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Il y a le feu aux Lumières

Blog - e-Mois - France Islam islamophobie par Corinne Torrekens

octobre 2020

L’hor­rible assas­si­nat de Samuel Paty a induit une série de dis­cours et pro­po­si­tions poli­tiques en France. Com­ment les ana­ly­ser, quelles sont leurs consé­quences poten­tielles ? En par­ti­cu­lier, la pro­po­si­tion de dis­so­lu­tion de cer­taines struc­tures asso­cia­tives musul­manes est-elle une piste effi­cace pour évi­ter de tels meurtres ?

e-Mois

Dans un article publié le 20 octobre der­nier sur Slate, plu­sieurs cher­cheurs fran­çais — dont cer­tains signent un ouvrage ana­ly­sant les réac­tions poli­tiques et l’évolution de l’opinion publique à la suite des atten­tats — rap­pe­laient que chaque acte de ter­reur appelle des réponses poli­tiques fortes et rapides plu­tôt que des ana­lyses posées ou des débats contra­dic­toires1. Selon eux, c’est la manière dont les élites poli­tiques, au sens large, construisent leur mise en récit des atten­tats qui va déclen­cher ou non une dyna­mique auto­ri­taire au sein de l’o­pi­nion. Ils tirent cette affir­ma­tion des résul­tats d’une suc­ces­sion d’études mesu­rant l’évolution de la tolé­rance de l’opinion publique envers les mino­ri­tés qui démontrent qu’entre 2015 et 2018, les pré­ju­gés de la popu­la­tion envers les musul­mans ne se sont pas accrus. Selon les cher­cheurs, pen­dant cette période, ce serait « le dis­cours des pou­voirs publics et d’une majo­ri­té des figures publiques et asso­cia­tives sur l’u­ni­té, le refus de l’a­mal­game et les valeurs répu­bli­caines qui auraient per­mis de mobi­li­ser l’o­pi­nion sur la néces­si­té de répondre aux attaques sans pour autant qu’elle ne se tourne vers des boucs émis­saires »2.

Deux ans plus tard, la stra­té­gie de divi­sion adop­tée par le pou­voir poli­tique fran­çais, et sin­gu­liè­re­ment par son ministre de l’Intérieur en réac­tion à l’horrible assas­si­nat de Samuel Paty par un jeune radi­ca­li­sé, ne s’accommode d’aucune des conclu­sions des auteurs de « Face aux atten­tats ». La réac­tion « épi­der­mique » des auto­ri­tés fran­çaises risque même d’enterrer ce qu’il reste de cohé­sion sociale alors que celle-ci est déjà fra­gi­li­sée par la crise éco­no­mique, sociale et sani­taire. Deux jours après le meurtre de Samuel Paty, Gérald Dar­ma­nin pro­pose la dis­so­lu­tion de plu­sieurs struc­tures asso­cia­tives musul­manes dont le Col­lec­tif contre l’islamophobie en France (CCIF), accu­sé d’être un enne­mi de la Répu­blique, laquelle ne peut se com­pro­mettre avec l’islamisme radi­cal. Des figures média­tiques comme la porte-parole du mou­ve­ment En Marche, Aurore Ber­gé, et l’ex-jour­na­liste de Char­lie Heb­do, Zineb El Rha­zoui, vont affir­mer que le CCIF a par­ti­ci­pé à la cabale orches­trée sur les réseaux sociaux par le père de l’une des élèves de Samuel Paty et un pré­di­ca­teur ouver­te­ment anti­sé­mite car il est cité dans leurs vidéos3. Or, un article pous­sé de Libé­ra­tion montre qu’en « s’aidant des outils de veille des réseaux sociaux Crowd­tangle et Buzz­su­mo, et en véri­fiant les archives de plu­sieurs comptes Twit­ter, Libé­ra­tion n’a pas pu trou­ver de mes­sages pos­tés par le CCIF évo­quant la cari­ca­ture mon­trée par Samuel Paty à ses élèves »4. Toutes les sources consul­tées semblent conver­ger sur ce point : aucun élé­ment ne semble pou­voir rat­ta­cher le CCIF au meurtre de Samuel Paty. Gérald Dar­ma­nin devra d’ailleurs rétro­pé­da­ler en ce sens et affir­me­ra que ces opé­ra­tions de dis­so­lu­tion et de per­qui­si­tion ne ciblent pas des indi­vi­dus en lien avec l’en­quête, mais visent à faire pas­ser un mes­sage fort à l’opinion publique5.

De quoi est-il ques­tion alors ? De régler son compte à une asso­cia­tion musul­mane qui dérange pour les com­bats qu’elle mène (bur­khi­ni, fou­lard, etc.), notam­ment dans la sphère juri­dique, et de mettre un point final à une décen­nie de polé­miques sur une ques­tion sen­sible : celle de l’islamophobie. Gérald Dar­ma­nin reproche, en effet, au CCIF de condam­ner l’islamophobie d’État6, recon­nais­sant donc au pas­sage impli­ci­te­ment qu’elle existe… Car c’est un véri­table glis­se­ment de sens qui s’est opé­ré depuis quelques années et qui trouve son abou­tis­se­ment dans les décla­ra­tions de Dar­ma­nin : l’islamophobie serait la façade propre et polie avan­cée par les isla­mistes pour empê­cher toute cri­tique de l’islam. Dans leurs ouvrages res­pec­tifs, les poli­to­logues Ber­nard Rou­gier7 et Hugo Miche­ron8 affirment tous deux que le CCIF appar­tient à la mou­vance des Frères musul­mans. Or, ils n’apportent aucune démons­tra­tion empi­rique à leur affir­ma­tion qui consti­tue une antienne du débat public sur l’insertion de l’islam en Europe par­ti­ci­pant à son pour­ris­se­ment et à une atmo­sphère de méfiance et de sus­pi­cion géné­ra­li­sée. Pour­quoi est-ce grave me direz-vous ? Parce que ce qui dif­fé­ren­cie la place des cher­cheurs en sciences sociales dans le débat public et leur cré­di­bi­li­té face aux com­men­ta­teurs, c’est jus­te­ment leur « den­si­té empi­rique, attes­tée par la qua­li­té et la quan­ti­té des infor­ma­tions four­nies »9. Négli­ger les règles métho­do­lo­giques les plus élé­men­taires des sciences sociales dans le cadre d’un débat public extrê­me­ment pola­ri­sé empêche d’appréhender l’insertion de l’islam en Europe comme un fait social comme un autre, sou­mis à l’examen empi­rique, et donne un ver­nis scien­ti­fique à l’explication par le sens caché . Celle-ci était déjà dénon­cée, il y a vingt-cinq ans, par Jean-Pierre Oli­vier de Sar­dan, auteur de réfé­rence sur les méthodes scien­ti­fiques qua­li­ta­tives : « le prin­cipe du “sens caché”, invé­ri­fiable de quelque façon que ce soit et que l’on sort de son cha­peau pour rendre compte d’une situa­tion sociale, a beau­coup d’a­ma­teurs, et non des moindres. Par défi­ni­tion, en quelque sorte, on se libère de toute plau­si­bi­li­té empi­ri­que­ment fon­dée […] puisque qu’au­cune pro­cé­dure obser­va­tion­nelle ne peut non plus confir­mer ou infir­mer l’hy­po­thèse 10. Or, qua­li­fier un acteur asso­cia­tif musul­man d’islamiste, en rai­son de ses prises de posi­tion, de l’origine de ses membres et non en rai­son d’éléments empi­riques véri­fiables a pour effet de le dis­qua­li­fier dans l’arène publique et de dépo­li­ti­ser son action. La lutte contre l’is­la­mo­pho­bie ne serait donc pas un champ d’action et d’engagement poli­tique légi­time puis­qu’elle serait pilo­tée, en secret, par des isla­mistes. Dès lors, sous cou­vert de dénon­cia­tion de la radi­ca­li­sa­tion et de lutte contre l’islam radi­cal, ce à quoi on assiste est une véri­table cri­mi­na­li­sa­tion de l’activisme d’une par­tie des citoyens fran­çais de confes­sion musul­mane les ren­voyant à l’injonction de dis­cré­tion déjà faite à la pre­mière géné­ra­tion : vous êtes là, mais nous pré­fé­rons ne pas vous voir et sur­tout ne pas vous entendre. Car, si l’on peut être en désac­cord avec les dis­cours et les stra­té­gies du CCIF, il faut bien lui recon­naître qu’il uti­lise les moyens d’actions poli­tiques conven­tion­nels qui sont à sa dis­po­si­tion, que sont notam­ment le droit et l’interpellation poli­tique via, par exemple, des cam­pagnes de com­mu­ni­ca­tion. Il est en cela donc à l’opposé du pro­jet poli­tique des jiha­distes. Et si la dis­so­lu­tion du CCIF se confirme, il est pro­bable que les consé­quences en soient désas­treuses auprès d’une par­tie des com­mu­nau­tés musul­manes. En effet, l’action du gou­ver­ne­ment fran­çais ne ferait que don­ner rai­son à des pans entiers de la pro­pa­gande jiha­diste qui ins­tru­men­ta­lise le sen­ti­ment de per­sé­cu­tion et qui dis­qua­li­fie les asso­cia­tions et les par­tis poli­tiques jugés inef­fi­caces, mais sur­tout consi­dé­rés comme autant de struc­tures com­plai­santes à l’égard de socié­tés « impies », le tout au pro­fit d’un appel à l’en­ga­ge­ment violent.

À ce titre, les termes de « guerre sainte », « croi­sade » et « fat­wa » uti­li­sés par nombre de com­men­ta­teurs depuis plu­sieurs jours, non seule­ment ne cor­res­pondent pas aux faits, mais sur­tout ne font que répandre cer­tains concepts cen­traux de la pro­pa­gande jiha­diste, dont l’avatar le plus récent fut Daech, et d’une cer­taine manière les légitiment.

  1. Gérôme Truc, Lau­rie Bous­sa­guet, Flo­rence Fau­cher et Vincent Tiberj, « Le dis­cours des pou­voirs publics déter­mine nos réac­tions aux atten­tats », Slate, 20 octobre 2020.
  2. Ibid.
  3. « https://lahorde.samizdat.net/2020/10/20/a‑propos-dabdelhakim-sefrioui-et-du-collectif-cheikh-yassine/?fbclid=IwAR07fU94cor_GVf2kNy99T0tSqT94uC43drw8sIGURINtf3sCJKhVo30bwU”>À pro­pos d’Abdelhakim Sefrioui et du col­lec­tif Cheikh Yas­sine », La Horde, 20 octobre 2020. 
  4. « Le Col­lec­tif contre l’is­la­mo­pho­bie se défend de toute impli­ca­tion dans la cam­pagne contre Samuel Paty », Libé­ra­tion, 19 octobre 2020.
  5. « Après l’at­ten­tat de Conflans, Dar­ma­nin sou­haite dis­soudre le CCIF et Bara­ka­Ci­ty », Marianne, 19 octobre 2020.
  6. « Sépa­ra­tisme : ce qu’il faut savoir sur le contro­ver­sé CCIF que veut dis­soudre Dar­ma­nin », L’Express, 19 octobre 2020.
  7. Rou­gier B., Les ter­ri­toires conquis de l’islamisme, PUF, 2020.
  8. Miche­ron H., Le jiha­disme fran­çais, Gal­li­mard, 2020.
  9. Sur­el Y., La science poli­tique et ses méthodes, Armand Colin, 2015, p. 18.
  10. Oli­vier de Sar­dan J.-P., La rigueur du qua­li­ta­tif. Les contraintes empi­riques de l’interprétation socio-anthro­po­lo­gique, Lou­vain-la-Neuve, Academia/Bruylant, 2008, p. 285 – 286.

Corinne Torrekens


Auteur

Corinne Torrekens est professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur la question de l’insertion de l’islam en Europe avec un point d’attention tout particulier pour la Belgique. Auteure d’une thèse de doctorat portant sur la visibilité de l’islam à Bruxelles, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur l’islam, les politiques d’intégration et la diversité ainsi que de nombreux articles scientifiques et de vulgarisation à partir des nombreux terrains de recherche qu’elle a menés. Elle a également participé à de nombreux congrès et colloques internationaux en tant que conférencière. Elle est également formatrice et est souvent amenée à fournir des conseils auprès d’institutions publiques et privées et a donné de nombreuses interviews qui éclairent l’actualité relative à ses domaines de compétence. Elle a récemment publié l’ouvrage Islams de Belgique aux Éditions de l’Université de Bruxelles (2020).