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Inscrire l’action syndicale dans l’économie du fossile
Marc Goblet, Secrétaire général de la FGTB, à propos des grèves et des inconvénients tantôt pour les étudiants, tantôt pour les automobilistes (et, même s’il n’y pense pas, nous ajoutons pour lui, tantôt pour les détenus!): « Ça fait partie de l’action de faire en sorte que ça touche l’économie et dérange. C’est le seul moyen de faire prendre conscience aux dirigeants qu’ils doivent changer d’attitude. Ce qui est dommage, c’est que notre société va de plus en plus vers l’individualisme. On a perdu le sens de la solidarité tant qu’on n’est pas directement concerné. »
Du côté de ceux qui s’estiment lésés pour une action syndicale et même si un certain nombre reconnaît la légitimité des objectifs poursuivis, revient cette lancinante question : « Mais ne peuvent-ils imaginer un autre moyen de faire pression sur le gouvernement ? »
Pourquoi, soyons fous!, ne pas s’inspirer de la situation française où les manifestations contre la loi Travail de la ministre El Khomri ont pris une nouvelle tournure lorsque la grève frappa les huit raffineries françaises, ce qui a contraint le gouvernement à puiser dans les stocks pétroliers stratégiques.
En effet, si le but d’un mouvement social est d’exercer une pression maximale sur les acteurs politiques, il faut tenir compte de ce que le secteur pétrolier a ceci de commun avec le secteur bancaire d’être un des deux poumons nécrosés de notre modèle économique productiviste et extractiviste. Une fragilisation, même temporaire, de l’un se répercutera rapidement et de manière systémique sur l’ensemble des activités et sur l’image que les observateurs et partenaires étrangers (gouvernements, institutions internationales, investisseurs, agences de notation) se font de notre pays et de la capacité de notre gouvernement à résoudre les crises.
Signe de l’importance du pétrole pour notre économie : sa part dans la consommation primaire d’énergie en Belgique est de 40%. Il est évident que le carburant est essentiel au secteur du transport et de la logistique, et celui de la construction routière, à la production de plastiques, détergents, caoutchoucs, énergie, engrais et pesticides. Il intervient même dans la confection de certains textiles, dans la cuisson des aliments et dans la réalisation de médicaments.
La Belgique, une plaque tournante du pétrole européen
La paralysie du système de distribution de produits pétroliers aurait donc un impact considérable. Qui plus est, celui-ci pourrait être obtenu relativement facilement puisque le blocage ne devraient être concentré que sur 4 raffineries, 7 sociétés de distribution de produits pétroliers et 3 sociétés de stockage.
L’intérêt de cibler le pétrole serait en outre de changer la cible et de braquer le viseur vers ceux qui ont l’oreille de ce gouvernement. En l’espace de vingt-quatre mois, se sont succédé plusieurs grèves et manifestations nationales qui n’ont pas ému le moindre ministre ou secrétaire d’État. Elles ont en revanche perturbé le quotidien de centaines de milliers de personnes dont une majorité (francophone) n’a pas voté pour le MR. Le gouvernement table sur le fait que la profusion d’actions discréditera des syndicats et érodera leurs bases. En jouant la montre et en voulant passer en force, il compte sur un essoufflement des syndicats, lesquels ne peuvent déjà plus compter sur le PS, principal parti d’opposition au fédéral, qui dégringole dans les sondages.
Rationner le pétrole reviendrait à pénaliser les entreprises (surtout les plus énergivores lesquelles ont souvent un actionnariat majoritairement étranger) dans l’approvisionnement de leur input le plus vital.
De plus, le fait que la Belgique est une plaque tournante de la distribution de pétrole au niveau européen (cf. le graphique) contribuerait à changer le rapport de force en faveur des travailleurs dans la mesure où les tensions sociales belges seraient internationalisées. Cela s’explique par les quantités colossales d’or noir qui pénètrent en Europe par le point d’entrée d’Anvers et qui ne font que transiter par notre pays. Par conséquent, la pression des travailleurs se doublerait de celle des pays voisins, ce qui inciterait au plus vite le gouvernement à trouver des solutions.
Enfin, n’oublions pas que la conception traditionnelle de l’action syndicale ne touche pas directement au portefeuille de l’État. Si, dans certains cas, les caisses de grève des syndicats interviennent pour combler le manque à gagner, dans d’autres, les travailleurs qui assument ce droit chèrement gagné seront financièrement pénalisés. Or, frapper le secteur pétrolier priverait l’État de recettes fiscales. La TVA et les accises (et la cotisation énergie) constituent entre 52% (diesel) et 62% (essence 95 octane) du prix à la pompe du carburant, pour un rapport d’un peu moins de 7 milliards d’euros par an au Trésor public. Un mois d’interruption des canaux d’approvisionnement coûterait 580 millions à l’État, le plaçant inévitablement dans le collimateur de la Commission européenne pour non-respect de sa trajectoire budgétaire.
Les obstacles
Deux obstacles majeurs s’opposent cependant à de telles actions.
Tout d’abord, une directive européenne impose aux États membres de constituer des stocks stratégiques équivalents à au moins 90 jours de la quantité de produits pétroliers consommée l’année précédente pour faire face à des crises pétrolières, par exemple, des ruptures d’approvisionnement. Cette réserve d’urgence est gérée depuis une loi de 26 janvier 2006 par l’Agence du Pétrole / Petroleum Agentschap, APETRA. À moins que l’APETRA ne soit « neutralisée » également, ces réserves viendront pallier la pénurie créées par les syndicats. Il leur faudrait donc tenir trois mois, ce qui pourrait causer d’irréversibles dégâts à l’économie et à l’emploi.
Ensuite, une telle action nécessite que les syndicats du Sud et du Nord se serrent les coudes et fassent front commun. En effet, compte tenu que le port d’Anvers se situe en Flandre, une mobilisation de l’ACV, l’ABVV et l’ACLVB est indispensable. Or, les derniers mois ont montré que la sociologie des syndicats a évolué différemment de chaque côté de la frontière linguistique.
Conclusion
Il va sans dire que ce type d’action doit être pensé comme une arme nucléaire : elle doit être brandie à des fins dissuasives pour rétablir le rapport de force qui joue de manière disproportionnée au détriment des travailleurs et des sans-emploi et qui se traduit par la montée des inégalités et un nouvel affaiblissement de la demande interne. Or, le gouvernement qui cherche à tout prix à doper la croissance devrait savoir que tout cela ne peut, au contraire, que détériorer les perspectives économiques et qu’aucune réforme ne produira des effets positifs si elle ne fait pas l’objet d’un large soutien de la part d’une pluralité de parties prenantes. Cela s’explique par le fait que les réformes ont des impacts distributifs et que leurs effets ne sont pas immédiats, mais s’inscrivent dans la durée, ce qui demande de la stabilité et donc, un soutien massif. C’est bien pourquoi notre Constitution fut à juste titre complétée d’un article, semble-t-il ignoré par ce gouvernement fédéral :
« Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les Communautés et les Régions poursuivent les objectifs d’un développement durable, dans ses dimensions sociale, économique et environnementale, en tenant compte de la solidarité entre les générations » (art.7bis)
[(Un prochain dossier de La Revue Nouvelle sera consacré aux syndicats et aux nouvelles formes d’action syndicale. Des questions effleurées ici seront abordées plus en profondeur.)]