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L’agonie du service public

Blog - e-Mois - droits sociaux justice par

septembre 2014

Depuis quelques années, tra­quer les frau­deurs semble deve­nu une des prio­ri­tés de l’État. L’on vient ain­si d’annoncer que le pro­chain gou­ver­ne­ment pour­rait se pen­cher sur la vacillante aide juri­dique de deuxième ligne pour débus­quer les per­sonnes qui men­ti­raient sur leurs reve­nus pour en béné­fi­cier indu­ment. Bien enten­du, ceci n’est qu’enfantillage à côté de l’arsenal de mesures […]

e-Mois

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Depuis quelques années, tra­quer les frau­deurs semble deve­nu une des prio­ri­tés de l’État. L’on vient ain­si d’annoncer que le pro­chain gou­ver­ne­ment pour­rait se pen­cher sur la vacillante aide juri­dique de deuxième ligne1 pour débus­quer les per­sonnes qui men­ti­raient sur leurs reve­nus pour en béné­fi­cier indument.

Bien enten­du, ceci n’est qu’enfantillage à côté de l’arsenal de mesures et ser­vices qui s’est déve­lop­pé au cours du temps afin de faire la chasse aux chô­meurs cou­pables de coha­bi­ter en secret, de ne pas cher­cher un emploi avec le zèle requis ou de rendre des ser­vices à l’un ou à l’autre (gra­tui­te­ment ou contre rému­né­ra­tion). On annonce d’ailleurs en ce domaine la pos­si­bi­li­té de faire payer aux chô­meurs le ser­vice public que leur rend la sécu­ri­té sociale par le biais de tra­vaux d’intérêt géné­ral2.

Dans le même ordre d’idée, on a vu la der­nière secré­taire d’État à l’asile et à l’immigration exhi­ber un excellent bilan sous la forme d’une baisse des demandes d’asile, d’une hausse des recon­duites à la fron­tière, d’une non-uti­li­sa­tion des moyens alloués et de l’expulsion de citoyens euro­péens repré­sen­tant « une charge dérai­son­nable » pour notre sys­tème de sécu­ri­té sociale.

Il s’agit de tra­quer des frau­deurs et non les frau­deurs. En effet, il faut rele­ver une nette pré­fé­rence pour la chasse à ceux qui abu­se­raient des « lar­gesses » de l’État-providence. Ceux qui refusent de rem­plir leur devoir citoyen en s’acquittant de leurs contri­bu­tions et autres coti­sa­tions semblent net­te­ment moins rete­nir l’attention de nos diri­geants, comme s’il était bien plus grave de récla­mer à tort que de se sous­traire à ses obli­ga­tions de contri­bu­tion. Comme si le béné­fice était sus­pect tan­dis que l’évasion était favo­ra­ble­ment envisagée.

Ce qui frappe, dans ce mou­ve­ment, c’est l’effet de conta­gion. Bien enten­du, il appa­raît évident que l’obsession de l’équilibre bud­gé­taire en période de crise éco­no­mique amène à faire feu de tout bois. Mais il n’empêche que le choix d’un arse­nal visant à réduire les dépenses (théo­ri­que­ment indues) plu­tôt qu’à recou­vrer le dû est emblé­ma­tique d’un chan­ge­ment paradigmatique.

La conta­gion d’un sec­teur à l’autre et l’évidence de la légi­ti­mi­té de cette chasse me semblent signer une inver­sion du rap­port de l’État aux béné­fi­ciaires de son action.

Long­temps, la notion de ser­vice public fut au centre des pré­oc­cu­pa­tions, menant à un sou­ci de cou­vrir l’ensemble des besoins, d’étendre sans cesse la cou­ver­ture et de répondre aux besoins au risque de tolé­rer des abus. La réus­site d’une poli­tique se démon­trait par l’accroissement du nombre de béné­fi­ciaires et par l’augmentation en quan­ti­té et qua­li­té des ser­vices rendus.

Aujourd’hui, en un par­fait contre­pied, les dis­cours se mul­ti­plient qui se fondent sur l’idée, non pas que le ser­vice public est une tâche infi­nie, mais que les abus sont par­tout et menacent la via­bi­li­té de l’État-providence. Dès lors, une poli­tique est un suc­cès lorsqu’elle par­vient à éli­mi­ner les res­quilleurs, ce que les ser­vices prouvent en fai­sant éta­lage des exclu­sions. Le tableau de chasse ne réper­to­rie donc plus les fléaux dont on est venu à bout, mais les indi­vi­dus que l’on a pu convaincre de fraude et pri­ver du béné­fice des mesures sociales.

Bien enten­du, lorsqu’on cherche des mal­heurs à sou­la­ger, on en trouve ; si la quête porte sur des res­quilleurs, on en trou­ver, dût-on les fabri­quer en chan­geant pro­gres­si­ve­ment les règles du jeu. Le chô­meur-res­quilleurs n’est ain­si déjà plus (seule­ment) celui qui tra­vaille au noir, il est aus­si celui qui ne s’épuise pas à cher­cher un emploi inexistant.

Aide sociale, asile, aide juri­dique, la liste s’allonge des poli­tiques gérées dans l’espoir offi­ciel d’en évi­ter le recours dans la plus grande mesure pos­sible. Or, un État qui se pense comme vic­time d’abus et non comme pour­voyeur de bien-être ne peut plus être qua­li­fié d’État-providence. Quelle serait cette pro­vi­dence qui sup­po­se­rait la rou­blar­dise et le vol dans le chef de qui vou­drait boire à sa source ?

Voi­là donc que la pro­gres­sion du pré­di­cat com­mer­cial selon lequel il faut en don­ner le moins pos­sible pour le plus cher pos­sible – et ain­si maxi­mi­ser sa marge béné­fi­ciaire – menace de venir à bout de l’idée même de ser­vice public. Pre­nons garde, pro­gres­si­ve­ment, le ser­vice public qui devient impen­sable, nous pri­vant des outils concep­tuels néces­saire au main­tien des méca­nismes que nous avons conquis et finan­cés dans l’espoir d’en béné­fi­cier le jour où, à Dieu ne plaise, nous en aurions besoin. C’est cette défaite de la pen­sée sociale qui doit nous pré­oc­cu­per au plus haut point, car elle porte en elle le véri­table risque de la faillite de notre système.

Pho­to : Chr. Mincke

  1. Le finan­ce­ment d’un accès gra­tuit à des avo­cats, vic­time de son succès.
  2. Il est à cet égard révé­la­teur que les tra­vaux d’intérêt géné­ral ont une ori­gine pénale, en tant que com­pen­sa­tion des dom­mages cau­sés par une infraction.