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Greta et les antonomases

Blog - Chronique de l’Irrégulière - climat discours Langue par Laurence Rosier

septembre 2019

Certes mon titre sonne un peu comme Jason et les argo­nautes, mais Gre­ta ne cherche ni un trône ni la toi­son d’or. Dans l’intense pro­duc­tion dis­cur­sive à laquelle sa per­son­na­li­té et ses inter­ven­tions donnent lieu depuis quelques mois, j’ai choi­si de rete­nir une figure de style abon­dam­ment uti­li­sée et déjà abor­dée dans une chro­nique pré­cé­dente (consa­crée […]

Chronique de l’Irrégulière

Certes mon titre sonne un peu comme Jason et les argo­nautes, mais Gre­ta ne cherche ni un trône ni la toi­son d’or.

Dans l’intense pro­duc­tion dis­cur­sive à laquelle sa per­son­na­li­té et ses inter­ven­tions donnent lieu depuis quelques mois, j’ai choi­si de rete­nir une figure de style abon­dam­ment uti­li­sée et déjà abor­dée dans une chro­nique pré­cé­dente (consa­crée à Macron-Jupi­ter), mais qui se renou­velle sans cesse dans le dis­cours média­tique : l’antonomase et, y atte­nant, les péri­phrases ser­vant à dési­gner la jeune mili­tante écologiste. 

« Bus­ter Kea­ton », « fée clo­chette », « Fifi Brin­da­cier », « Marie Popins », « Won­der Gre­ta », « Verte Anti­gone », « Mafal­da », « Jeanne d’Arc », « Notre Dame du cli­mat », « gou­rou apo­ca­lyp­tique », « pro­phète dis­count », « mer­deuse pubère », « Sainte Gre­ta de l’Apocalypse calo­ri­fique»…, l’inventivité est de mise, dans l’empathie ou l’agressivité. Je poin­te­rai ici la figure la plus pro­duc­tive et la plus para­doxale dans son emploi car uti­li­sée à la fois par les défenseur.e.s et les détracteur.trice.s : c’est la figure de Jeanne d’Arc, la vierge guerrière. 

De l’ignorance au bûcher

L’adjectif « guer­rier » est deve­nu com­mun pour dési­gner les acti­vistes éco­lo­gistes. La com­pa­rai­son avec Jeanne d’Arc la guer­rière est pro­li­fique dans le cas de Gre­ta, de façon posi­tive… ou non : « Gre­ta Thun­berg, Jeanne d’Arc de notre guerre cli­ma­tique », « Gre­ta Thun­berg et Jeanne d’Arc », « Gre­ta Thun­berg : espoir d’une géné­ra­tion ou Jeanne d’Arc du cli­mat ? », « Jérôme Fou­quer : Gre­ta Thun­berg est une sorte de Jeanne d’Arc et de Ber­na­dette Sou­bi­rous », « Le cré­ti­nisme pol­lue aus­si : Mieux que Jeanne d’Arc : Gre­ta Thun­berg voit le CO² à l’œil nu »!, « Marc Did­den : Gre­ta Thun­berg is een Jeanne D’Arc zon­der har­nas », « Sainte Gre­ta près du bûcher comme Jeanne d’Arc », « Une Jeanne d’Arc pour temps de grands effon­dre­ments ».

L’image d’une jeune fille vêtue d’une armure et gui­dant ses sol­dats n’est évi­dem­ment pas si ano­dine et dépasse la simple ana­lo­gie rou­ti­nière. Outre que la figure de Jeanne ait été cap­tée depuis long­temps par les par­tis d’extrême droite et que l’emploi néga­tif de l’image insiste sur la dimen­sion « habi­tée » de la ber­gère (d’où le rap­pro­che­ment éga­le­ment fait de Gre­ta avec Ber­na­dette Sou­bi­rou, pour que la mili­tante éco­lo­giste soit pré­sen­tée comme fana­tique), quel est le rôle de cette antonomase ? 

Gre­ta est raillée par une cer­taine intel­li­gent­sia qui, gros­so modo, lui dénie tout savoir scien­ti­fique et l’enjoint de retour­ner à l’école. Dans le Jeanne d’Arc de Jules Miche­let paru en 1925, qui oscille entre faits his­to­riques et légende édi­fiante, l’historien décrit ain­si la jeune héroïne : « sa sublime igno­rance […] qui fit taire toute science en sa der­nière épreuve » (p. 43), pour avan­cer ensuite : « le nœud que les poli­tiques et les incré­dules ne pou­vaient délier, elle le tran­cha » (p. 47) et de pour­suivre encore : « c’était, nous l’avons dit, la sin­gu­lière ori­gi­na­li­té de cette fille, le bon sens dans l’exaltation » (p. 91). Il est assez amu­sant de voir à tra­vers la faconde de Miche­let, l’image super­po­sée de Gre­ta, comme une sorte de Jeanne contem­po­raine, bra­vant les grands de ce monde. 

Par ailleurs, l’image dra­ma­tique du bûcher et l’injonction à brû­ler Gre­ta ont aus­si cir­cu­lé. Certes, dans l’extrait de Media­part, le terme bûcher est réser­vé à la des­crip­tion de la future catas­trophe éco­lo­gique : « pour échap­per au sup­plice de ce bûcher pla­né­taire ». Sur une page FB publique, on trouve tou­te­fois un pho­to­mon­tage qui montre la jeune fille avec, en arrière-plan, une image d’un défi­lé de membres de la Jeu­nesse hit­lé­rienne, et un autre qui rap­pelle le régime com­mu­niste sovié­tique avec le slo­gan « la fana­ti­sa­tion des mineurs est la marque des tota­li­taires ». Dans les com­men­taires figurent notam­ment des appels à la haine sous forme de l’injonction : « Brû­lez la!»… Telle Jeanne.

Greta et Jeanne d’Arc : le corps de la guerrière

Michel Onfray est inter­ve­nu dans un texte, « Gre­ta la science », qui a, à juste titre, cau­sé un grand nombres de réac­tions indi­gnées. Il n’y est pas fait men­tion de notre anto­no­mase, même si la men­tion d’un « trou­peau de mou­tons » pour dési­gner les jeunes manifestant.e.s pour le cli­mat pour­rait d’un coup incons­cient ren­voyer à la jeune ber­gère de Domrémy.

Le titre même de son billet peut sur­prendre, puisqu’il s’agit d’une anto­no­mase, encore, mais détour­née : « Gre­ta la science » ren­voie au mili­tant anar­chiste de la Bande à Bon­not, guillo­ti­né à 23 ans, Ray­mond Cal­le­min, sur­nom­mé Ray­mond la science. Fou de lec­ture (d’où le sur­nom,) il pra­ti­quait aus­si une « une forme d’as­cèse liber­taire (pas de vin, de café, de sel, de viande ou de tabac)»1. Mais le texte d’On­fray ne semble pas creu­ser cet inté­res­sant et inédit rap­pro­che­ment, seule l’ironie quant à la sup­po­sée science de Gre­ta sera gardée. 

La façon dont le corps de Gre­ta est l’objet obses­sion­nel d’On­fray évoque par contre tout à fait l’obsession simi­laire que subit, lors de son pro­cès, Jeanne d’Arc. Elle a repré­sen­té un fan­tasme viril à par­tir d’un double ques­tion­ne­ment : était-elle femme ou homme ? Si elle était femme, était-elle pucelle ? 

Hor­tense Dufour, dans la bio­gra­phie qu’elle a consa­cré à Jeanne2, insiste : « Il n’existe aucune héroïne de l’histoire de France dont on par­la et exa­mi­na autant le sexe […] Née fille, son sexe est sans cesse le tru­blion, le malaise ». Et de pour­suivre : « Jeanne, ce corps intact, à peine de chair. Pétri d’une force énig­ma­tique. Autre ».

L’altérité de Gre­ta, que certain.e.s ont au début assi­mi­lé à la tri­so­mie [« Mais pour­quoi ont-ils choi­si une mal­heu­reuse enfant atteinte de tri­so­mie pour faire pas­ser leurs mes­sages (qu’ils soient vrai ou faux)? Est-ce pour atten­drir davan­tage la masse popu­laire ? »3 ] ou à des han­di­caps plus larges trans­mis géné­ti­que­ment (« Le visage de cette gamine pré­sente, et pré­sen­te­ra toute sa vie, les carac­té­ris­tiques du syn­drome d’al­coo­li­sa­tion fœtale trans­mis par sa mère alcoo­lique quand elle était enceinte »4) se situe dans un autisme lui-même insup­por­table phy­si­que­ment pour cer­tains, comme Pas­cal Bru­ck­ner : « Outre son Asper­ger qu’elle affiche comme un titre de noblesse, son visage ter­ri­ble­ment angois­sant ».

Mais cette alté­ri­té se situe, pour Onfray, dans le corps, inac­ces­sible, de la jeune guer­rière du cli­mat. Après avoir moqué le fait quelle ne boit cer­tai­ne­ment que de l’eau (ce qui à 16 ans est plu­tôt une bonne chose), il n’a de cesse de men­tion­ner ce corps qu’il désexua­lise et sexua­lise : il la com­pare ain­si à une pou­pée en sili­cone… Il suf­fit de taper ces mots-clés sur le net pour arri­ver immé­dia­te­ment sur des sites de… sex dolls. Ain­si, si Gre­ta était une pou­pée sexuelle, elle serait immé­dia­te­ment (moyen­nant finances) acces­sible… Mais Gre­ta à 16 ans reste sexuel­le­ment hors de por­tée : « Elle a le visage, l’âge, le sexe et le corps d’un cyborg du troi­sième mil­lé­naire : son enve­loppe est neutre […] Que dit ce corps qui est un anti­corps, cette chair qui n’a pas de matière .» 

Plus encore et plus avant dans son texte… retour de la sexua­li­sa­tion, puisqu’il la nomme « maî­tresse » : on connait les conno­ta­tions sexuelles du terme en fran­çais, régu­liè­re­ment ren­voyé à sa gri­voi­se­rie. Mais là, une nou­velle fois, chou blanc… puisque Onfray doit l’admettre : « c’est une jeune fille au corps neutre ». Que signi­fie ce « neutre » ? Non acces­sible au désir mas­cu­lin ? Comme un écho au ques­tion­ne­ment infi­ni sur le sexe de Jeanne, sur sa vir­gi­ni­té… sa pure­té effrayante, où « sur­vit une vieille mémoire du rapt, de la forêt toute proche, de la bête femelle à soumettre ».

Greta guerrière de son temps…

Au mois de juillet, à la suite du texte d’On­fray, Gre­ta lui a lan­cé un défi : un com­bat MMA (mixed mar­tial arts) pour lui défon­cer sa « sale gueule ». Onfray a publié une pho­to de lui en plein entrai­ne­ment et twit­té « même pas peur ». Il se la joue Rocky ? Fifi Brin­da­cier est prête… 

(Mais cette anto­no­mase est une autre his­toire et cette infor­ma­tion… une paro­die).

  1. Fré­dé­ric Lavi­gnette, La Bande à Bon­not à tra­vers la presse de l’é­poque, Lyon, Fage Edi­tion, 2008, cité dans la notice Wiki­pé­dia consa­crée à Ray­mond La Science.
  2. Hor­tense Dufour, Jeanne d’Arc, la chan­son et le geste, Paris, Flam­ma­rion, 2012
  3. Com­men­taire lu sur Facebook
  4. Com­men­taire lu sur Facebook.

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.