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Jouir et en finir

Blog - Anathème par Anathème

septembre 2017

La Bel­gique est à la pointe de la réflexion sur la fin de vie. Elle a logi­que­ment consa­cré, dès 2002, le droit à mou­rir dans la digni­té en per­met­tant l’euthanasie des malades incu­rables endu­rant une souf­france constante, insup­por­table et inapai­sable. Cette légis­la­tion se fonde sur l’idée que la dégra­da­tion phy­sique et psy­cho­lo­gique, ain­si que les souf­frances ter­ribles provoquées […]

Anathème

La Bel­gique est à la pointe de la réflexion sur la fin de vie. Elle a logi­que­ment consa­cré, dès 2002, le droit à mou­rir dans la digni­té en per­met­tant l’euthanasie des malades incu­rables endu­rant une souf­france constante, insup­por­table et inapai­sable. Cette légis­la­tion se fonde sur l’idée que la dégra­da­tion phy­sique et psy­cho­lo­gique, ain­si que les souf­frances ter­ribles pro­vo­quées par la mala­die portent gra­ve­ment atteinte à la digni­té humaine, ce qui jus­ti­fie que l’on fasse droit à une demande de hâter une fin de toute façon inéluctable.

Il faut cepen­dant regret­ter que la concep­tion de la digni­té qui sous-tend la règle­men­ta­tion actuelle reste lar­ge­ment impré­gnée d’un huma­nisme rin­gard voyant dans le geste de don­ner la mort un acte gra­vis­sime qui ne se jus­ti­fie qu’en der­nière extré­mi­té, lorsqu’il s’agit d’épargner le pire à son pro­chain : le mar­tyre d’une abo­mi­nable agonie.

Pour être cohé­rent avec les options fon­da­men­tales de notre socié­té, il ne suf­fit pas de per­mettre l’euthanasie, il faut aller plus loin et per­mettre à cha­cun de dis­po­ser libre­ment de sa vie, y com­pris via la conclu­sion de contrats d’assassinat. On les appel­le­ra « contrats de sui­cide assis­té », bien enten­du, mais on per­çoit bien la dif­fé­rence de nature, et le consi­dé­rable pro­grès, par rap­port à l’euthanasie.

Or, ce pro­grès est en marche, avec la pro­po­si­tion du dépu­té Open-VLD Jean-Jacques De Gucht, d’autoriser la mise à mort des per­sonnes ne sou­hai­tant pas « aller plus loin » parce qu’elles ont fait le tour de la vie. Foin de la tatillonne exi­gence d’une mala­die incu­rable ou de souf­frances impos­sibles à sou­la­ger ! Si mamy en a assez, si elle s’ennuie dans une cou­teuse struc­ture d’accueil, pour­quoi ne pas lui rendre le ser­vice d’une der­nière injection ?

Une fois de plus, il faut savoir gré aux libé­raux de com­prendre si plei­ne­ment nos valeurs et d’en endos­ser si par­fai­te­ment les consé­quences. La ques­tion fon­da­men­tale est en effet ici celle du sens de la vie. Ayant conscience de sa briè­ve­té, l’homme n’a pu, de toute éter­ni­té, s’empêcher d’en ques­tion­ner le sens et d’apporter des réponses remar­qua­ble­ment diverses. L’existence est, pour les uns, la tra­ver­sée d’une val­lée de larmes en atten­dant un au-delà heu­reux (où rira bien celui qui rira le der­nier), pour les autres, l’occasion d’accomplir un des­tin ter­restre et de mar­quer l’Histoire, pour d’autres encore, un inter­valle de temps entre deux réin­car­na­tions menant, si tout va bien, au Nir­va­na, ou bien, pour­quoi pas, l’occasion d’extraire un maxi­mum de char­bon des entrailles de la terre pour engrais­ser un patron, avant de mou­rir à qua­rante-cinq ans de la silicose.

On le voit, à l’éternité de la ques­tion, répond la diver­si­té des interprétations.

