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Inscrire l’action syndicale dans l’économie du fossile

Blog - Délits d’initiés - Belgique (België) conflit social économie syndicat par Olivier Derruine

mai 2016

Marc Goblet, Secré­taire géné­ral de la FGTB, à pro­pos des grèves et des incon­vé­nients tan­tôt pour les étu­diants, tan­tôt pour les auto­mo­bi­listes (et, même s’il n’y pense pas, nous ajou­tons pour lui, tan­tôt pour les déte­nus!): « Ça fait par­tie de l’action de faire en sorte que ça touche l’économie et dérange. C’est le seul moyen de faire prendre conscience aux diri­geants qu’ils doivent chan­ger d’attitude. Ce qui est dom­mage, c’est que notre socié­té va de plus en plus vers l’individualisme. On a per­du le sens de la soli­da­ri­té tant qu’on n’est pas direc­te­ment concer­né. »

Délits d’initiés

Du côté de ceux qui s’estiment lésés pour une action syn­di­cale et même si un cer­tain nombre recon­naît la légi­ti­mi­té des objec­tifs pour­sui­vis, revient cette lan­ci­nante ques­tion : « Mais ne peuvent-ils ima­gi­ner un autre moyen de faire pres­sion sur le gouvernement ? »

Pour­quoi, soyons fous!, ne pas s’inspirer de la situa­tion fran­çaise où les mani­fes­ta­tions contre la loi Tra­vail de la ministre El Khom­ri ont pris une nou­velle tour­nure lorsque la grève frap­pa les huit raf­fi­ne­ries fran­çaises, ce qui a contraint le gou­ver­ne­ment à pui­ser dans les stocks pétro­liers stratégiques.

En effet, si le but d’un mou­ve­ment social est d’exercer une pres­sion maxi­male sur les acteurs poli­tiques, il faut tenir compte de ce que le sec­teur pétro­lier a ceci de com­mun avec le sec­teur ban­caire d’être un des deux pou­mons nécro­sés de notre modèle éco­no­mique pro­duc­ti­viste et extrac­ti­viste. Une fra­gi­li­sa­tion, même tem­po­raire, de l’un se réper­cu­te­ra rapi­de­ment et de manière sys­té­mique sur l’ensemble des acti­vi­tés et sur l’image que les obser­va­teurs et par­te­naires étran­gers (gou­ver­ne­ments, ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, inves­tis­seurs, agences de nota­tion) se font de notre pays et de la capa­ci­té de notre gou­ver­ne­ment à résoudre les crises.

Signe de l’importance du pétrole pour notre éco­no­mie : sa part dans la consom­ma­tion pri­maire d’énergie en Bel­gique est de 40%. Il est évident que le car­bu­rant est essen­tiel au sec­teur du trans­port et de la logis­tique, et celui de la construc­tion rou­tière, à la pro­duc­tion de plas­tiques, déter­gents, caou­tchoucs, éner­gie, engrais et pes­ti­cides. Il inter­vient même dans la confec­tion de cer­tains tex­tiles, dans la cuis­son des ali­ments et dans la réa­li­sa­tion de médicaments.

La Belgique, une plaque tournante du pétrole européen

La para­ly­sie du sys­tème de dis­tri­bu­tion de pro­duits pétro­liers aurait donc un impact consi­dé­rable. Qui plus est, celui-ci pour­rait être obte­nu rela­ti­ve­ment faci­le­ment puisque le blo­cage ne devraient être concen­tré que sur 4 raf­fi­ne­ries, 7 socié­tés de dis­tri­bu­tion de pro­duits pétro­liers et 3 socié­tés de stockage. 

L’intérêt de cibler le pétrole serait en outre de chan­ger la cible et de bra­quer le viseur vers ceux qui ont l’oreille de ce gou­ver­ne­ment. En l’espace de vingt-quatre mois, se sont suc­cé­dé plu­sieurs grèves et mani­fes­ta­tions natio­nales qui n’ont pas ému le moindre ministre ou secré­taire d’État. Elles ont en revanche per­tur­bé le quo­ti­dien de cen­taines de mil­liers de per­sonnes dont une majo­ri­té (fran­co­phone) n’a pas voté pour le MR. Le gou­ver­ne­ment table sur le fait que la pro­fu­sion d’actions dis­cré­di­te­ra des syn­di­cats et éro­de­ra leurs bases. En jouant la montre et en vou­lant pas­ser en force, il compte sur un essouf­fle­ment des syn­di­cats, les­quels ne peuvent déjà plus comp­ter sur le PS, prin­ci­pal par­ti d’opposition au fédé­ral, qui dégrin­gole dans les sondages.

Ration­ner le pétrole revien­drait à péna­li­ser les entre­prises (sur­tout les plus éner­gi­vores les­quelles ont sou­vent un action­na­riat majo­ri­tai­re­ment étran­ger) dans l’approvisionnement de leur input le plus vital. 

