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Israël 2020 – « Révolution » juive et « conservatisme » israélien

Blog - e-Mois - Avoda (Parti travailliste israélien) Benny Gantz Benyamin Netanyahou Israël Kahol Lavan Knesset Likoud OLP Palestine Trump par Pascal Fenaux

mars 2020

Le but de cet article n’est pas de faire de la pros­pec­tive poli­tique mais de sou­li­gner que les élec­tions légis­la­tives du 2 mars der­nier ont rap­pe­lé quelques ten­dances lourdes de la socié­té israé­lienne. Cette socié­té n’est pas seule­ment divi­sée entre Juifs et Arabes, laïcs et reli­gieux, Ash­ké­nazes et Orien­taux. Elle oppose éga­le­ment des « péri­phé­ries » juives à des « centres » israé­liens mon­dia­li­sés. En Israël, depuis trois décen­nies, les cita­delles juives de droite, majo­ri­taires et inex­pug­nables, ne laissent sur­vivre qu’une mino­ri­té assié­gée de bas­tions israé­liens de centre-gauche.

e-Mois

Le 2 mars 2020, 6.450.000 élec­teurs israé­liens juifs et arabes étaient appe­lés aux urnes pour par­ti­ci­per aux troi­sièmes élec­tions légis­la­tives anti­ci­pées en moins d’un an 1. L’un des enjeux de ce « troi­sième tour » était de déci­der du sort poli­tique du Pre­mier ministre sor­tant Binya­min Neta­nya­hou (Likoud natio­na­liste), mena­cé par les pour­suites judi­ciaires. Un autre enjeu était l’émergence d’une alter­na­tive cen­triste face à la fuite en avant natio­na­liste et colo­niale du Likoud et de ses alliés des petits par­tis de droite et d’ultra-droite, ain­si que face à une déli­ques­cence de l’État de droit et des ser­vices publics.

On le sait, le Likoud de Binya­min Neta­nya­hou, au terme d’une impres­sion­nante « remon­ta­da », a net­te­ment bat­tu son adver­saire Kahol Lavan (Bleu Blanc, cen­triste) emme­né par les géné­raux Ben­ny Gantz, Moshe Yaa­lon et Gabi Ash­ke­na­zi et le lea­der libé­ral Yaïr Lapid. Quant au Bloc des droites (cf. infra) coa­li­sé autour du Likoud, il a lui écra­sé le bloc infor­mel de centre-gauche consti­tué de Kahol Lavan et du car­tel de gauche for­mé par l’Avoda (Par­ti tra­vailliste), le Meretz (gauche paci­fiste) et le Gesher (social et popu­liste oriental).

Vue de l’extérieur, cette vic­toire d’un Likoud diri­gé par un Neta­nya­hou cer­né par la Jus­tice est d’autant plus incom­pré­hen­sible que, une semaine avant le scru­tin, les son­dages don­naient Kahol Lavan grand gagnant d’une élec­tion cen­sée tour­ner la page de l’ère Neta­nya­hou et rebattre les cartes du pay­sage poli­tique israélien.

Le but de cet article n’est pas de faire de la pros­pec­tive poli­tique mais de sou­li­gner et rap­pe­ler une ten­dance lourde : en Israël, les socié­tés juive et arabe (20% de la popu­la­tion) réha­bi­litent tou­jours la socio­lo­gie et font régu­liè­re­ment men­tir des son­dages éton­nam­ment pris en défaut lorsqu’il s’agit de mesu­rer le poids du vote iden­ti­taire et pro­tes­ta­taire, tant côté juif que côté arabe.

Une gauche israélienne laminée

Sur le plan natio­nal (« sec­teurs » juif et arabe confon­dus) 2, on peut déga­ger plu­sieurs ten­dances et cer­ti­tudes. Ain­si, le Likoud de Binya­min Neta­nya­hou rem­porte 29,5% des voix contre Kahol Lavan qui régresse et ne récolte plus que 26,6% des voix. Quant à la gauche israé­lienne (le car­tel Avo­da-Gesher-Meretz), héri­tière (faut-il le rap­pe­ler?) des pères fon­da­teurs de l’État d’Israël, elle ne recueille plus que 5,8% des suf­frages et ne doit sa sur­vie par­le­men­taire et le fran­chis­se­ment du seuil élec­to­ral qu’à sa pré­sen­ta­tion en cartel.