Notre socié­té, elle, a clai­re­ment mar­qué une avan­cée consi­dé­rable sur ce plan en se vouant à l’immanent plai­sir sub­lu­naire. Consta­tant qu’il n’est d’investissement qui vaille sans garan­tie de ren­trer dans ses frais et inver­sant le pari de Pas­cal, elle a déci­dé de consa­crer son éner­gie à la recherche de la jouis­sance en ce bas monde. Le plai­sir, fort bien, mais pas celui des mys­tiques ni des contem­pla­tifs ! Celui des sens, de la pos­ses­sion, de la consom­ma­tion. De pré­fé­rence un plai­sir qui s’achète ou se loue ; car rien n’est plus sûr qu’un contrat en bonne et due forme. 

La vie n’a donc de sens que tant que durent le plai­sir et notre for­tune. Sitôt que sur­viennent la las­si­tude ou la ruine, dis­pa­rait toute rai­son d’être.

Or, aujourd’hui, nous sommes confron­tés au ter­rible défi du vieillis­se­ment de nos popu­la­tions. Rien de grave à pre­mière vue : l’âge n’empêche pas de s’acheter tout et n’importe quoi et le nombre de vieillards bavant dans les mers chaudes, au volant de voi­tures de luxe ou à la table des plus grands res­tau­rants a tout pour nous ras­su­rer. Il ne faut cepen­dant pas se voi­ler la face : avec l’âge, le plai­sir enché­rit. L’homme qui fut si heu­reux de sa Ford Escort d’occasion en 1972 ne res­sent plus de fris­son qu’avec une grosse ber­line alle­mande. Une jeune femme, jadis, lui cou­tait une bière au bar du Macum­ba Night, quand, aujourd’hui, seules des agences accep­tant les cartes de cré­dit lui offrent un tel ser­vice. Sa voi­sine, qui se sen­tait pous­ser des ailes sur la plage de Bre­dene, ne jure aujourd’hui que par quelque ile per­due dans le Paci­fique. Mal­heur à qui n’a pas épar­gné pour s’acheter une rai­son de vivre une fois ses vieux jours venus !

Son­geons ain­si à notre vieille tante qui aime tant siro­ter une tasse de café accom­pa­gnée d’un car­ré de cho­co­lat. Depuis qu’elle perd la tête, elle ne peut pro­fi­ter de ce doux plai­sir — son der­nier, peut-être — que dans le cadre sécu­ri­sé d’une mai­son de retraite, un éta­blis­se­ment de qua­li­té qui ne sert pas un vilain café tiède deux fois par jour, mais offre le confort d’un expres­so à toute heure. Le car­ré de cho­co­lat lui est bien ruineux !

Gri­gno­ter des frian­dises et cou­ler des jours heu­reux implique dès lors d’entamer lar­ge­ment l’héritage. Ven­due et dépe­cée en men­sua­li­tés, la mai­son de famille n’ira pas gros­sir l’héritage des enfants — qui, de toute façon, ont déjà la soixan­taine bien son­née —, mais fera le bon­heur d’une famille aisée quit­tant un centre-ville pol­lué et celui des action­naires de la mai­son de repos.

Cepen­dant, un tel pac­tole n’est pas éter­nel et vien­dra un moment où la source se tari­ra. À quoi bon vivre, dès lors, dans les sombres cham­brettes d’un home de troi­sième caté­go­rie, sans rien consom­mer, que le mini­mum vital ? S’il est une souf­france impos­sible à sou­la­ger et un mal sans pers­pec­tive d’apaisement, c’est bien celui-là. Y a‑t-il alors geste plus humain, plus com­pa­tis­sant, plus soli­daire que d’abréger les souf­frances d’un mar­tyr cacochyme ? 

L’ultime injec­tion est, sans aucun doute, la par­faite preuve de notre huma­ni­té, pour nous, hédo­nistes qui avons pla­cé notre foi dans l’individu et notre espé­rance dans le plai­sir ici-bas. Quel sou­la­ge­ment que la pers­pec­tive d’être par­fai­te­ment libé­rés de la dou­leur, de la ques­tion du sens et de l’obligation d’égayer les longues jour­nées de mamy !

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.