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Incertitudes européennes

Blog - e-Mois - UE (Union européenne) par Jean-Claude Willame

avril 2014

Tan­dis que l’Europe peine à sor­tir de ses plus graves et très réelles dérives finan­cières, cibles tant appré­ciées des inter­nautes sur les réseaux sociaux, tan­dis que les replis iden­ti­taires s’affirment désor­mais sans com­plexes en France, en Véné­tie, en Écosse, en Cata­logne, en Bel­gique et j’en passe, les évo­lu­tions de ses pour­tours tant à l’Est (crise ukrai­nienne, etc.) […]

e-Mois

Tan­dis que l’Europe peine à sor­tir de ses plus graves et très réelles dérives finan­cières, cibles tant appré­ciées des inter­nautes sur les réseaux sociaux, tan­dis que les replis iden­ti­taires s’affirment désor­mais sans com­plexes en France, en Véné­tie, en Écosse, en Cata­logne, en Bel­gique et j’en passe, les évo­lu­tions de ses pour­tours tant à l’Est (crise ukrai­nienne, etc.) qu’au Sud (révoltes arabes, etc.) se rap­pellent à sa bonne atten­tion. Une façon bien enten­du polie de par­ler, car cette « bonne atten­tion » n’est mal­heu­reu­se­ment le fait que de ceux et de celles qui ont une concep­tion – et des rêves – autre­ment plus poli­tique que celles et ceux qui se disent tou­jours sur la même lon­gueur d’onde que celle des pères de l’Europe.

Il est vrai que cette Europe-là, celle de la Ceca (Com­mu­nau­té euro­péenne du char­bon et de l’acier), avait une dimen­sion très éco­no­mique. Au sor­tir d’une guerre dévas­ta­trice, elle s’est d’abord incar­née dans un objec­tif clé défi­ni en 1951 : celui de « sou­te­nir mas­si­ve­ment les indus­tries euro­péennes du char­bon et de l’acier pour leur per­mettre de se moder­ni­ser, d’optimiser leur pro­duc­tion et de réduire leurs couts, tout en pre­nant en charge l’amélioration des condi­tions de vie de leurs sala­riés et leur reclas­se­ment en cas de licen­cie­ment ». À l’arrière-plan de la pen­sée d’un des « pères fon­da­teurs », Robert Schu­man, il s’agissait de rendre toute guerre « non seule­ment impen­sable, mais aus­si maté­riel­le­ment impossible ».

Dis­soute en 2002, la Ceca a été pro­gres­si­ve­ment rem­pla­cée par une archi­tec­ture poli­tique très hybride qui a pris le nom d’Union euro­péenne, avec ses com­pé­tences « exclu­sives », « par­ta­gées » ou « de coor­di­na­tion », mais des com­pé­tences qui portent tou­jours… sur le champ éco­no­mique qu’il s’agisse d’« union doua­nière », de « concur­rence », de « poli­tique indus­trielle », de « poli­tique moné­taire », etc. Avec certes de temps à autre un rap­pel de l’originalité d’une Europe qui se veut aus­si une terre de démo­cra­tie et de liber­té quand bien même l’idée d’une Europe for­te­resse s’est aus­si impo­sée lorsqu’il s’agissait de trai­ter la pro­blé­ma­tique des migrants qui s’efforçaient d’y accéder.

Des bombes aux votes

Fina­le­ment, l’Europe c’est quoi, en dehors de l’idée de force bru­tale et géno­ci­daire qu’a pu en don­ner le troi­sième Reich ? Des per­son­na­li­tés pres­ti­gieuses ont don­né le la depuis long­temps, par­fois avec beau­coup de roman­tisme. Mais déjà à l’époque, l’Europe s’impose comme enti­té « en soi » pour sor­tir de guerres bru­tales et… entrer dans le « doux com­merce ». On songe ici à Vic­tor Hugo et à son célèbre dis­cours pro­phé­tique de 1849 lors d’un Congrès de la paix. « Un jour vien­dra, cla­mait-il, où les armes vous tom­be­ront des mains, à vous aus­si ! […] Un jour vien­dra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les mar­chés s’ouvrant au com­merce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour vien­dra où les bou­lets et les bombes seront rem­pla­cés par les votes, par le suf­frage uni­ver­sel des peuples, par le véné­rable arbi­trage d’un grand sénat sou­ve­rain qui sera à l’Europe ce que le Par­le­ment est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée légis­la­tive est à la France ! […] Un jour vien­dra où l’on ver­ra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, pla­cés en face l’un de l’autre, se ten­dant la main par-des­sus les mers, échan­geant leurs pro­duits, leur com­merce, leur indus­trie, leurs arts, leurs génies. »

