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« Jobs, (mini-)jobs, (flexi-)jobs », le verre plein ou à moitié vide ?

Blog - Délits d’initiés - économie emploi Gouvernement fédéral travail par Olivier Derruine

mars 2019

« Jobs, jobs, jobs ». Tel était le man­tra du gou­ver­ne­ment Michel au cours de cette légis­la­ture. Les sta­tis­tiques tendent à lui don­ner rai­son. Entre l’automne 2014 et l’automne 2018 (der­nière période de dis­po­ni­bi­li­té des don­nées), 238.000 emplois ont été créés selon Euro­stat. Mais com­ment peut-on éva­luer cette per­for­mance ? Le gou­ver­ne­ment peut-il reven­di­quer ce succès ?

Délits d’initiés

Un pre­mier point de com­pa­rai­son tient à la situa­tion de la zone euro. Au cours de cette période, l’emploi y a crû dans les mêmes pro­por­tions, voire légè­re­ment mieux : +5,5 % (contre +5,3 % en Bel­gique). Autre­ment dit, ces créa­tions d’emplois sont plus le résul­tat d’une lame de fond conjonc­tu­relle dont tous les pays ont pro­fi­té que de poli­tiques par­ti­cu­liè­re­ment brillantes et inno­vantes mises en place par le gou­ver­ne­ment belge.

Un deuxième cri­tère per­met­tant de mieux appré­hen­der le résul­tat de la Bel­gique tient dans la répar­ti­tion de ces nou­veaux emplois, entre temps pleins et temps par­tiels. Les créa­tions se répar­tissent à hau­teur de 47% en emplois par­tiels et 53% à temps plein. Sur ce plan éga­le­ment, la zone euro semble à prio­ri pré­sen­ter un meilleur rap­port puisque seule­ment un emploi sur six était un temps par­tiel. Tou­te­fois, un exa­men plus minu­tieux montre que les temps par­tiels sont davan­tage subis dans la zone euro qu’en Bel­gique en rai­son d’une moindre dis­po­ni­bi­li­té d’emplois plus stables.

Pour com­plé­ter le tableau, il faut ajou­ter que le nombre de per­sonnes occu­pant un emploi tem­po­raire a for­te­ment aug­men­té entre l’automne 2014 (337.000) et l’automne 2018 (453.000): +115.000 ou +34 %, la hausse se mar­quant essen­tiel­le­ment à par­tir de la mi-2016 ! Certes, cette ten­dance se retrouve dans le reste de l’Europe, mais elle y est moins pro­non­cée (zone euro : +14 %, UE-28 : +7%). Et par­mi ces emplois, ceux d’une durée infé­rieure à une année se taillent la part du lion (86% des 453.000 emplois temporaires).

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Ceci nous amène natu­rel­le­ment vers un troi­sième élé­ment de réfé­rence, à savoir l’évolution du nombre de per­sonnes qui vivent dans des ménages avec une très faible inten­si­té de tra­vail (c’est-à-dire les ménages qui ont un tra­vail qui occupe moins de 20% du temps qu’ils pour­raient y consa­crer sur l’an­née). En Bel­gique, ce chiffre attei­gnait les 13,5% pour 2017. Si ce chiffre est heu­reu­se­ment en baisse depuis 2014 (14,6%), il reste néan­moins lar­ge­ment supé­rieur à celui de la zone euro (10,2%) (source : Euro­stat). Pour ces per­sonnes, l’occupation d’un emploi n’est en aucune manière une pro­tec­tion contre la pau­vre­té. D’ailleurs, en dépit d’un enga­ge­ment euro­péen à abais­ser de 320.000 le nombre de Belges expo­sés à un risque de pau­vre­té ou d’exclusion sociale, notre pays a évo­lué en sens contraire puisque depuis 2008, ce nombre a aug­men­té de 102.000 uni­tés ! Néan­moins, après une forte hausse consé­cu­tive à la crise de 2008, il évo­lue depuis 2014 dans la bonne direc­tion puisque l’on compte 44.000 pauvres de moins depuis l’avènement du gou­ver­ne­ment Michel. C’est bien, mais ce n’est pas grand-chose par rap­port aux 238.000 emplois créés.

Il faut éga­le­ment situer ces per­for­mances sur le mar­ché du tra­vail dans le contexte de la très forte modé­ra­tion sala­riale vou­lue pour renouer avec la com­pé­ti­ti­vi­té et des­ti­née à doper l’emploi. Le « han­di­cap sala­rial » à l’égard des pays fron­ta­liers (en réa­li­té l’Allemagne uni­que­ment) a été com­plè­te­ment gom­mé depuis 2010, l’essentiel de l’effort étant sur­ve­nu avant l’entrée en vigueur des pre­mières mesures du tax shift en 2016. Tout cela implique que la part sala­riale expri­mée en pour­cen­tage de la valeur ajou­tée des entre­prises, et qui exprime la part du gâteau qui revient aux tra­vailleurs, ait for­te­ment dimi­nué au cours des der­nières années (source : Bureau fédé­ral du Plan). Elle a bais­sé de près de 2 points en dépit d’une remon­tée en début de législature.

