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Innocente Belgique ?

Blog - e-Mois par Christophe Mincke

mars 2016

Aus­si étrange que cela puisse paraître, les Belges tendent à être orgueilleux. Non de cet orgueil qui fait pen­ser que l’on est des­ti­né à appor­ter les Lumières au monde, mais d’un orgueil inver­sé. Ils aiment se pen­ser ouverts, accueillants, débon­naires, se croire insi­gni­fiants, habi­tants for­tuits d’un pays issu du hasard des conflits des XVIIIe et XIXe siècles… […]

e-Mois

Aus­si étrange que cela puisse paraître, les Belges tendent à être orgueilleux. Non de cet orgueil qui fait pen­ser que l’on est des­ti­né à appor­ter les Lumières au monde, mais d’un orgueil inver­sé. Ils aiment se pen­ser ouverts, accueillants, débon­naires, se croire insi­gni­fiants, habi­tants for­tuits d’un pays issu du hasard des conflits des XVIIIe et XIXe siècles… Ils appré­cient de rire de leurs puis­sants voi­sins aux poses matamoresques.

Certes, ils sont sou­vent l’objet de moque­ries, mais celles-ci les confortent dans leur convic­tion de leur insi­gni­fiance. Ils sup­portent du reste mal la cri­tique : eux seuls peuvent por­ter atteinte à leur hon­neur et ils ne s’en privent pas. De temps en temps, ils aiment à se per­mettre une bouf­fée de chau­vi­nisme : une vic­toire en quart de finale, deux ten­nis­wo­men au som­met des clas­se­ments, des légendes de la bande des­si­née, quelques peintres sur­réa­listes, l’un ou l’autre chan­teur. Voi­là qui les comble. Et, face à l’ad­ver­si­té, le sen­ti­ment natio­nal s’ar­rête à l’é­mo­tion col­lec­tive, confi­nant le débat public et l’ac­tion poli­tique à un espace étroi­te­ment bor­né par le « bon sens ».

Sur cette socié­té se greffe, en toute logique, un État faible. En Bel­gique, on cultive l’impuissance comme, ailleurs, on rêve au grand homme, avec fer­veur. Ce n’est pas tant que la chose publique belge soit délais­sée. Qui pour­rait affir­mer que la Bel­gique va à vau‑l’eau par com­pa­rai­son avec ses voi­sins ? Sim­ple­ment, depuis tou­jours, la Bel­gique dilue le pou­voir : un Roi qua­si­ment pro­to­co­laire, sept Par­le­ments, autant de gou­ver­ne­ments et des myriades d’organismes satel­lites de l’État gèrent tant bien que mal ce si petit pays. Le scru­tin à la pro­por­tion­nelle est de rigueur à tous les étages, ce qui ajoute à l’o­pa­ci­té de l’é­di­fice hors de nos frontières.

Au centre, une capi­tale mul­tiple (de l’Union euro­péenne, de la Bel­gique, de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles, de la Com­mu­nau­té fla­mande) écla­tée en dix-neuf com­munes, offi­ciel­le­ment bilingue mais effec­ti­ve­ment mul­ti­lingue, bigar­rée, contras­tée, à la fois ségré­guée et intégrée.

Dans cette socié­té qui aime pos­ter des cha­tons sur les réseaux sociaux les soirs d’interventions anti­ter­ro­ristes, rien n’est jamais tout-à-fait sérieux, ni tout-à-fait réel. La Bel­gique ne se ras­sure pas en s’illusionnant sur sa puis­sance mais en se riant de la situation.

C’est sur cette toile de fond que sur­viennent les atten­tats à la bombe du 22 mars. La ten­ta­tion est forte de se deman­der ce qui arrive à cette pauvre petite Bel­gique, si inno­cente, si tolé­rante, si cos­mo­po­lite, à l’identité si peu encom­brante, qui est par­ve­nue à digé­rer mille crises poli­tiques sans en venir aux mains, qui se vou­lait un exemple pour l’Europe. Conster­na­tion : com­ment se peut-il qu’on nous attaque ? Com­ment quelqu’un peut-il nous juger dignes d’un atten­tat ? Pour­quoi haïr des gens aus­si inof­fen­sifs que nous ?

