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L’agonie du service public
Depuis quelques années, traquer les fraudeurs semble devenu une des priorités de l’État. L’on vient ainsi d’annoncer que le prochain gouvernement pourrait se pencher sur la vacillante aide juridique de deuxième ligne pour débusquer les personnes qui mentiraient sur leurs revenus pour en bénéficier indument. Bien entendu, ceci n’est qu’enfantillage à côté de l’arsenal de mesures […]
Depuis quelques années, traquer les fraudeurs semble devenu une des priorités de l’État. L’on vient ainsi d’annoncer que le prochain gouvernement pourrait se pencher sur la vacillante aide juridique de deuxième ligne1 pour débusquer les personnes qui mentiraient sur leurs revenus pour en bénéficier indument.
Bien entendu, ceci n’est qu’enfantillage à côté de l’arsenal de mesures et services qui s’est développé au cours du temps afin de faire la chasse aux chômeurs coupables de cohabiter en secret, de ne pas chercher un emploi avec le zèle requis ou de rendre des services à l’un ou à l’autre (gratuitement ou contre rémunération). On annonce d’ailleurs en ce domaine la possibilité de faire payer aux chômeurs le service public que leur rend la sécurité sociale par le biais de travaux d’intérêt général2.
Dans le même ordre d’idée, on a vu la dernière secrétaire d’État à l’asile et à l’immigration exhiber un excellent bilan sous la forme d’une baisse des demandes d’asile, d’une hausse des reconduites à la frontière, d’une non-utilisation des moyens alloués et de l’expulsion de citoyens européens représentant « une charge déraisonnable » pour notre système de sécurité sociale.
Il s’agit de traquer des fraudeurs et non les fraudeurs. En effet, il faut relever une nette préférence pour la chasse à ceux qui abuseraient des « largesses » de l’État-providence. Ceux qui refusent de remplir leur devoir citoyen en s’acquittant de leurs contributions et autres cotisations semblent nettement moins retenir l’attention de nos dirigeants, comme s’il était bien plus grave de réclamer à tort que de se soustraire à ses obligations de contribution. Comme si le bénéfice était suspect tandis que l’évasion était favorablement envisagée.
Ce qui frappe, dans ce mouvement, c’est l’effet de contagion. Bien entendu, il apparaît évident que l’obsession de l’équilibre budgétaire en période de crise économique amène à faire feu de tout bois. Mais il n’empêche que le choix d’un arsenal visant à réduire les dépenses (théoriquement indues) plutôt qu’à recouvrer le dû est emblématique d’un changement paradigmatique.
La contagion d’un secteur à l’autre et l’évidence de la légitimité de cette chasse me semblent signer une inversion du rapport de l’État aux bénéficiaires de son action.
Longtemps, la notion de service public fut au centre des préoccupations, menant à un souci de couvrir l’ensemble des besoins, d’étendre sans cesse la couverture et de répondre aux besoins au risque de tolérer des abus. La réussite d’une politique se démontrait par l’accroissement du nombre de bénéficiaires et par l’augmentation en quantité et qualité des services rendus.
Aujourd’hui, en un parfait contrepied, les discours se multiplient qui se fondent sur l’idée, non pas que le service public est une tâche infinie, mais que les abus sont partout et menacent la viabilité de l’État-providence. Dès lors, une politique est un succès lorsqu’elle parvient à éliminer les resquilleurs, ce que les services prouvent en faisant étalage des exclusions. Le tableau de chasse ne répertorie donc plus les fléaux dont on est venu à bout, mais les individus que l’on a pu convaincre de fraude et priver du bénéfice des mesures sociales.
Bien entendu, lorsqu’on cherche des malheurs à soulager, on en trouve ; si la quête porte sur des resquilleurs, on en trouver, dût-on les fabriquer en changeant progressivement les règles du jeu. Le chômeur-resquilleurs n’est ainsi déjà plus (seulement) celui qui travaille au noir, il est aussi celui qui ne s’épuise pas à chercher un emploi inexistant.
Aide sociale, asile, aide juridique, la liste s’allonge des politiques gérées dans l’espoir officiel d’en éviter le recours dans la plus grande mesure possible. Or, un État qui se pense comme victime d’abus et non comme pourvoyeur de bien-être ne peut plus être qualifié d’État-providence. Quelle serait cette providence qui supposerait la roublardise et le vol dans le chef de qui voudrait boire à sa source ?
Voilà donc que la progression du prédicat commercial selon lequel il faut en donner le moins possible pour le plus cher possible – et ainsi maximiser sa marge bénéficiaire – menace de venir à bout de l’idée même de service public. Prenons garde, progressivement, le service public qui devient impensable, nous privant des outils conceptuels nécessaire au maintien des mécanismes que nous avons conquis et financés dans l’espoir d’en bénéficier le jour où, à Dieu ne plaise, nous en aurions besoin. C’est cette défaite de la pensée sociale qui doit nous préoccuper au plus haut point, car elle porte en elle le véritable risque de la faillite de notre système.
Photo : Chr. Mincke