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Incertitudes européennes
Tandis que l’Europe peine à sortir de ses plus graves et très réelles dérives financières, cibles tant appréciées des internautes sur les réseaux sociaux, tandis que les replis identitaires s’affirment désormais sans complexes en France, en Vénétie, en Écosse, en Catalogne, en Belgique et j’en passe, les évolutions de ses pourtours tant à l’Est (crise ukrainienne, etc.) […]
Tandis que l’Europe peine à sortir de ses plus graves et très réelles dérives financières, cibles tant appréciées des internautes sur les réseaux sociaux, tandis que les replis identitaires s’affirment désormais sans complexes en France, en Vénétie, en Écosse, en Catalogne, en Belgique et j’en passe, les évolutions de ses pourtours tant à l’Est (crise ukrainienne, etc.) qu’au Sud (révoltes arabes, etc.) se rappellent à sa bonne attention. Une façon bien entendu polie de parler, car cette « bonne attention » n’est malheureusement le fait que de ceux et de celles qui ont une conception – et des rêves – autrement plus politique que celles et ceux qui se disent toujours sur la même longueur d’onde que celle des pères de l’Europe.
Il est vrai que cette Europe-là, celle de la Ceca (Communauté européenne du charbon et de l’acier), avait une dimension très économique. Au sortir d’une guerre dévastatrice, elle s’est d’abord incarnée dans un objectif clé défini en 1951 : celui de « soutenir massivement les industries européennes du charbon et de l’acier pour leur permettre de se moderniser, d’optimiser leur production et de réduire leurs couts, tout en prenant en charge l’amélioration des conditions de vie de leurs salariés et leur reclassement en cas de licenciement ». À l’arrière-plan de la pensée d’un des « pères fondateurs », Robert Schuman, il s’agissait de rendre toute guerre « non seulement impensable, mais aussi matériellement impossible ».
Dissoute en 2002, la Ceca a été progressivement remplacée par une architecture politique très hybride qui a pris le nom d’Union européenne, avec ses compétences « exclusives », « partagées » ou « de coordination », mais des compétences qui portent toujours… sur le champ économique qu’il s’agisse d’« union douanière », de « concurrence », de « politique industrielle », de « politique monétaire », etc. Avec certes de temps à autre un rappel de l’originalité d’une Europe qui se veut aussi une terre de démocratie et de liberté quand bien même l’idée d’une Europe forteresse s’est aussi imposée lorsqu’il s’agissait de traiter la problématique des migrants qui s’efforçaient d’y accéder.
Des bombes aux votes
Finalement, l’Europe c’est quoi, en dehors de l’idée de force brutale et génocidaire qu’a pu en donner le troisième Reich ? Des personnalités prestigieuses ont donné le la depuis longtemps, parfois avec beaucoup de romantisme. Mais déjà à l’époque, l’Europe s’impose comme entité « en soi » pour sortir de guerres brutales et… entrer dans le « doux commerce ». On songe ici à Victor Hugo et à son célèbre discours prophétique de 1849 lors d’un Congrès de la paix. « Un jour viendra, clamait-il, où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! […] Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le Parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! […] Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies. »
Mais déjà quelque vingt années plus tard, le grand homme va être confronté aux violences identitaires de la guerre de 1870 et tonne à l’Assemblée nationale contre ces « Prussiens » qui ont pris à la France l’Alsace et la Lorraine. « Les Prussiens investissent la France : ils ne la tiennent pas. Toute main d’étranger qui saisira ce fer rouge, la France, le lâchera. Cela tient à ce que la France est quelque chose de plus qu’un peuple. La Prusse perd sa peine : son effort sauvage sera un effort inutile. Se figure-t-on quelque chose de pareil à ceci : la suppression de l’avenir par le passé ? Eh bien, la suppression de la France par la Prusse, c’est le même rêve. Non, la France ne périra pas ! Non, quelle que soit la lâcheté de l’Europe. Non ! Sous tant d’accablement, sous tant de rapines, sous tant de blessures, sous tant d’abandons, sous cette guerre scélérate, sous cette paix épouvantable, notre pays ne succombera pas ! » En d’autres termes : la France reste d’abord la France. L’Europe, oui, mais rendez-nous l’Alsace et la Lorraine !
D’autres célébrités après lui vont continuer à célébrer les « États-Unis d’Europe » au lendemain des grandes catastrophes de 14 – 18 et de 40 – 45 : Léon Trotski en 1923, Aristide Briand à l’aube des années 1930, Stephan Zweig et Romain Rolland unis par l’amitié dans l’entre-deux guerres, Winston Churchill en 1946…
Du bricolage compliqué
Alors l’Europe, un rêve chaque fois fracassé ? En partant de l’aujourd’hui, on doit pourtant reconnaitre que quelque chose a pris forme. Une Europe qui a des institutions et même une Constitution. Mais l’hybridation de ses formes est à la mesure de ses échecs de fond ainsi que l’a révélée la dernière grande crise financière. Il n’est toujours pas question d’« États-Unis d’Europe », loin de là, et la lecture de cette Europe d’aujourd’hui reste très peu lisible pour le commun des mortels qui vont y trouver une échappatoire à leurs colères. Un président et une présidence « tournante », un exécutif bicéphale avec une Commission qui doit tenir compte des dictées d’un Conseil des ministres où règne le chacun pour soi, un Parlement, qui a acquis récemment plus de pouvoir, mais qui se compose de groupes hétéroclites, plus « techniques » que politiques à voir les divergences profondes à l’intérieur de ces groupes, comme au PPE où les amis de Victor Orban et de Silvio Berlusconi côtoient ceux de Michel Barnier. Tout se passe comme si on voulait toujours et toujours compléter l’Europe « en bricolant des institutions de manière à les rendre sans cesse plus compliquées, en ajoutant à chaque réforme une couche sédimentaire qui n’abolit pas la précédente », ce qui conduit dans le mur, notait Bertrand Badie qui ajoutait si justement : « La réalité est que, internationalement, l’Europe n’est plus crédible parce qu’elle n’est ni lisible ni véritablement prompte à l’intégration, la crispation nationaliste passant du rôle de contestation à celui d’instrument gouvernemental. »
À cette problématique de cohérence interne, se mêle celle de l’identité européenne face à l’extérieur. En cette matière, l’Europe apparait comme peu performante, c’est le moins que l’on puisse dire. « L’Europe, relève Bertrand Badie, a fait dangereusement l’impasse sur la définition de son rôle et de sa place dans l’espace mondial post-bipolaire. » À considérer le champ africain, lié traditionnellement à son héritage colonial, l’Europe est restée très peu visible en tant que telle, les dirigeants africains préférant d’ailleurs le plus souvent monter des « puissances nationales » les unes contre les autres afin d’en retirer le plus de bénéfices. Les affrontements au Mali et en Centrafrique sont restés la chose de la France qui s’est trouvée en première ligne, l’Europe ne souhaitant au mieux que venir en soutien… non sans atermoiements. En République démocratique du Congo, la longue guerre à l’est du pays a été sous-traitée à trois pays d’Afrique australe face à l’absence de proactivité de la part de la Monusco, l’ancienne puissance coloniale belge se chargeant, avec efficience il faut le dire, de la formation de trois forces d’intervention rapide congolaise. Dans les trois pays, les fameux groupements tactiques (« battle groups ») européens opérationnels depuis le 1er janvier 2007 et pouvant intervenir sous un mandat onusien dans un délai de cinq à dix jours à 6 000 km de distance n’ont jamais été déployés, le nouveau concept d’intervention ayant peu de chance de voir effectivement le jour selon des experts avisés.
L’Europe aux abonnés absents
Plus au nord et dans un voisinage plus immédiat, la révolte libyenne et la chasse au dictateur Kadhafi ont donné lieu à quatre opérations « nationales » (« l’Harmattan » pour la France, « Ellamy » pour le Royaume-Uni, « Odyssey Dawn » pour les États-Unis et « Mobile » pour le Canada), avant d’être finalement pilotées… par l’Otan. Pour ce qui regarde la Syrie, où l’on a atteint la barre des 150 000 morts et dépassé les 2 millions de réfugiés et 5 millions de déplacés, le calice n’a pas encore été bu jusqu’à la lie : seules, la France et l’Angleterre se mirent explicitement au garde-à-vous dans le cadre d’un mandat onusien rendu impossible par le véto russe, tandis qu’on lanterna sur la question d’une zone d’exclusion aérienne qui aurait pu faire la différence à l’époque. De son côté, l’Europe en tant que telle ne fut même pas aux « abonnés absents » : invoquant une solution politique qui ne se matérialise toujours pas, elle rejeta tout simplement toute idée de recours à la force, son service d’action extérieure préférant considérer comme prioritaire la question de la présence de plus en plus « massive » (?) de combattants européens au côté des groupes djihadistes radicaux en Syrie. Enfin, toujours dans la même région, l’Union européenne reste à la marge dans le conflit israélo-palestinien. Perméables au lobbying israélien, qui ne cache pas son dédain pour la « mal-construction » européenne, les pays de l’UE préfèrent ménager Israël et les États-Unis qui sont des partenaires de poids tant d’un point de vue économique qu’en ce qui concerne la sécurité. Ainsi, l’UE, qui octroie des moyens non négligeables lorsqu’il s’agit d’aide humanitaire, de commerce et de coopération avec la Palestine, renonce dans les faits à assumer un vrai rôle politique dans le processus de paix. Elle n’a d’ailleurs pas eu la moindre initiative depuis près d’une décennie, la dernière en date étant la fameuse feuille de route du Quartet – composé des États-Unis, de la Russie, de l’ONU et de l’UE – qui aurait dû aboutir à un État palestinien en 2005.
La dernière « grande alerte » en Ukraine pose la question de la gestion du voisinage le plus immédiat. Dans ce cas-ci, l’Europe a pris le dossier par le mauvais bout, en faisant miroiter à ce pays, et à partir de 1999, l’idée d’une intégration économique à l’UE et d’une association politique avec elle, entendant ainsi dépasser le stade de la simple coopération bilatérale. Cette politique énerva au plus haut point le voisin russe, surtout depuis que son principal oligarque estimait avoir acquis un peu plus de moyens pour refonder un nouvel empire soviétique qui ne dit pas son nom. On paraît oublier la mise en garde que nous rappelle si bien Le Nouvel Observateur en décembre 2013 : « La principale préoccupation des élites oligarchiques au pouvoir à Kiev, ce ne sont ni les intérêts de l’UE, ni ceux de la Russie, ni même ceux de leur pays, mais leur pouvoir et leur fortune personnels. Quel que soit le tournis géopolitique, elles ne perdent jamais la tête. » Rappelons ici que trois membres du Conseil des ministres de l’UE, quelque peu gênés, n’ont pas hésité à négocier avec celui dont la place Maïdan voulait avant tout le départ et que cette dernière a finalement obtenu.
On connait la suite : le grand oligarque a annexé la Crimée, enclenchant la chaine de sanctions et de menaces qui ne sont pas sans diviser une Europe mise sous pression par le grand frère américain lequel entend implicitement faire avaler un très peu transparent traité de libre-échange avec les États-Unis en promettant de compenser les éventuelles pertes en gaz russe par… du gaz de schiste américain.
Donner la priorité au politique
Qu’on nous comprenne bien. Il n’est évidemment pas question de céder aux sirènes populistes selon lesquelles il ne faut pas « sortir son carnet de chèque » pour un gouvernement « qui n’existe pas » et pour un pays qui n’a de réalité que dans l’« actualité médiatique ». Il ne faut pas non plus tomber dans les travers d’une gauche de la gauche qui gonfle le plus possible les méfaits et l’importance des groupes fascistes et russophobes sur la place Maïdan. Puisqu’un accord d’association a été (un peu vite, il est vrai) signé entre l’Ukraine et l’Union européenne, il importe avant tout de donner la priorité à l’édification d’un État de droit digne de ce nom par rapport à une (lointaine) intégration économique. Ceci signifie que le premier moment clé de la transition ukrainienne sera, non pas les élections au sommet qui risquent bien de peser comme un règlement de compte entre oligarques locaux, mais bien un processus électif complet, c’est-à-dire « from the bottom-up ».
Ainsi, pour une fois, l’Europe parlera vraiment une langue politique qu’elle a trop souvent oubliée ou mise de côté. Elle pourra faire de la sorte mentir l’adage selon lequel cette Europe serait un « géant économique » (?), mais un « nain politique ». D’autant plus que ce « géant » ne se mesurera plus nécessairement en termes de croissance économique : en dépit de difficultés conjoncturelles auxquelles ils doivent faire face, d’autres géants ont vu le jour et il faudra partager avec eux des ressources rares dans un contexte environnemental de plus en plus incertain.
Certes, la « fin d’un monde » n’est pas nécessairement en vue, comme le prédit un peu hâtivement un rapport récent de la NASA aux tonalités spectaculaires. Mais, les prochaines décennies mettront toutefois à rude épreuve la démocratie dont nous nous montrons si fiers, mais qui est d’ores et déjà enrayée comme le dit Vincent de Coorebyter dont nous relayons en conclusion le propos. « Sans prétendre prédire l’avenir, conclut-il dans un récent essai, il y a fort à parier que nos démocraties contemporaines ne sortiront pas des blocages auxquels elles sont confrontées en voulant soit préserver tous les intérêts à la fois, soit appliquer des recommandations d’experts qui s’accordent à ne rien réformer en profondeur et à demander de prendre patience à ceux qui prennent déjà patience. En d’autres termes, il n’y a pas à s’étonner que nos sociétés fondées sur la prospérité, la paix, l’égalité, la liberté et la complexité renouent, dans différents pays démocratiques, avec la rudesse de véritables affrontements – politiques ou urbains – qui opposent certains groupes à d’autres groupes. Les conditions de vie des gagnants et des perdants sont trop différentes, et certaines angoisses trop vivaces, pour que tous se résolvent à attendre les résultats d’une nouvelle délibération au sommet. »