Le risque existe de trop croire en la réa­li­té de l’image que nous aimons don­ner de nous. La situa­tion n’est pour­tant pas si inédite. La Bel­gique aus­si a connu par le pas­sé des vio­lences poli­tiques. Dans les années 1980, le ter­ro­risme d’extrême-gauche des Cel­lules Com­mu­nistes Com­bat­tantes, peu meur­trier mais spec­ta­cu­laire, ou les « Tueurs du Bra­bant » qui ont com­mis des mas­sacres dans des super­mar­chés peuvent paraître loin­tains, mais ils indiquent que notre socié­té aus­si est habi­tée de pul­sions de mort.
Comme tout mythe, la légende dorée de la petite Bel­gique cache bien des misères. Mille haines recuites, un pays et des villes cli­vés, un racisme ram­pant (de moins en moins), la ten­ta­tion du repli, une cer­taine fas­ci­na­tion pour des modèles étran­gers com­plè­te­ment inadé­quats pour la Bel­gique, comme récem­ment celui de la « laï­ci­té à la fran­çaise », des dis­cri­mi­na­tions à la pelle…

Sous les appa­rences de la bon­ho­mie, un rai­dis­se­ment se fait sen­tir depuis vingt à trente ans. Il n’y a sans doute pas de dan­ger de voir s’instaurer aujourd’hui un auto­ri­ta­risme iden­ti­taire chez nous, mais les bou­ti­quiers aus­si peuvent se dur­cir, reje­ter, haïr et faire mon­ter la tension.

À sa manière, voi­ci donc la socié­té belge à la croi­sée des che­mins, ten­tée de se lais­ser aller au cercle vicieux dans lequel elle est sans doute entrée depuis un moment, à sa manière, l’air de ne pas y tou­cher. Bien enten­du, les racines des atten­tats sont mul­tiples et sou­vent loin­taines, mais, pour nous qui ne croyons pas à notre puis­sance, quelle autre action réa­liste s’offre à nous, si ce n’est agir chez nous, soi­gner notre socié­té et la rendre plus résis­tante aux fer­ments de haine ?

Au-delà du pro­blème des réac­tions immé­diates, les évé­ne­ments récents inter­rogent donc fon­da­men­ta­le­ment la Bel­gique. Cela a‑t-il encore un sens de nous voir comme dif­fé­rents, comme un inter­stice entre les grands ? Dans un monde qui se repo­la­rise, faut-il conti­nuer de nous ali­gner doci­le­ment, ne serait-ce que parce que « en face » on ne fait pas de dis­tinc­tions ? Pou­vons-nous espé­rer redy­na­mi­ser, autour de ces enjeux, le pro­jet euro­péen qui nous tint lieu de pro­gramme poli­tique des décen­nies durant ? Devons-nous assu­mer un virage auto­ri­taire et aban­don­ner la ges­tion souple, voire aléa­toire, qui, jusqu’ici, a rela­ti­ve­ment conve­nu à notre cli­mat de gri­saille ? Com­ment, fina­le­ment, pen­ser une réac­tion à un phé­no­mène de cette ampleur sans tra­hir notre manière habi­tuel­le­ment nuan­cée de gérer la chose publique ? Qu’aurions-nous à perdre à cette tra­hi­son ? Com­ment inven­ter un che­min entre notre méfiance ata­vique vis-à-vis du « sys­tème » et la demande de plus d’État ?

Une fois de plus, c’est elle-même que la Bel­gique va devoir cher­cher entre le rêve naïf d’une inno­cence retrou­vée et la ten­ta­tion mor­bide d’emboîter le pas mar­tial de nos puis­sants voi­sins, ceux-là même chez qui, déjà, cer­tains se poussent du col pour faire la leçon aux « petits Belges ». Il va fal­loir nous choi­sir un des­tin propre, chose à laquelle nous sommes si mal­ha­biles. Avec le ter­ro­risme, c’est le poli­tique qui refait irrup­tion au pays du compromis.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.