Mais déjà quelque vingt années plus tard, le grand homme va être confron­té aux vio­lences iden­ti­taires de la guerre de 1870 et tonne à l’Assemblée natio­nale contre ces « Prus­siens » qui ont pris à la France l’Alsace et la Lor­raine. « Les Prus­siens inves­tissent la France : ils ne la tiennent pas. Toute main d’étranger qui sai­si­ra ce fer rouge, la France, le lâche­ra. Cela tient à ce que la France est quelque chose de plus qu’un peuple. La Prusse perd sa peine : son effort sau­vage sera un effort inutile. Se figure-t-on quelque chose de pareil à ceci : la sup­pres­sion de l’avenir par le pas­sé ? Eh bien, la sup­pres­sion de la France par la Prusse, c’est le même rêve. Non, la France ne péri­ra pas ! Non, quelle que soit la lâche­té de l’Europe. Non ! Sous tant d’accablement, sous tant de rapines, sous tant de bles­sures, sous tant d’abandons, sous cette guerre scé­lé­rate, sous cette paix épou­van­table, notre pays ne suc­com­be­ra pas ! » En d’autres termes : la France reste d’abord la France. L’Europe, oui, mais ren­dez-nous l’Alsace et la Lorraine !

D’autres célé­bri­tés après lui vont conti­nuer à célé­brer les « États-Unis d’Europe » au len­de­main des grandes catas­trophes de 14 – 18 et de 40 – 45 : Léon Trots­ki en 1923, Aris­tide Briand à l’aube des années 1930, Ste­phan Zweig et Romain Rol­land unis par l’amitié dans l’entre-deux guerres, Wins­ton Chur­chill en 1946…

Du bricolage compliqué

Alors l’Europe, un rêve chaque fois fra­cas­sé ? En par­tant de l’aujourd’hui, on doit pour­tant recon­naitre que quelque chose a pris forme. Une Europe qui a des ins­ti­tu­tions et même une Consti­tu­tion. Mais l’hybridation de ses formes est à la mesure de ses échecs de fond ain­si que l’a révé­lée la der­nière grande crise finan­cière. Il n’est tou­jours pas ques­tion d’« États-Unis d’Europe », loin de là, et la lec­ture de cette Europe d’aujourd’hui reste très peu lisible pour le com­mun des mor­tels qui vont y trou­ver une échap­pa­toire à leurs colères. Un pré­sident et une pré­si­dence « tour­nante », un exé­cu­tif bicé­phale avec une Com­mis­sion qui doit tenir compte des dic­tées d’un Conseil des ministres où règne le cha­cun pour soi, un Par­le­ment, qui a acquis récem­ment plus de pou­voir, mais qui se com­pose de groupes hété­ro­clites, plus « tech­niques » que poli­tiques à voir les diver­gences pro­fondes à l’intérieur de ces groupes, comme au PPE où les amis de Vic­tor Orban et de Sil­vio Ber­lus­co­ni côtoient ceux de Michel Bar­nier. Tout se passe comme si on vou­lait tou­jours et tou­jours com­plé­ter l’Europe « en bri­co­lant des ins­ti­tu­tions de manière à les rendre sans cesse plus com­pli­quées, en ajou­tant à chaque réforme une couche sédi­men­taire qui n’abolit pas la pré­cé­dente », ce qui conduit dans le mur, notait Ber­trand Badie qui ajou­tait si jus­te­ment : « La réa­li­té est que, inter­na­tio­na­le­ment, l’Europe n’est plus cré­dible parce qu’elle n’est ni lisible ni véri­ta­ble­ment prompte à l’intégration, la cris­pa­tion natio­na­liste pas­sant du rôle de contes­ta­tion à celui d’instrument gouvernemental. »

À cette pro­blé­ma­tique de cohé­rence interne, se mêle celle de l’identité euro­péenne face à l’extérieur. En cette matière, l’Europe appa­rait comme peu per­for­mante, c’est le moins que l’on puisse dire. « L’Europe, relève Ber­trand Badie, a fait dan­ge­reu­se­ment l’impasse sur la défi­ni­tion de son rôle et de sa place dans l’espace mon­dial post-bipo­laire. » À consi­dé­rer le champ afri­cain, lié tra­di­tion­nel­le­ment à son héri­tage colo­nial, l’Europe est res­tée très peu visible en tant que telle, les diri­geants afri­cains pré­fé­rant d’ailleurs le plus sou­vent mon­ter des « puis­sances natio­nales » les unes contre les autres afin d’en reti­rer le plus de béné­fices. Les affron­te­ments au Mali et en Cen­tra­frique sont res­tés la chose de la France qui s’est trou­vée en pre­mière ligne, l’Europe ne sou­hai­tant au mieux que venir en sou­tien… non sans ater­moie­ments. En Répu­blique démo­cra­tique du Congo, la longue guerre à l’est du pays a été sous-trai­tée à trois pays d’Afrique aus­trale face à l’absence de proac­ti­vi­té de la part de la Monus­co, l’ancienne puis­sance colo­niale belge se char­geant, avec effi­cience il faut le dire, de la for­ma­tion de trois forces d’intervention rapide congo­laise. Dans les trois pays, les fameux grou­pe­ments tac­tiques (« bat­tle groups ») euro­péens opé­ra­tion­nels depuis le 1er jan­vier 2007 et pou­vant inter­ve­nir sous un man­dat onu­sien dans un délai de cinq à dix jours à 6 000 km de dis­tance n’ont jamais été déployés, le nou­veau concept d’intervention ayant peu de chance de voir effec­ti­ve­ment le jour selon des experts avisés.

L’Europe aux abonnés absents

Plus au nord et dans un voi­si­nage plus immé­diat, la révolte libyenne et la chasse au dic­ta­teur Kadha­fi ont don­né lieu à quatre opé­ra­tions « natio­nales » (« l’Harmattan » pour la France, « Ella­my » pour le Royaume-Uni, « Odys­sey Dawn » pour les États-Unis et « Mobile » pour le Cana­da), avant d’être fina­le­ment pilo­tées… par l’Otan. Pour ce qui regarde la Syrie, où l’on a atteint la barre des 150 000 morts et dépas­sé les 2 mil­lions de réfu­giés et 5 mil­lions de dépla­cés, le calice n’a pas encore été bu jusqu’à la lie : seules, la France et l’Angleterre se mirent expli­ci­te­ment au garde-à-vous dans le cadre d’un man­dat onu­sien ren­du impos­sible par le véto russe, tan­dis qu’on lan­ter­na sur la ques­tion d’une zone d’exclusion aérienne qui aurait pu faire la dif­fé­rence à l’époque. De son côté, l’Europe en tant que telle ne fut même pas aux « abon­nés absents » : invo­quant une solu­tion poli­tique qui ne se maté­ria­lise tou­jours pas, elle reje­ta tout sim­ple­ment toute idée de recours à la force, son ser­vice d’action exté­rieure pré­fé­rant consi­dé­rer comme prio­ri­taire la ques­tion de la pré­sence de plus en plus « mas­sive » (?) de com­bat­tants euro­péens au côté des groupes dji­ha­distes radi­caux en Syrie. Enfin, tou­jours dans la même région, l’Union euro­péenne reste à la marge dans le conflit israé­lo-pales­ti­nien. Per­méables au lob­bying israé­lien, qui ne cache pas son dédain pour la « mal-construc­tion » euro­péenne, les pays de l’UE pré­fèrent ména­ger Israël et les États-Unis qui sont des par­te­naires de poids tant d’un point de vue éco­no­mique qu’en ce qui concerne la sécu­ri­té. Ain­si, l’UE, qui octroie des moyens non négli­geables lorsqu’il s’agit d’aide huma­ni­taire, de com­merce et de coopé­ra­tion avec la Pales­tine, renonce dans les faits à assu­mer un vrai rôle poli­tique dans le pro­ces­sus de paix. Elle n’a d’ailleurs pas eu la moindre ini­tia­tive depuis près d’une décen­nie, la der­nière en date étant la fameuse feuille de route du Quar­tet – com­po­sé des États-Unis, de la Rus­sie, de l’ONU et de l’UE – qui aurait dû abou­tir à un État pales­ti­nien en 2005.

La der­nière « grande alerte » en Ukraine pose la ques­tion de la ges­tion du voi­si­nage le plus immé­diat. Dans ce cas-ci, l’Europe a pris le dos­sier par le mau­vais bout, en fai­sant miroi­ter à ce pays, et à par­tir de 1999, l’idée d’une inté­gra­tion éco­no­mique à l’UE et d’une asso­cia­tion poli­tique avec elle, enten­dant ain­si dépas­ser le stade de la simple coopé­ra­tion bila­té­rale. Cette poli­tique éner­va au plus haut point le voi­sin russe, sur­tout depuis que son prin­ci­pal oli­garque esti­mait avoir acquis un peu plus de moyens pour refon­der un nou­vel empire sovié­tique qui ne dit pas son nom. On paraît oublier la mise en garde que nous rap­pelle si bien Le Nou­vel Obser­va­teur en décembre 2013 : « La prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion des élites oli­gar­chiques au pou­voir à Kiev, ce ne sont ni les inté­rêts de l’UE, ni ceux de la Rus­sie, ni même ceux de leur pays, mais leur pou­voir et leur for­tune per­son­nels. Quel que soit le tour­nis géo­po­li­tique, elles ne perdent jamais la tête. » Rap­pe­lons ici que trois membres du Conseil des ministres de l’UE, quelque peu gênés, n’ont pas hési­té à négo­cier avec celui dont la place Maï­dan vou­lait avant tout le départ et que cette der­nière a fina­le­ment obtenu.

On connait la suite : le grand oli­garque a annexé la Cri­mée, enclen­chant la chaine de sanc­tions et de menaces qui ne sont pas sans divi­ser une Europe mise sous pres­sion par le grand frère amé­ri­cain lequel entend impli­ci­te­ment faire ava­ler un très peu trans­pa­rent trai­té de libre-échange avec les États-Unis en pro­met­tant de com­pen­ser les éven­tuelles pertes en gaz russe par… du gaz de schiste américain.

Donner la priorité au politique

Qu’on nous com­prenne bien. Il n’est évi­dem­ment pas ques­tion de céder aux sirènes popu­listes selon les­quelles il ne faut pas « sor­tir son car­net de chèque » pour un gou­ver­ne­ment « qui n’existe pas » et pour un pays qui n’a de réa­li­té que dans l’« actua­li­té média­tique ». Il ne faut pas non plus tom­ber dans les tra­vers d’une gauche de la gauche qui gonfle le plus pos­sible les méfaits et l’importance des groupes fas­cistes et rus­so­phobes sur la place Maï­dan. Puisqu’un accord d’association a été (un peu vite, il est vrai) signé entre l’Ukraine et l’Union euro­péenne, il importe avant tout de don­ner la prio­ri­té à l’édification d’un État de droit digne de ce nom par rap­port à une (loin­taine) inté­gra­tion éco­no­mique. Ceci signi­fie que le pre­mier moment clé de la tran­si­tion ukrai­nienne sera, non pas les élec­tions au som­met qui risquent bien de peser comme un règle­ment de compte entre oli­garques locaux, mais bien un pro­ces­sus élec­tif com­plet, c’est-à-dire « from the bottom-up ».

Ain­si, pour une fois, l’Europe par­le­ra vrai­ment une langue poli­tique qu’elle a trop sou­vent oubliée ou mise de côté. Elle pour­ra faire de la sorte men­tir l’adage selon lequel cette Europe serait un « géant éco­no­mique » (?), mais un « nain poli­tique ». D’autant plus que ce « géant » ne se mesu­re­ra plus néces­sai­re­ment en termes de crois­sance éco­no­mique : en dépit de dif­fi­cul­tés conjonc­tu­relles aux­quelles ils doivent faire face, d’autres géants ont vu le jour et il fau­dra par­ta­ger avec eux des res­sources rares dans un contexte envi­ron­ne­men­tal de plus en plus incertain.

Certes, la « fin d’un monde » n’est pas néces­sai­re­ment en vue, comme le pré­dit un peu hâti­ve­ment un rap­port récent de la NASA aux tona­li­tés spec­ta­cu­laires. Mais, les pro­chaines décen­nies met­tront tou­te­fois à rude épreuve la démo­cra­tie dont nous nous mon­trons si fiers, mais qui est d’ores et déjà enrayée comme le dit Vincent de Coore­by­ter dont nous relayons en conclu­sion le pro­pos. « Sans pré­tendre pré­dire l’avenir, conclut-il dans un récent essai, il y a fort à parier que nos démo­cra­ties contem­po­raines ne sor­ti­ront pas des blo­cages aux­quels elles sont confron­tées en vou­lant soit pré­ser­ver tous les inté­rêts à la fois, soit appli­quer des recom­man­da­tions d’experts qui s’accordent à ne rien réfor­mer en pro­fon­deur et à deman­der de prendre patience à ceux qui prennent déjà patience. En d’autres termes, il n’y a pas à s’étonner que nos socié­tés fon­dées sur la pros­pé­ri­té, la paix, l’égalité, la liber­té et la com­plexi­té renouent, dans dif­fé­rents pays démo­cra­tiques, avec la rudesse de véri­tables affron­te­ments – poli­tiques ou urbains – qui opposent cer­tains groupes à d’autres groupes. Les condi­tions de vie des gagnants et des per­dants sont trop dif­fé­rentes, et cer­taines angoisses trop vivaces, pour que tous se résolvent à attendre les résul­tats d’une nou­velle déli­bé­ra­tion au sommet. »

Jean-Claude Willame


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