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Pour­tant, cette maî­trise dras­tique des salaires, cou­ron­née par un dur­cis­se­ment de la loi de 1996 sur les aug­men­ta­tions sala­riales, n’a pas joué sur nos per­for­mances à l’exportation (telles que la Com­mis­sion euro­péenne les mesure en rap­por­tant un indice des expor­ta­tions des biens et ser­vices à un indice reflé­tant la crois­sance de nos mar­chés) et donc, sur la demande envers les biens et ser­vices pro­po­sés par des entre­prises belges. Celles-ci ont pro­gres­sé, mais beau­coup moins qu’au niveau de la zone euro (+2,8% et +3,6% res­pec­ti­ve­ment entre 2011 et 2018). Cela tend à mon­trer que nous sommes moins habiles que nos voi­sins lorsqu’il s’agit de trans­for­mer des oppor­tu­ni­tés en suc­cès com­mer­ciaux. Par ailleurs, la modé­ra­tion sala­riale n’a pas eu pour effet de gal­va­ni­ser notre posi­tion dans le clas­se­ment annuel du World Eco­no­mic Forum sur la com­pé­ti­ti­vi­té des pays. La Bel­gique figu­rait en 21e posi­tion dans le clas­se­ment 2018, per­dant trois places par rap­port à 2014 et en concé­dant davan­tage par rap­port à 2011 où le pays se his­sait à la 15e position.

L’absence de lien entre modé­ra­tion sala­riale et expor­ta­tions peut s’expliquer de trois manières.

Tout d’abord, le fac­teur « salaires » dans la com­pé­ti­ti­vi­té de la Bel­gique sur les mar­chés étran­gers est exa­gé­rée parce que, en réa­li­té, rela­ti­ve­ment peu d’entreprises sont actives à l’exportation, en par­ti­cu­lier hors UE. Quelque 1% des entre­prises expor­ta­trices, soit moins d’une cen­taine, concentrent 50% de toutes les expor­ta­tions (source BNB).

Ensuite, « les rému­né­ra­tions des sala­riés repré­sentent au total 28% des coûts de pro­duc­tion de l’industrie » (rap­port BNB). Les autres com­po­sants des coûts de pro­duc­tion de ces sec­teurs expor­ta­teurs relèvent des impôts (nets de sub­ven­tions), mais aus­si de l’approvisionnement en matières pre­mières (éner­gé­tiques et non éner­gé­tiques) et la marge bénéficiaire.

Enfin, il faut prendre conscience que des élé­ments qua­li­fi­ca­tifs sont au moins aus­si impor­tants, voire davan­tage, que les salaires en tant que tels : l’intensité tech­no­lo­gique de nos pro­duits, leur des­ti­na­tion vers des mar­chés satu­rés ou non, l’image des entre­prises ou du pays, etc.

Enfin, il nous semble inté­res­sant de poin­ter deux aspects qua­li­ta­tifs dans l’évaluation des déve­lop­pe­ments sur le mar­ché du tra­vail en Belgique.
Tout d’abord, selon une étude menée par Secu­rex, le nombre d’employés pré­sen­tant un risque de burn-out est pas­sé de 10% en 2014 à 17% en 2017. On ne dis­pose pas de chiffres plus récents concer­nant ce phé­no­mène, mais la hausse est spec­ta­cu­laire et on peine à ima­gi­ner un reflux depuis lors.

Ensuite, il res­sort d’un son­dage Euro­ba­ro­mètre que les Belges sont de tous les Euro­péens ceux qui sont les plus inquiets quant au futur de leurs enfants : 77% des son­dés redoutent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux-mêmes lorsqu’ils auront atteint l’âge adulte. Ici aus­si, on enre­gistre une hausse inquié­tante de +5 point par rap­port à l’année pré­cé­dente. Une socié­té qui avance à recu­lons vers le futur est une socié­té malade, en dysfonctionnement.

Ces deux der­nières don­nées reflètent un vrai malaise sur le mar­ché du tra­vail qui est mas­qué par une lec­ture super­fi­cielle des chiffres glo­baux de la créa­tion d’emplois.

Conclusions

De tout ceci, nous pou­vons conclure, comme nous l’avions déjà poin­té à l’occasion de pré­cé­dentes publi­ca­tions, que les gou­ver­ne­ments, fédé­ral ou régio­naux, ne peuvent s’attribuer d’éventuels suc­cès sur le mar­ché du tra­vail. Sur­tout que les chiffres glo­baux masquent des pro­blèmes struc­tu­rels comme une forte inéga­li­té dans la qua­li­té des emplois et des emplois qui ne pro­tègent pas de la pau­vre­té et encore moins du stress d’un déclas­se­ment social pour eux-mêmes ou pour leurs enfants.

Enfin, axer notre modèle éco­no­mique sur des gains de parts de mar­ché à l’étranger au motif que nous serions une petite éco­no­mie ouverte est erro­né car cela nous rend dépen­dant de quelques grosses entre­prises et occulte la pour­suite d’autres objec­tifs qui pour­raient géné­rer des oppor­tu­ni­tés plus concrètes pour une majo­ri­té d’entreprises et pour l’ensemble de la socié­té : la tran­si­tion vers une éco­no­mie bas-car­bone. Une énième étude, cette fois-ci pro­duite par la Fon­da­tion euro­péenne pour l’amélioration des condi­tions de vie et de tra­vail en février confir­mait les réper­cus­sions posi­tives de la tran­si­tion éner­gé­tique. La Bel­gique serait l’Etat membre où l’emploi aug­men­te­rait le plus en consé­quence de la mise en œuvre des mesures de tran­si­tion vers une éco­no­mie durable. Alors, de deux choses l’une : soit nous anti­ci­pe­rons la lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques et enga­geons sans tar­der la tran­si­tion comme nous y enjoignent les jeunes et un nombre crois­sant de Belges, auquel cas nous serons en mesure de trans­for­mer en acti­vi­tés, emplois et éco­no­mies (d’énergie, de dépenses en matière de san­té publique, etc.); soit nous la subi­rons et nos entre­prises seront dépas­sées par les solu­tions ima­gi­nées par d’autres tan­dis que les Belges conti­nue­ront à envi­sa­ger leur propre ave­nir et celui de leurs enfants avec appréhension.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen