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Grèce : valoriser le capital humain, une solution ancrée dans la praxis

Blog - Anathème - capitalisme Europe Grèce privatisation UE (Union européenne) par John Common Jr.

juillet 2015

Une fois n’est pas cou­tume, j’ai le plai­sir d’ac­cueillir un de mes amis sur mon blog. Voi­ci donc un texte de John Com­mon Jr, doc­teur en socio­lo­gie. Auteur d’une foule d’ar­ticles à haut impact fac­tor, il a don­né de nom­breux cours en tant que pro­fes­seur invi­té dans les plus grandes uni­ver­si­tés glo­bales. Ses recherches portent essen­tiel­le­ment sur les méthodes de socio­lo­gie éco­no­mique quan­ti­ta­tive, la socio­mé­tro­lo­gie et la psy­cho­so­cio­lo­gie numé­rique. Excu­sez du peu.

Ana­thème

Anathème

Le cas grec n’a pas fini de défrayer la chro­nique. Cer­taines belles âmes dénoncent le « défi­cit de démo­cra­tie » qui aurait ame­né à la situa­tion actuelle, d’autres condamnent avec viru­lence « le néo­li­bé­ra­lisme » des ins­ti­tu­tions euro­péennes. Il y en a même – quelques néo-mar­xistes éga­rés, ins­pi­rés par Haber­mas et l’école de Franc­fort ou pire encore, héri­tiers incons­cients d’Althusser – pour sug­gé­rer que le trai­te­ment réser­vé à la Grèce s’inscrirait dans une « idéo­lo­gie technocratique ». 

Le rôle d’un socio­logue, face à tant de grands dis­cours, est d’ancrer son ana­lyse dans une étude pro­pre­ment praxéo­lo­gique. Il s’agit fina­le­ment de renouer avec les recom­man­da­tions fon­da­men­tales de la dis­ci­pline, qui nous indiquent – à l’instar des leçons de Max Weber – qu’il nous faut renon­cer à pro­fes­ser nos opi­nions depuis notre chaire : notre objec­tif est de faire Science et donc, de nous arra­cher à notre propre point de vue pour mieux le neu­tra­li­ser. S’il est une chose que l’on doit rete­nir de la rup­ture bache­lar­dienne, c’est pré­ci­sé­ment la néces­si­té de tuer l’opinion, source de confu­sion dans l’approche pro­pre­ment scien­ti­fique de la réa­li­té. Nous pou­vons dès lors pas­ser outre ces consul­ta­tions popu­laires et autres tech­niques poli­ti­ciennes de mise en ordre des acteurs, pour inter­ro­ger les sens pro­fond de l’évolution de l’économie grecque, en consi­dé­rant les pra­tiques en action (la praxis) des Grecs.

En la matière, il faut se rendre à l’évidence qu’une étude empi­rique per­met immé­dia­te­ment d’établir : le Grec a ten­dance à consom­mer de l’huile d’olive, beau­coup d’huile d’olive. Ain­si, en recou­pant les don­nées d’Eurostat et de l’International Olive Coun­cil, on apprend que la Grèce se situe en tête des pays euro­péens en termes de consom­ma­tion « per capi­ta » de cette huile végé­tale (plus de 20 kg par habi­tant par an, contre 17 en Ita­lie par exemple). Or, on sait que la cui­sine à l’huile d’olive a un effet très concret sur la san­té : elle réduit sen­si­ble­ment le taux de cho­les­té­rol1, elle contri­bue à la pré­ven­tion d’Alzheimer, elle dimi­nue le risque de dépres­sion2. Nous voi­là confron­tés à un élé­ment-clé qui, jusqu’à pré­sent, n’a pas été suf­fi­sam­ment exa­mi­né : les Grecs, s’ils sont inca­pables de prendre soin de leur capi­tal finan­cier, n’en sont pas moins – sans doute par habi­tude incons­ciente ou pour évo­quer la psy­cho­lo­gie sociale héri­tée de Jean-Claude Abric, parce que leurs repré­sen­ta­tions sociales sont pro­fon­dé­ment mar­quées par un rap­port spé­ci­fique à l’olivier, l’olive et son huile – capables d’entretenir pré­cieu­se­ment leur capi­tal humain. 

Nous n’avons pas assez tiré les conclu­sions des tra­vaux de Gary Stan­ley Becker et de Theo­dore Schultz, pour­tant tous les deux Nobels d’économie. Or ceux-ci ont intro­duit dans leurs recherches sur le poten­tiel de crois­sance des États et des firmes les pre­mières ana­lyses, depuis reprises dans les théo­ries de la crois­sance endo­gène, des fac­teurs liés aux indi­vi­dus et au bon entre­tien du capi­tal humain. Cette notion de « capi­tal humain » est trop sou­vent réduite à la ques­tion édu­ca­tive – l’augmentation du niveau moyen de qua­li­fi­ca­tion amé­lio­rant, comme on le sait, le capi­tal humain, avec la limite bien connue de la satu­ra­tion liée à l’inadéquation de cer­tains diplômes avec les besoins du mar­ché du tra­vail –, or il est évident que la san­té aus­si fait par­tie du capi­tal humain au sens plein du terme3. Le stock de capi­tal humain grec est donc d’un inté­rêt tout par­ti­cu­lier dans une pers­pec­tive de valo­ri­sa­tion, car il est par­ti­cu­liè­re­ment bien entre­te­nu, grâce au régime médi­ter­ra­néen. Lorsqu’on entend cer­tains esprits cha­grins évo­quer la pos­si­bi­li­té que 50 mil­lions d’euros d’actifs soit beau­coup plus que ce dont la Grèce dis­pose dans le sec­teur public, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’ils oublient la dimen­sion humaine. Réin­tro­dui­sons donc l’humain au centre de l’économie – répon­dant par-là aux détrac­teurs des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales – et sug­gé­rons que l’on valo­rise le capi­tal humain grec par sa privatisation.

On a sou­vent rap­pe­lé, ces der­niers temps, que la « démo­cra­tie » est une inven­tion grecque. Mais sur quoi repo­sait cette démo­cra­tie athé­nienne tant van­tée ? Sur l’exploitation opti­male du capi­tal humain local et d’importation par les plus habiles des déci­deurs. Il s’agit même une grande tra­di­tion grecque, mani­fes­te­ment per­due depuis lors. Il faut donc en reve­nir aux racines de la démo­cra­tie hel­lé­nique – une forme, osons le terme, de Renais­sance – en n’hésitant pas à faire tom­ber quelques tabous. Car fina­le­ment, qui ne peut don­ner rai­son au ministre Schaüble lorsqu’il rap­pelle que les démo­cra­ties contem­po­raines sont source d’inertie dans les réformes ? Ce constat est rejoint par d’éminents poli­to­logues de tous bords, depuis les « par­ti­ci­pa­tion­nistes » (Van Rey­brouck, Van Pari­js) jusqu’aux par­ti­sans du gou­ver­ne­ment des experts (qui doivent beau­coup à l’héritage du Groupe X‑Crise, qui a tel­le­ment fait pour la recons­truc­tion de la France). Le pro­blème de la démo­cra­tie contem­po­raine tient jus­te­ment à ce que l’on a oublié le fon­da­men­tal démo­cra­tique que les Grecs ne connais­saient que trop bien – voyez la Répu­blique de Pla­ton : la spé­cia­li­sa­tion des fonc­tions ou, pour évo­quer Louis Blanc, de cha­cun selon ses com­pé­tences, à cha­cun selon ses com­pé­tences. En posant un prin­cipe d’égalité de tous, en oubliant la néces­saire dis­tinc­tion entre les niveaux de com­pé­tences et d’habileté, on en arrive à la médio­cri­té comme seul horizon. 

Nous dis­po­sons déjà de nom­breux outils per­met­tant de mettre en œuvre une exploi­ta­tion opti­male du capi­tal humain, comme le cadre euro­péen de cer­ti­fi­ca­tions, appli­cable à la for­ma­tion et à l’éducation et mesu­rant adé­qua­te­ment les per­for­mances indi­vi­duelles (habi­le­té à l’apprentissage, habi­le­té au tra­vail). En lui ajou­tant une colonne « niveau de san­té », inté­grable aisé­ment au CV « Euro­pass », on pour­rait consti­tuer une fiche d’identité indi­vi­duelle dyna­mique (actua­li­sable en fonc­tion de l’évolution de l’individu et de ses poten­tia­li­tés) par­fai­te­ment adap­tée pour un usage sta­tis­tique à large échelle. On pour­rait alors ima­gi­ner la situa­tion sui­vante : Sie­mens a besoin de main‑d’œuvre pour net­toyer ses locaux alle­mands ? La Grèce trouve dans son stock de capi­tal humain les tech­ni­ciens de pre­mière qua­li­té répon­dant par­fai­te­ment aux besoins de la firme et cède à Sie­mens cette part spé­ci­fique du stock. En échange, Sie­mens verse au fonds de valo­ri­sa­tion des actifs de l’État grec un mon­tant lié à la quan­ti­té de stock et à son niveau de qua­li­té. Notons que dans un sou­ci de res­pect pro­fond pour les ins­tances démo­cra­tiques grecques, on peut évi­dem­ment sug­gé­rer que les parts de meilleure qua­li­té (cor­res­pon­dant aux per­sonnes les plus com­pé­tentes et en meilleure san­té) puissent être celles que la Grèce se réserve à des fins d’exercice de la puis­sance éta­tique, au sein de sa police, de son gou­ver­ne­ment, de ses tri­bu­naux, voire de ses parlements. 

Il serait éga­le­ment inté­res­sant d’étudier les pos­si­bi­li­tés de valo­ri­sa­tion du capi­tal humain grec dans les filières bio­mé­di­cales et bio­tech­no­lo­giques, sur­tout en ce qui concerne les parts du stock de faible niveau de com­pé­tence mais de haut niveau de san­té, quitte à envi­sa­ger une dis­tri­bu­tion en pièces déta­chées et la mise sur pied de filières spé­cia­li­sées afin de valo­ri­ser l’entièreté du capi­tal, jusqu’aux com­po­sants les moins valo­ri­sables. Il me semble qu’il y a par exemple là une pos­si­bi­li­té excep­tion­nelle pour la Grèce d’occuper une pre­mière place mon­diale dans le mar­ché de plus en plus large de l’implant car­diaque, grâce aux bien­faits sus­men­tion­nés de l’huile d’olive, ou dans celui des farines ani­males à faible teneur en graisses satu­rées. Et, comme on sait qu’en Grèce comme ailleurs, le niveau de com­pé­tences est lié à la pro­ba­bi­li­té de trou­ver un emploi par une fonc­tion qui res­semble fort à une expo­nen­tielle décrois­sante, il y a là une belle occa­sion de résor­ber le chô­mage des mieux dotés en capi­tal santé. 

« Le salut des Grecs vien­dra d’eux-mêmes » sug­gé­rait Alexis Tsi­pras au len­de­main de son élec­tion. Comme nous l’avons mon­tré, nous pen­sons qu’il avait par­fai­te­ment rai­son. Bien sûr, cela implique de dépas­ser les cri­tiques faciles, les petites for­mules, et d’oser res­pon­sa­bi­li­ser plei­ne­ment le peuple grec quant à son ave­nir. La chose ne sera pas aisée, mais nous sommes sur la bonne voie.

  1. Sán­chez-Vil­le­gas A, Ver­berne L, De Ira­la J, Ruíz-Cane­la M, Tole­do E, Ser­ra-Majem L, et al. (2011) Die­ta­ry Fat Intake and the Risk of Depres­sion : The SUN Pro­ject. PLoS ONE 6(1): e16268.
  2. Sán­chez-Vil­le­gas A, Ver­berne L, De Ira­la J, Ruíz-Cane­la M, Tole­do E, Ser­ra-Majem L, et al. (2011) Die­ta­ry Fat Intake and the Risk of Depres­sion : The SUN Pro­ject. PLoS ONE 6(1): e16268.
  3. Voyez G. S. Becker, Human Capi­tal, A Theo­re­ti­cal and Empi­ri­cal Ana­ly­sis, with Spe­cial Refe­rence to Edu­ca­tion, NBER-Colum­bia Uni­ver­si­ty Press, 3e ed. (1re ed. 1964), 1994, p. 228 – 262.

John Common Jr.


Auteur

John Common Jr. est Docteur en Sociologie. Auteur de nombreux articles à haut impact factor, il a donné de nombreux cours en tant que professeur invité dans les plus grandes universités globales. Ses recherches portent essentiellement sur les méthodes de sociologie économique quantitative, la sociométrologie et la psychosociologie numérique