De plus, le fait que la Bel­gique est une plaque tour­nante de la dis­tri­bu­tion de pétrole au niveau euro­péen (cf. le gra­phique) contri­bue­rait à chan­ger le rap­port de force en faveur des tra­vailleurs dans la mesure où les ten­sions sociales belges seraient inter­na­tio­na­li­sées. Cela s’explique par les quan­ti­tés colos­sales d’or noir qui pénètrent en Europe par le point d’entrée d’Anvers et qui ne font que tran­si­ter par notre pays. Par consé­quent, la pres­sion des tra­vailleurs se dou­ble­rait de celle des pays voi­sins, ce qui inci­te­rait au plus vite le gou­ver­ne­ment à trou­ver des solutions.

Enfin, n’oublions pas que la concep­tion tra­di­tion­nelle de l’action syn­di­cale ne touche pas direc­te­ment au por­te­feuille de l’État. Si, dans cer­tains cas, les caisses de grève des syn­di­cats inter­viennent pour com­bler le manque à gagner, dans d’autres, les tra­vailleurs qui assument ce droit chè­re­ment gagné seront finan­ciè­re­ment péna­li­sés. Or, frap­per le sec­teur pétro­lier pri­ve­rait l’État de recettes fis­cales. La TVA et les accises (et la coti­sa­tion éner­gie) consti­tuent entre 52% (die­sel) et 62% (essence 95 octane) du prix à la pompe du car­bu­rant, pour un rap­port d’un peu moins de 7 mil­liards d’euros par an au Tré­sor public. Un mois d’interruption des canaux d’approvisionnement coû­te­rait 580 mil­lions à l’État, le pla­çant inévi­ta­ble­ment dans le col­li­ma­teur de la Com­mis­sion euro­péenne pour non-res­pect de sa tra­jec­toire budgétaire. 

Les obstacles

Deux obs­tacles majeurs s’opposent cepen­dant à de telles actions.
Tout d’abord, une direc­tive euro­péenne impose aux États membres de consti­tuer des stocks stra­té­giques équi­va­lents à au moins 90 jours de la quan­ti­té de pro­duits pétro­liers consom­mée l’année pré­cé­dente pour faire face à des crises pétro­lières, par exemple, des rup­tures d’approvisionnement. Cette réserve d’urgence est gérée depuis une loi de 26 jan­vier 2006 par l’Agence du Pétrole / Petro­leum Agent­schap, APETRA. À moins que l’APETRA ne soit « neu­tra­li­sée » éga­le­ment, ces réserves vien­dront pal­lier la pénu­rie créées par les syn­di­cats. Il leur fau­drait donc tenir trois mois, ce qui pour­rait cau­ser d’irréversibles dégâts à l’économie et à l’emploi.

Ensuite, une telle action néces­site que les syn­di­cats du Sud et du Nord se serrent les coudes et fassent front com­mun. En effet, compte tenu que le port d’Anvers se situe en Flandre, une mobi­li­sa­tion de l’ACV, l’ABVV et l’ACLVB est indis­pen­sable. Or, les der­niers mois ont mon­tré que la socio­lo­gie des syn­di­cats a évo­lué dif­fé­rem­ment de chaque côté de la fron­tière linguistique. 

Conclusion

Il va sans dire que ce type d’action doit être pen­sé comme une arme nucléaire : elle doit être bran­die à des fins dis­sua­sives pour réta­blir le rap­port de force qui joue de manière dis­pro­por­tion­née au détri­ment des tra­vailleurs et des sans-emploi et qui se tra­duit par la mon­tée des inéga­li­tés et un nou­vel affai­blis­se­ment de la demande interne. Or, le gou­ver­ne­ment qui cherche à tout prix à doper la crois­sance devrait savoir que tout cela ne peut, au contraire, que dété­rio­rer les pers­pec­tives éco­no­miques et qu’aucune réforme ne pro­dui­ra des effets posi­tifs si elle ne fait pas l’objet d’un large sou­tien de la part d’une plu­ra­li­té de par­ties pre­nantes. Cela s’explique par le fait que les réformes ont des impacts dis­tri­bu­tifs et que leurs effets ne sont pas immé­diats, mais s’inscrivent dans la durée, ce qui demande de la sta­bi­li­té et donc, un sou­tien mas­sif. C’est bien pour­quoi notre Consti­tu­tion fut à juste titre com­plé­tée d’un article, semble-t-il igno­ré par ce gou­ver­ne­ment fédéral : 

« Dans l’exercice de leurs com­pé­tences res­pec­tives, l’État fédé­ral, les Com­mu­nau­tés et les Régions pour­suivent les objec­tifs d’un déve­lop­pe­ment durable, dans ses dimen­sions sociale, éco­no­mique et envi­ron­ne­men­tale, en tenant compte de la soli­da­ri­té entre les géné­ra­tions » (art.7bis)

[(Un pro­chain dos­sier de La Revue Nou­velle sera consa­cré aux syn­di­cats et aux nou­velles formes d’action syn­di­cale. Des ques­tions effleu­rées ici seront abor­dées plus en pro­fon­deur.)]

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen