités par les nobles de province contre le pouvoir royal centralisé. Mais ce fut véritablement à la fin du XIXe siècle, lorsque le Dictionnaire de l’Académie devint une référence qui définit le langage de l’École de la République, elle-même chargée d’inculquer le « socle des valeurs communes » permettant de garantir à la fois l’unité nationale et d’assimiler les « colonisés », que la « langue officielle » se transmua de facto en un véritable outil de contrôle4. Les institutions comme l’Académie française ou l’École républicaine ont acquis avec le déploiement de l’État-nation industriel une finalité claire : préserver un ordre social — ce qui implique à la fois de le perpétuer et de mettre en place des mécanismes qui garantissent que tous y souscrivent, selon les schémas canoniques décrits par Bourdieu et Passeron dans La Reproduction5 — et, dans ce cadre, le « français académique » s’est avéré un outil, un moyen d’atteindre cet objectif.
Il convient de recadrer le discours sur l’épuisement de la langue à l’aune de cette finalité : finalement, ce qui perturbe celles et ceux qui s’en inquiètent, c’est souvent moins la perte de la langue elle-même que ce qu’elle signifie en termes d’évolution sociétale. La référence à un « avant » mythique est ainsi l’expression d’une angoisse face à l’impression de transformations profondes de la structure sociale. La langue, c’est aussi l’outil de la « cohésion sociale » : si la langue se perd, l’école ne peut plus participer à « transmettre le socle de valeurs communes » et, dès lors, la société elle-même n’est-elle pas en train de se désagréger ?
À en croire le sociologue allemand Ulrich Beck6, le processus d’individualisation des sociétés européennes implique un discours en permanence ambivalent sur les institutions : en effet, comme elles fondent « le commun », ce qui « fait société », elles sont forcément conçues comme des contraintes intolérables pour l’individu, mais en même temps, l’insatisfaction forcément liée à la responsabilisation croissante des individus quant à leur carrière en particulier, et leur situation sociale en général, amène à regretter que les institutions ne remplissent pas un rôle de préservation de la société « d’avant » — celle où il était apparemment bien plus simple de se projeter dans le futur, où celui-ci n’apparaissait pas comme un horizon perpétuellement mobile, perpétuellement fuyant7. L’école ne fait nullement exception, et elle se retrouve dès lors systématiquement placée au cœur d’une double tension : d’une part, elle devrait mieux se centrer sur « l’élève », favoriser « l’excellence individuelle », mais, d’autre part, elle devrait en même temps inculquer ce qui fait « le vivre ensemble », la« cohésion sociale », les « valeurs ». Il me semble que les discours actuels sur l’épuisement du français sont en fin de compte une déclinaison de cette aporie résultant de la diffusion de l’idéologie mobilitaire.
Mais à quoi sert l’école ?
Il est amusant de relever, au titre d’anecdote, que l’un des articles traitant de cette « baisse de vocabulaire » précise dans son chapeau : « Nos enfants sont de plus en plus fâchés avec le vocabulaire »8. S’ils sont « fâchés », c’est qu’il y a quelque chose de l’ordre de la résistance, de la volonté de ne pas apprendre ce vocabulaire. Rien que par cette entrée en matière, le journaliste donne le ton face à ce qui semble être une autre grande constante des discours sur l’école : l’affaissement de l’autorité de l’institution, face à des élèves « sans cesse plus indisciplinés ». Il est fascinant à ce niveau de constater que rares sont celles et ceux qui interrogent le bien-fondé de cette potentielle indiscipline. Or qu’est-ce qui fait la légitimité de l’institution scolaire et donc l’autorité pédagogique ? Le fait de remplir, ne fût-ce que partiellement, la promesse d’un accomplissement personnel si l’on en respecte les règles. Et que voit-on aujourd’hui ? Que le diplôme n’est aucunement une garantie contre le chômage, que la massification de l’enseignement ne suffit pas à réduire les inégalités, et que, pire encore, d’autres instances que l’institution scolaire offrent des résultats finalement bien plus facilement en bien moins de temps.