Pour le dire autre­ment, sans ce car­tel, la 23e Knes­set ne comp­te­rait plus aucun dépu­té du Par­ti tra­vailliste ni du Meretz. Pour prendre la mesure de cette dés­in­té­gra­tion de la gauche israé­lienne, il suf­fit de rap­pe­ler que ce sont éga­le­ment ces deux par­tis qui, à la tête d’un gou­ver­ne­ment de centre-gauche diri­gé par feus Yitz­hak Rabin (assas­si­né en novembre 1995) et Shi­mon Per­es (décé­dé en sep­tembre 2016), négo­cièrent l’été 1993 les his­to­riques (mais aujourd’hui mori­bonds) accords d’Oslo avec l’OLP (Orga­ni­sa­tion de libé­ra­tion de la Pales­tine) de feu Yas­ser Ara­fat (décé­dé en novembre 2004) et Mah­moud Abbas et la créa­tion d’une Auto­ri­té pales­ti­nienne en Cis­jor­da­nie et dans la Bande de Gaza.

Tou­jours sur le plan natio­nal, le « Bloc des droites » coa­li­sé autour du Likoud 3 recueille 48,4% des suf­frages. S’il n’obtient pas la majo­ri­té abso­lue des voix, c’est d’une part, parce qu’Israël Bei­tei­nu (Israël Notre Foyer), le par­ti d’ultradroite laïque d’Avigdor Lie­ber­man, fait pour l’instant cava­lier seul, et, d’autre part, parce que les par­tis arabes israé­liens, coa­li­sés au sein du car­tel de la Liste com­mune, réa­lisent un score his­to­rique de 12,7% qui s’apparente à un tir de bar­rage face aux droites annexion­nistes juives et à un désa­veu des par­tis juifs du centre et de gauche.

Un électorat juif à droite toute

À pré­sent, si l’on ne prend en compte que le « sec­teur » juif (les villes et vil­lages juifs, ain­si que les villes mixtes judéo-arabes à écra­sante majo­ri­té juive 4), les résul­tats sont édi­fiants. Le Likoud de Binya­min Neta­nya­hou rem­porte à lui seul 33,7% des voix (plus du tiers de l’électorat juif) contre Kahol Lavan qui ne recueille que 30,4% des voix. Quant au car­tel Avo­da-Gesher-Meretz, il ne ras­semble que 6,7% des suf­frages et est sanc­tion­né par 2% d’électeurs arabes et sur­tout juifs de gauche qui ont, une pre­mière, pré­fé­ré voter pour la Liste com­mune (à domi­nante arabe).

Tou­jours au sein du seul « sec­teur » juif, si l’on se penche sur la logique des « blocs » idéo­lo­giques, les chiffres sont édi­fiants et ter­ribles pour le centre et la gauche israé­liennes. Ain­si, le Bloc des droites (cf. supra) recueille recueille 55,3% des voix. Si, comme le sup­putent cer­tains, le par­ti d’ultradroite laïque Israël Bei­tei­nu devait rejoindre ce Bloc, ce der­nier ras­sem­ble­rait 61,9% des suf­frages « juifs ». Face à ce rou­leau com­pres­seur, sans la Liste com­mune (à domi­nante arabe), le Bloc de centre-gauche (Kahol Lavan et Avo­da-Gesher-Meretz) ne repré­sente que 37,1% de l’électorat « juif ».

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Ces chiffres, dans leur cruau­té, semblent accré­di­ter la conclu­sion défi­ni­tive (et éplo­rée) de l’éditorialiste juif amé­ri­cain de gauche Abe Sil­ber­stein 5 : « une majo­ri­té d’électeurs juifs, en sau­vant Binya­min Neta­nya­hou et ses alliés du bloc des droites, a voté pour le plan Trump, contre un retrait réel des ter­ri­toires occu­pés et contre le prin­cipe du “deux peuples, deux États”.»

Ce jour où les Arabes ont vaincu

Au sein du « sec­teur » arabe 6, c’est à un véri­table séisme élec­to­ral 7 qu’a tour­né le scru­tin légis­la­tif de ce 2 mars 2020. Pen­dant long­temps, les élec­teurs arabes israé­liens avaient choi­si entre trois options : voter pour des par­tis « juifs », voter pour des par­tis « arabes » et s’abstenir. Les deux élec­tions anti­ci­pées d’avril 2019 et sep­tembre 2019 avaient déjà ser­vi d’avertissement en enre­gis­trant une hausse consé­quente du taux de participation.

Le scru­tin de ce 2 mars 2020 est pas­sé à la vitesse supé­rieure. Ras­sem­blés au sein de la Liste com­mune, les quatre prin­ci­paux par­tis arabes israé­liens ont non seule­ment fait le plein de voix dans leur « sec­teur » (gros­so modo 90% des suf­frages), mais ils ont fait mordre la pous­sière à Kahol Lavan (cou­pable d’indifférence à leur égard) ain­si qu’aux par­tis de gauche pour les­quels il leur arri­vait de voter, en ne leur accor­dant plus que gros­so modo 7% des voix.

La mobi­li­sa­tion élec­to­rale du « sec­teur » arabe et son vote mas­sif pour la Liste com­mune s’explique de mul­tiples façons, dont nous n’en retien­drons que deux. La pre­mière rai­son du « car­ton » réa­li­sé par la Liste com­mune est d’ordre inté­rieur. Depuis une décen­nie, une vague de cri­mi­na­li­té sans pré­cé­dent frappe les villes, les vil­lages et les quar­tiers arabes israé­liens des villes mixtes, le tout sans que les auto­ri­tés israé­liennes ne s’investissent dans la sécu­ri­té revan­di­quée par les Arabes d’Israël. Ce vote, aux mobiles « inté­rieurs », s’ajoute à la volon­té de peser sur l’agenda poli­tique israé­lien en obte­nant davan­tage de droits civiques et fon­ciers, en amen­dant la loi sur l’État-nation qui fait des Arabes autoch­tones des citoyens de seconde zone et en redon­nant à l’arabe le sta­tut de langue offi­cielle per­du voi­ci plus d’un an.

La deuxième rai­son de la mobi­li­sa­tion de la com­mu­nau­té arabe israé­lienne et du triomphe de la Liste com­mune est d’ordre exté­rieur ou « diplo­ma­tique ». Il s’est agi de s’exprimer contre le plan Trump 8. Quel rap­port avec les Arabes israé­liens ? Ces der­niers sont en quelque sorte des « Pales­ti­niens d’Israël » et la ques­tion israé­lo-pales­ti­nienne les touche au pre­mier chef. Le « deal du siècle » pré­sen­té fin jan­vier à Washing­ton pré­voit l’annexion à Israël d’au moins 30% de la Cis­jor­da­nie occu­pée et la créa­tion d’un État pales­ti­nien micro­sco­pique et insu­la­ri­sé au cœur d’une mer de sécu­ri­té et de colo­nies israéliennes.

D’une part, les Arabes israé­liens ont noté que le car­tel cen­triste Kahol Lavan était d’accord avec les grandes lignes du plan Trump (dont l’annexion de la Val­lée du Jour­dain) et le lui ont fait payer. D’autre part, le « deal du siècle » pré­voit la pos­si­bi­li­té de rat­ta­cher à « l’État » pales­ti­nien une dizaine de villes arabes israé­liennes fron­ta­lières et, par voie de consé­quence légale, de déchoir de leur natio­na­li­té une cen­taine de mil­liers de citoyens arabes israé­liens. Dans les 2 gra­phiques ci-des­sous, on peut voir les résul­tats élec­to­raux dans la ville arabe isla­mo-chré­tienne de Naza­reth et la ville arabe musul­mane d’Umm Al-Fahm, direc­te­ment concer­née par le plan Trump.