Anne Van Haecht9 a très bien souligné que l’on ne peut comprendre le « décrochage » des élèves que comme la résultante d’une concurrence entre l’école et ce que l’on peut réellement considérer aujourd’hui comme d’autres « instances de socialisation », notamment la télévision. Celle-ci propose un grand nombre de programmes promouvant l’idée que le talent est quelque chose d’inné, qui se révèle sans guère de travail, et qu’il suffit de passer une audition pour accéder à un statut social de « star ». Et en apparence à tout le moins, ces programmes remplissent mieux leurs promesses que l’école : la « Nouvelle star » devient bien une star, elle remplit bien les stades — ne fût-ce que pour quelques mois, elle gagne bien un certain montant — ne fût-ce qu’en un seul coup. Plus encore, même les émissions les plus sérieuses — comme les journaux télévisés — content le récit des « self made men » à l’américaine qui se seraient auto-engendrés « en marge » des institutions qu’ils fréquentaient : Zuckerberg, Gates, Jobs… se seraient ainsi finalement « autogénérés » après leur rupture avec le conformisme scolaire. C’est une fable, car ils ont tous fréquenté des écoles, college et universités aussi élitistes que prestigieux et, quand bien même ils auraient joué aux adolescents rebelles à l’époque de leurs études universitaires, ils ont été largement « entraînés » dans ces écuries d’élite que sont certaines institutions américaines, pendant au minimum une vingtaine d’années. Mais cette fable est inlassablement ressassée, car elle correspond à une certaine idéologie « néolibérale » héritière du darwinisme social, qui considère toute institution comme une entrave à « l’esprit d’entreprendre », celui-ci devant jaillir naturellement de la lutte de tous contre tous.
La question qu’il faudrait peut-être se poser avec les élèves en décrochage, c’est à quoi rime la discipline scolaire ? Quelle en est la finalité ? Quel sens cela a encore de s’astreindre à étudier le vocabulaire français ? Lorsque l’on réduit — comme on le fait aujourd’hui abondamment — la mission de l’école à une mission absolument principale de « répondre aux besoins de l’économie », c’est-à-dire de fournir une main‑d’œuvre immédiatement employable dans un « bassin d’emploi » donné — comme l’énoncent les appels à la régionalisation de l’enseignement des « partenaires sociaux » pour le coup unanimes —, cette dernière question reçoit une réponse assez immédiate : à rien pour une large part des élèves. Nul besoin de maîtriser la conjugaison au subjonctif imparfait, il vous suffit de maîtriser quelques mots simples de la vie courante pour exercer une tâche technique à laquelle votre origine sociale vous prédestine de toute façon — le système scolaire belge excellant d’ailleurs dans la reproduction des inégalités sociales.
Plutôt que de se perdre à épiloguer sur les défaillances sans cesse croissantes de la jeunesse, comme le firent un nombre effroyable d’enseignants tout au long de l’Histoire de l’institution scolaire, c’est peut-être précisément sur cette question des finalités de l’école qu’il faudrait aujourd’hui nous pencher. Mais il est bien sûr illusoire de la considérer seule, comme institution « hors champ » : pour refonder l’école, il faudra nécessairement se poser la question de ce que l’on veut comme société – ce qui implique de sortir du mythe du « c’était mieux avant ». En d’autres termes, cela implique nécessairement de questionner politiquement l’école, et à partir de l’école, de questionner la politique.
- Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte : réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, Le Seuil, 1989.
- Source : Eurostat, indicateur edat_lfse_03, année de référence : 2014, dernière mise à jour : 5 janvier 2016
- Laurence Rosier et Marie-Anne Paveau, La langue française. Passions et polémiques, Paris, Vuibert, 2008.
- Renaud Maes, Langue nationale et noblesse d’État (1) & (2), articles publiés sur le blog Mauvaises Graines, 14 avril 2014 et 30 mai 2014.
- Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970.
- Ulrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1986.
- À ce sujet, je renvoie à la notion d’«idéologie mobilitaire » telle que la définit Christophe Mincke. Voir par exemple Chr. Mincke et B. Montulet, « L’idéologie mobilitaire », Politique, 2010, n°64.
- Didier Swysen, La Meuse, 16 janvier 2015.
- Anne Van Haecht, L’école à l’épreuve de la sociologie. La sociologie de l’éducation et ses évolutions, 3e ed., Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 142.