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Les seuls élec­teurs arabes à avoir accor­dé la majo­ri­té de leurs voix à des par­tis « juifs » (et donc à avoir bou­dé la Liste com­mune) sont les citoyens arabes de confes­sion druze, les­quels effec­tuent leur ser­vice mili­taire et servent dans l’armée d’active israé­lienne. Les villes druzes de Beit Jann (Gali­lée) et Daliyat Al-Kar­mel (région de Haï­fa) sont à cet égard signi­fi­ca­tives du com­por­te­ment élec­to­ral des Druzes israé­liens. La Liste com­mune « arabe » n’y recueille que 10% des voix, au béné­fice de Kahol Lavan et du petit car­tel des gauches.

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Voi­là pour les grandes lignes d’interprétation du scru­tin du 2 mars dernier.

Centre versus Périphérie

Mais il en est d’autres, consub­stan­tielles à l’État d’Israël, à sa struc­tu­ra­tion entre centre et péri­phé­rie, ain­si qu’à l’existence d’espaces plus ou moins ségré­gués entre Juifs ash­ké­nazes, orien­taux, ex-rus­so­phones, ultra-ortho­doxes, natio­na­listes reli­gieux, colons idéo­lo­giques, colons éco­no­miques, ain­si qu’entre classes supé­rieures, moyennes et popu­laires. Ce qui, lorsque l’on affine quelque peu l’analyse élec­to­rale, débouche sur des constats et des conclu­sions par­fois sur­pre­nantes au pre­mier abord.

Pré­ci­sion limi­naire, en Israël, la notion de péri­phé­rie n’a pas le même sens que celui qui lui est don­né depuis quelques années en France et en Bel­gique. D’une part, le pays est petit et les dis­tances à par­cou­rir sont rela­ti­ve­ment courtes. En Israël, la notion de péri­phé­rie est stric­te­ment socio­lo­gique (« eth­no-confes­sion­nelle ») et se joue de (presque) toute notion de géo­gra­phie. Ain­si, le Goush Dan (« Bloc de Dan », la conur­ba­tion de Tel-Aviv) est un « centre » per­clus de « péri­phé­ries ». D’autre part, en Israël, comme on le ver­ra ci-des­sous, c’est la « péri­phé­rie » qui fait et défait les majo­ri­tés par­le­men­taires, pas le « centre ». Et c’est cette per­ife­ria qui, depuis la moi­tié des années 1990, porte régu­liè­re­ment le Bloc des droites au pou­voir et y bloque l’accès aux par­tis poli­tiques cen­tristes et de gauche.

Le Centre, bastion minoritaire et assiégé

Le « centre » est com­po­sé de villes juives « libé­rales » comme Tel-Aviv, Haï­fa, Neta­nya, etc., mais aus­si d’un tis­su de quelque 400 vil­lages juifs (kib­bout­zim, mosha­vim et vil­lages com­mu­nau­taires) fon­dés tout au long du 20e siècle par des pion­niers poli­ti­que­ment affi­liés à la gauche (tra­vailliste et/ou paci­fiste). La popu­la­tion de ces loca­li­tés est majo­ri­tai­re­ment ash­ké­naze et appar­tient aux classes moyennes et supé­rieures. Jusqu’à la fin des années nonante, ces loca­li­tés votaient mas­si­ve­ment à gauche et au centre-gauche. Depuis le début du 21e siècle, l’Avoda tra­vailliste et le Meretz, pour­tant fon­da­teurs de ces loca­li­tés, n’y sont plus que mino­ri­taires et subissent défaite sur défaite, au béné­fice de dif­fé­rentes for­ma­tions cen­tristes, dont la der­nière en date, Kahol Lavan.

Ain­si, Tel-Aviv, « centre des centres » et ville mon­dia­li­sée par excel­lence, accorde près de la majo­ri­té abso­lue (48,2%) de ses suf­frages à Kahol Lavan et conti­nue de tour­ner le dos au Bloc des droites. Et c’est à un plé­bis­cite que l’on assiste dans deux villes aisées et mon­dia­li­sées de la conur­ba­tion de Tel-Aviv : Herz­liya (51,4%) et Giva­taïm (55,5%). Dans ces trois villes, la gauche tra­vailliste et ses petits alliés de car­tel n’obtiennent res­pec­ti­ve­ment plus que 14,6%, 8,8% et 14,7%.

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Par contre, à Haï­fa, ville sou­vent éri­gée en modèle pour la mixi­té judéo-arabe de sa popu­la­tion, la modé­ra­tion de ses élec­teurs et la domi­na­tion his­to­rique de l’Avoda tra­vailliste, les élec­teurs juifs et arabes n’accordent « que » 34,6% de ses suf­frages aux cen­tristes de Kahol Lavan et humi­lient le car­tel tra­vailliste en ne le gra­ti­fiant que de 7,2% des votes. Dans cette grande ville por­tuaire, les droites 9 rem­portent un suc­cès his­to­rique en obte­nant 47,2% des voix tan­dis que la Liste com­mune (à domi­nante arabe) rafle 10,3% des votes.

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Le « centre », on l’a dit, ce sont aus­si ces quelque 400 vil­lages juifs his­to­ri­que­ment ancrés au centre-gauche et à gauche et grands pour­voyeurs de voix pour l’Avoda tra­vailliste et le Meretz (gauche paci­fiste). Là-bas, la gauche y subit aus­si l’humiliation. Dans deux kib­bout­zim his­to­riques, Dega­nia et Merha­via 10, la liste cen­triste cara­cole en tête avec res­pec­ti­ve­ment 61,8% et 45,7% pour Kahol Lavan, contre res­pec­ti­ve­ment 28,2% et 17,3% pour le car­tel de gauche. Pis, à Merha­via la « socia­liste », le Likoud obtient 26% des voix et les droites 35,7% des voix !

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La Périphérie, citadelle majoritaire et inexpugnable

La péri­phé­rie, elle, se com­pose de quelques dizaines de villes nou­velles et d’environ 300 vil­lages créés après l’indépendance de l’État d’Israël pour accueillir des réfu­giés ou des immi­grants juifs venus pour la plu­part du Magh­reb, du Moyen-Orient et enfin d’ex-URSS 11. Toute ces péri­phé­ries sont per­dues pour la gauche depuis la fin des années quatre-vingt du siècle pas­sé. Mais leurs quar­tiers, vil­lages et villes se révèlent éga­le­ment autant de cita­delles inex­pug­nables de droite, impre­nables par quelque for­ma­tion poli­tique cen­triste que ce soit.

À ces vil­lages et villes nou­velles, il faut ajou­ter une ville his­to­rique 12 et non des moindres. Ain­si, la cita­delle la plus impor­tante et la plus inex­pug­nable de la per­ife­ria est tout sim­ple­ment Jéru­sa­lem, la capi­tale de fac­to de l’État d’Israël. Une et indi­vi­sible, elle est sur­tout socio­lo­gi­que­ment invin­cible face aux assauts des par­tis cen­tristes et encore plus d’un Par­ti tra­vailliste qui, pour­tant, la gou­ver­na jusqu’au début des années nonante… Avec des habi­tants majo­ri­tai­re­ment conser­va­teurs, natio­na­listes, ultra-ortho­doxes ou natio­na­listes reli­gieux, la capi­tale est l’antithèse de la « Bulle », enten­dez la Tel-Aviv hédo­niste et mondialisée.

À Jéru­sa­lem, ce sont les deux par­tis ultra-orthoxes Judaïsme uni­fié de la Torah (JUT) et Shas qui raflent la mise en obte­nant ensemble 41,4% des voix, sui­vis par le Likoud (27,8%). En tout, les par­tis de droite obtiennent 80,2% des suf­frages, là ou le centre-gauche (car­tel de gauche + Kahol Lavan) n’en capte que 17,6%.

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Le poids du conser­va­tisme reli­gieux et natio­na­liste est tel dans la capi­tale que plu­sieurs dizaines de mil­liers d’habitants se sont « réfu­giés » dans une ban­lieue ouest de la conur­ba­tion hié­ro­so­ly­mi­taine, Mevas­se­ret Tzion, une ville nou­velle au vote plus modé­ré et davan­tage proche des scores natio­naux juifs. À Mevas­se­ret Tzion, le centre et la gauche, bien que mino­ri­taires, par­viennent tout de même à obte­nir 45,3% des voix, ce qui fait de cette ville nou­velle une excep­tion nationale. 

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Car, pour le reste, popu­laires et iden­ti­taires, les villes nou­velles et la péri­phé­rie en géné­ral plé­bis­citent les par­tis de droite et boudent osten­si­ble­ment le par­ti cen­triste et la gauche. Deux villes sont par­ti­cu­liè­re­ment exem­pla­tives du vote juif dans la per­ife­ria : Sde­rot et Or Yehuda.

Fon­dée en 1951 pour des immi­grants et réfu­giés juifs d’Irak (Kur­dis­tan), d’Iran et du Magh­reb, Sde­rot, outre le poids de ses classes popu­laires, a pour carac­té­ris­tique d’être située dans « l’Enveloppe de Gaza » (‘Otef ‘Azza) 13. Autre carac­té­ris­tique, Sde­rot est la ville du chef du Par­ti tra­vailliste, un Amir Per­etz (lui-même immi­grant juif du Maroc) qui en fut jadis le maire. Le scru­tin du 2 mars s’est avé­ré un véri­table jeu de mas­sacre pour la gauche et le par­ti cen­triste qui n’y récoltent ensemble que 13,5% des voix. À l’inverse, le Likoud natio­na­liste y recueille la majo­ri­té abso­lue avec 51,2% des voix, tan­dis que l’ensemble des par­tis de droite et d’ultradroite écrase l’adversaire avec un rou­leau com­pres­seur de 86% de suffrages.

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La proxi­mi­té avec la Bande de Gaza n’explique pas tout, très loin s’en faut, quand on voit qu’une ville comme Dimo­na, à la struc­ture socio­lo­gique iden­tique mais située très loin de Gaza, per­met aux par­tis de droite de recueillir 85,6% des voix. Dans toute la péri­phé­rie, le rap­port moyen de 82% (pour les droites) contre 18% (pour le centre-gauche) s’impose à l’ensemble du ter­ri­toire israé­lien stric­to sen­su (c.à.d. sans les colo­nies de Cisjordanie).

La société contre la géographie

On l’a dit, la péri­phé­rie est en Israël une réa­li­té socio­lo­gique, pas géo­gra­phique. Une preuve en est four­nie par la ville d’Or Yehu­da. Fon­dée en 1948 et habi­tée par une majo­ri­té de Juifs orien­taux, cette ville nou­velle est située au cœur de la Tel-Aviv métro­po­li­taine mais ses scores élec­to­raux sont aux anti­podes de la ville-mère et de villes ash­ké­nazes aisées comme Herz­liya et Giva­taïm. À Or Yehu­da, le Likoud, avec une majo­ri­té abso­lue de 54,8%, écrase Kahol Lavan (17,2%) et la gauche (3,0%), tan­dis que l’ensemble des droites recueille pas moins de 79,5% des suffrages.

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Autre preuve de la coha­bi­ta­tion ou conti­nui­té géo­gra­phiques du centre et de la péri­phé­rie, les résul­tats élec­to­raux enre­gis­trés dans deux vil­lages jumeaux situés sur les rives du Lac de Tibé­riade : Gin­no­sar et Mig­dal 14.

À Gin­no­sar, kib­boutz tra­di­tion­nel­le­ment de gauche, cette der­nière ne recueille plus que 21,6% des voix, au béné­fice de Kahol Lavan qui obtient la majo­ri­té abso­lue (57%) et au détri­ment des droites qui ne ras­semblent que 19,7% des suffrages.

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Dans sa voi­sine Mig­dal, majo­ri­tai­re­ment peu­plée de Juifs orien­taux et d’auto-entrepreneurs, les scores s’inversent dia­mé­tra­le­ment. Ici, le Likoud obtient la majo­ri­té abso­lue (55,9%) et les droites dans leur ensemble réa­lisent un score de 84,5%, au détri­ment d’un par­ti cen­triste et d’un car­tel tra­vailliste qui ne recueillent que 14,8%.

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Rien ne dis­tingue Gin­no­sar de Mig­dal, les­quels par­tagent une par­tie de leurs infra­struc­tures sociales et tou­ris­tiques, rien, sauf l’origine eth­no-confes­sion­nelle de leurs habitants.

La revanche de la sociologie

En conclu­sion, lorsque l’on ne prend en compte que le « pays » juif et que l’on fait abs­trac­tion du « sec­teur » arabe d’Israël, les chiffres sont sans appel. En Israël, c’est bien la péri­phé­rie qui gou­verne et est appe­lée à pré­si­der long­temps encore aux des­ti­nées de l’État juif.

Qu’a vou­lu expri­mer la per­ife­ria juive, sta­tis­ti­que­ment et élec­to­ra­le­ment majo­ri­taire ? Les Juifs israé­liens, qui ont mas­si­ve­ment voté à droite et à l’ultradroite, ont expri­mé le désir d’une « révo­lu­tion » juive arc-bou­tée sur la défense de l’identité juive, la défiance envers un État de droit consi­dé­ré comme ash­ké­naze et défai­tiste, l’attachement à une figure poli­tique incar­nant le natio­na­lisme et la sécu­ri­té israé­liennes, la peur du natio­na­lisme pales­ti­nien et l’insularisation dans une for­te­resse à l’abri des sou­bre­sauts san­glants du Moyen-Orient arabe.

Cette « péri­phé­rie » a éga­le­ment expri­mé sa répu­gnance pour un « centre » qui, à ses yeux, incarne tous les maux de la socié­té israé­lienne : le mépris de classe de la « Bulle », le com­plexe média­ti­co-mili­taire, la « bien-pen­sance » des « nan­tis » de Tel-Aviv (et autres villes assi­mi­lées), la socié­té juive mon­dia­li­sée « hors-sol » et le risque de « déju­daï­sa­tion » ou de « post-sio­ni­sa­tion » de l’identité juive israélienne.

Quelques jours avant les élec­tions du 2 mars, le chro­ni­queur… cen­triste Hemi Sha­lev tenait les pro­pos sui­vants 15 : « C’est contre la démo­cra­tie et le sys­tème judi­ciaire que Neta­nya­hou et ses alliés sont en cam­pagne. Israël vit son Kul­tur­kampf entre une droite réac­tion­naire révo­lu­tion­naire et une gauche 16 tous comptes faits conser­va­trice en ce que son unique pro­gramme se résume à pré­ser­ver notre sys­tème poli­tique. Toute élec­tion est déci­sive, mais celle-ci sera sans retour : c’est un vote pour la démo­cra­tie qui se joue aujourd’hui ».

Hemi Sha­lev et les siens n’ont pas été enten­dus par un élec­to­rat qui, de toute façon, ne lit pas Haa­retz et se garde bien de le lire, tant ce quo­ti­dien est l’incarnation du libé­ra­lisme à l’israélienne. Israël, dans le fond, vit une lutte simi­laire à celles qui mettent actuel­le­ment de nom­breuses socié­tés arabes à feu et à sang. Dans ces luttes, la ques­tion iden­ti­taire n’est pas la moindre, même si elle se mani­feste selon d’autres lignes de cli­vages. Loin de sa vision de soi décli­née sur le mode de « la vil­la dans la jungle », Israël est par­fai­te­ment à sa place au Moyen-Orient.

  1. Pas­cal Fenaux, « Israël – Légis­la­tives 2020 : la balle au centre ? », e‑Mois, La Revue nou­velle, 25 février 2020.
  2. Tous les chiffres de cet article sont cal­cu­lés sur base des résul­tats natio­naux et locaux four­nis par la Com­mis­sion élec­to­rale cen­trale d’Israël.
  3. Likoud, Judaïsme uni­fié de la Torah (ultra-ortho­doxe ash­ké­naze), Shas (ultra-ortho­doxe sépha­rade et orien­tal) et Yemi­na (« À Droite », car­tel de par­tis d’ultradroite natio­na­listes et natio­na­listes reli­gieux). Ce Bloc des droites n’inclut pas le petit par­ti annexion­niste et supré­ma­tiste juif Otz­ma Yehu­dit (« Puis­sance juive »), lequel, avec ses 0,42% de voix, n’a de toute façon pas fran­chi le seuil élec­to­ral. Il n’inclut pas non plus le par­ti laïque extré­miste ex-rus­so­phone Israël Bei­tei­nu (cf. infra).
  4. Acre (Akko), Haï­fa, Jéru­sa­lem, Lod, Nof Ha-Galil (ex-Natz­rat Illit, sur les hau­teurs de la Naza­reth arabe) et Ramla.
  5. Abe Sil­ber­stein, « Israe­lis just voted against the two state solu­tion », For­ward, 3 mars 2020.
  6. Par « Sec­teur arabe », il faut entendre les quelque 130 villes et vil­lages arabes israé­liens et leurs 1.650.000 citoyens israé­liens, des­cen­dants des Arabes de Pales­tine ayant échap­pé à l’exode de 1948 – 1949. Ces « Pales­ti­niens d’Israël » repré­sentent 20% de la popu­la­tion israélienne.
  7. Judy Maltz, «“Un séisme” – Com­ment les Arabes d’Israël ont rem­por­té une vic­toire élec­to­rale his­to­rique », Haa­retz, 4 mars 2020.
  8. Pas­cal Fenaux, « Plan Trump : Une cer­taine “vision de l’Apocalypse”», La Revue nou­velle, e‑Mois, 10 février 2020.
  9. Dans les lignes qui suivent, il faut entendre par « les droites » le Bloc des droites coa­li­sé autour du Likoud, auquel on addi­tionne le par­ti d’ultradroite laïque (ex-rus­so­phone) Israël Bei­tei­nu d’Avigdor Lieberman.
  10. Les deux pre­miers kib­bout­zim jamais fon­dés en Pales­tine otto­mane, res­pec­ti­ve­ment en 1909 et 1911.
  11. Israël étant mar­qué par une cer­taine auto-ségré­ga­tion spa­tiale, des vil­lages et des villes nou­velles ont éga­le­ment été éri­gées pour répondre aux demandes des « sec­teurs » juifs reli­gieux ultra-ortho­doxes ou natio­na­listes religieux.
  12. Par « his­to­rique », il faut entendre des villes qui ont exis­té en Pales­tine et en Israël au cours des vingt der­niers siècles et qui ont été lar­ge­ment ou tota­le­ment « judaï­sées » (ou « désa­ra­bi­sées ») en 1948 – 1949. En Israël stric­to sen­su (c.à.d. sans les ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés), il s’agit prin­ci­pa­le­ment d’Acre, Safed, Tibé­riade, Lod, Ram­la et Ashkelon.
  13. Ce ter­ri­toire israé­lien fron­ta­lier de la bande de Gaza est régu­liè­re­ment ciblé par des tirs de roquettes en pro­ve­nance du ter­ri­toire pales­ti­nien admi­nis­tré par le Hamas (Mou­ve­ment de la Résis­tance isla­mique) depuis 2007. Outre cinq villes israé­liennes (Ash­dod, Ash­ke­lon, Kiryat Gat, Neti­vot et Sde­rot), l’«Enveloppe de Gaza » regroupe 53 vil­lages israéliens.
  14. Fon­dés res­pec­ti­ve­ment en 1937 (à l’époque bri­tan­nique) et 1910 (à l’époque otto­mane), ces deux vil­lages juifs se par­tagent les terres d’un ancien vil­lage arabe pales­ti­nien, Al-Maj­dal (éva­cué le 22 avril 1948 et rasé), la Mag­da­la du récit reli­gieux chrétien.
  15. Hemi Sha­lev, « Gauche conser­va­trice et droite révo­lu­tion­naire », Haa­retz, 25 février 2019.
  16. Par « gauche », de nom­breux édi­to­ria­listes israé­liens amal­gament le vote du centre (Kahol Lavan) et celui réel­le­ment de gauche (Avo­da-Gesher-Meretz)…

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).