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Grèce. Bruits et fureurs d’une négociation

Blog - e-Mois par Jean-Claude Willame

juillet 2015

« Coup d’Etat », « déni de démo­cra­tie », colo­nia­lisme » : les grands et gros mots n’ont pas man­qué pour qua­li­fier la red­di­tion du pou­voir grec face à ces créan­ciers, mais sur­tout face à une Europe qui paie lour­de­ment son inachè­ve­ment. Com­ment en est-on arri­vé là ? Mon pro­pos ici ne consis­te­ra pas à tenir un dis­cours de morale ou d’économie, mais à décryp­ter politiquement […]

e-Mois

« Coup d’Etat », « déni de démo­cra­tie », colo­nia­lisme » : les grands et gros mots n’ont pas man­qué pour qua­li­fier la red­di­tion du pou­voir grec face à ces créan­ciers, mais sur­tout face à une Europe qui paie lour­de­ment son inachè­ve­ment. Com­ment en est-on arri­vé là ? Mon pro­pos ici ne consis­te­ra pas à tenir un dis­cours de morale ou d’économie, mais à décryp­ter poli­ti­que­ment le che­min par­cou­ru depuis que le dos­sier grec a été mis sur la table depuis le début de cette année. Ce que je veux mettre en lumière ici, c’est un ques­tion­ne­ment sur la stra­té­gie de négo­cia­tion qui a été mise en œuvre par le nou­veau gou­ver­ne­ment grec issu des élec­tions de jan­vier 2015, per­çu très vite comme « gau­chiste radi­cal », « pro­vo­ca­teur » et donc non cré­dible par une bonne par­tie de ses créan­ciers et partenaires. 

Un pre­mier constat : l’arrivée au pou­voir d’un ras­sem­ble­ment très hété­ro­clite de mou­ve­ments de gauche radi­cale a dû res­ter en tra­vers de la gorge des émi­nences euro­péennes, un peu comme si le PTB de Raoul Hede­bouw ou le Front de gauche de Jean-Luc Mélen­chon s’était his­sé au pou­voir en Bel­gique et en France. 

Dans la fou­lée de la vic­toire de Syri­sa aux élec­tions, un pre­mier couac notable est sur­ve­nu avec la visite impromp­tue du Pre­mier ministre Tsi­pras à Mos­cou en jan­vier de cette année. Le ton était don­né. « Du jamais vu de mémoire d’eurocrate, notait un cor­res­pon­dant de RFI. Le par­ti Syri­za s’est en effet oppo­sé aux sanc­tions contre Mos­cou, a sou­te­nu l’annexion russe de la Cri­mée et traite volon­tiers le gou­ver­ne­ment ukrai­nien de néo­na­zi. » On a su par la suite qu’une affaire de construc­tion d’un gazo­duc russe en Grèce, menée par un ministre très radi­cal du gou­ver­ne­ment, le titu­laire de l’Energie Pana­gio­tis Lafa­za­nis, sous-ten­dait ces prises de posi­tion éton­nantes. Le natio­na­lisme grec, com­po­sante du nou­veau gou­ver­ne­ment à tra­vers l’ANEL, pre­nait en tout cas ses marques.

C’est un autre « radi­cal », le ministre des Finances Yanis Varou­fa­kis, qui monte en ligne lorsque débutent les dis­cus­sions sur la dette. Uni­ver­si­taire d’extrême gauche qui se défi­nit comme un « mar­xiste liber­taire », pra­ti­quant la pro­vo­ca­tion et le ton ico­no­claste, spé­cia­liste de la théo­rie des jeux, il a pas­sé sa vie dans l’enseignement et l’écriture et n’est pas un poli­tique même s’il a conseillé un ancien Pre­mier ministre grec avant d’être mis à l’écart pour avoir cri­ti­qué sévè­re­ment tous les plans de sau­ve­tage de son pays. 

On peut ima­gi­ner com­ment cette per­son­na­li­té, qui devient très vite popu­laire avec sa grande aisance dans les média, va être accueilli par — et ten­ter de se faire une place par­mi — ses col­lègues de l’Eurogroupe. Ici encore, le ton est don­né. Après avoir à nou­veau été démis­sion­né cette fois par son « ami », le Pre­mier ministre Tsi­pras, il aura ce cri du cœur : [« il y avait un refus total de s’en­ga­ger dans des argu­men­ta­tions éco­no­miques […] Vous auriez pu aus­si bien chan­ter l’hymne natio­nal sué­dois — vous auriez eu la même réponse. Et c’est sai­sis­sant, pour quel­qu’un qui est habi­tué aux débats aca­dé­miques. …]» Nous y voi­là donc : d’emblée, il y a une situa­tion d’in­com­pré­hen­sion entre un intel­lec­tuel de haut vol habi­tué à l’écriture et aux débats aca­dé­miques et ses col­lègues qui baignent dans un cli­mat de rap­ports de force poli­tiques, une « erreur » recon­nue plus tard par son ami Tsi­pras pour qui on pou­vait être un « très bon éco­no­miste », mais pas néces­sai­re­ment un « bon poli­tique ». En plus de cela, le ministre grec a dû se sen­tir très seul face à… dix-huit autres col­lègues, dont la plu­part ne pour­ront pas l’«encadrer » pré­ci­sé­ment parce que il n’était vrai­ment pas « du sérail ». Un jour­na­liste qui suit les affaires euro­péennes à Bruxelles et qui connaît très bien ce sérail dira même en pri­vé que les ren­contres dans l’Eurogroupe étaient empreintes d’une atmo­sphère de haine où les batailles d’égo ont été constantes et déterminantes.

Dans l’interview pré­cé­dem­ment cité, Varou­fa­kis ne cher­che­ra pas à cacher que son équipe res­treinte de conseillers — un « cabi­net de guerre » de cinq membres, pré­ci­se­ra-t-il — a bel et bien tra­vaillé sur l’hypothèse du Grexit à laquelle il a pen­sé « dès le pre­mier jour », affirme-t-il. Il s’en est même appro­ché lorsqu’il affirme avoir pré­pa­ré la mise en œuvre d’un sys­tème de recon­nais­sances de dettes » (IOUs) au cas où « ils » fer­maient nos banques, « ce que je consi­dé­rais comme un mou­ve­ment agres­sif [auquel] nous devrions répondre agres­si­ve­ment mais sans dépas­ser les points de non-retour ». « Ma recom­man­da­tion de répondre “éner­gi­que­ment” a été reje­tée », conclut le ministre qui démis­sion­ne­ra dans la foulée.

Un obser­va­teur grec qui a sui­vi les détails de la stra­té­gie mise en œuvre par le pou­voir grec a mis en évi­dence d’autres fac­teurs entrant en ligne de compte dans la défaite. Selon lui, le « cou­loir de négo­cia­tion », en l’occurrence une cer­taine modé­ra­tion jointe à une déter­mi­na­tion, était le bon. Tou­te­fois, les négo­cia­teurs grecs ont été des­ser­vis par une absence d’expérience gou­ver­ne­men­tale, une insuf­fi­sante pré­pa­ra­tion de l’état-major éco­no­mique du gou­ver­ne­ment à faire face à cette négo­cia­tion et une mécon­nais­sance du mode de fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions euro­péennes ain­si que de la culture de cer­tains de ces grands pays. En outre, « la très naïve théo­rie pré­élec­to­rale de Syri­za au sujet d’une alliance des pays de l’Europe du sud, théo­rie qui a vite volé en éclats en rai­son de l’attitude de l’Espagne et du Por­tu­gal, et l’optimisme ini­tial exces­sif quant au dérou­le­ment de la négo­cia­tion résul­taient d’un grave manque de com­pré­hen­sion du deve­nir, des sub­ti­li­tés et du rap­port de forces européens ». 

Syri­za et son Pre­mier ministre ont certes pu béné­fi­cier d’une aura favo­rable dans la mesure où ils pou­vaient être per­çus comme le signe d’un pos­sible réen­chan­te­ment d’un monde mar­qué par l’euro-scepticisme et un « à‑quoi-bon » géné­ra­li­sé et où l’on recherche confu­sé­ment de nou­veaux « héraults ». Ils ont eu fort à faire face à une doc­trine de l’austérité qui est la marque de fabrique d’une Union euro­péenne inca­pable de s’adapter à de nou­veaux lan­gages et dont « la haute qua­li­té de sa bureau­cra­tie est en train de se trans­for­mer en une machine lar­ge­ment pri­son­nière de ses propres auto­ma­tismes ». Mais, pour­suit notre obser­va­teur, « les idées éco­no­miques nova­trices ont été tra­hies par le désordre, la caco­pho­nie et, par­fois, les fan­fa­ron­nades de cadres et de ministres qui n’ont pas encore appris la pri­mau­té du tra­vail en pro­fon­deur et de l’action radi­cale intel­li­gente sur la radi­ca­li­té dis­cur­sive. Le pas­sé pro­tes­ta­taire et les sté­réo­types idéo­lo­giques de cette gauche radi­cale trau­ma­ti­sée pro­gram­ma­ti­que­ment et désta­bi­li­sée intel­lec­tuel­le­ment par l’effondrement du com­mu­nisme ont lar­ge­ment pesé sur les choix et le style d’aujourd’hui ».

L’élément déter­mi­nant dans la bataille fut évi­dem­ment l’«ultime pro­vo­ca­tion » qui consis­ta en l’annonce par le Pre­mier ministre Tsi­pras d’un réfé­ren­dum à Athènes — une manœuvre pour sur­vivre poli­ti­que­ment à l’interne selon cer­tains — alors que les dif­fi­ciles négo­cia­tions étaient tou­jours en cours à Bruxelles et que des ten­sions se mani­fes­taient au sein même de sa for­ma­tion poli­tique. On fai­sait appel au peuple grec « qui a vu naître la démo­cra­tie » (sic)1 en lui deman­dant « d’envoyer [dans] un mes­sage de démo­cra­tie reten­tis­sant » (re-sic) son avis dans les cinq jours, le gou­ver­ne­ment invi­tant ce peuple à répondre « non » à un docu­ment d’une page sur les mesures d’austérité exi­gées de la Grèce. Ce fut ins­tan­ta­né­ment le cha­ri­va­ri poli­tique et média­tique dans un contexte de colère froide des « grands » de l’Europe : même si Alexis Tsi­pras fut contraint de congé­dier son ministre des Finances, on repar­la plus que jamais d’un « Grexit » inévi­table et l’on vit même le pré­sident du Par­le­ment euro­péen, Mar­tin Schulz, qui n’avait rien à faire dans cette galère, prô­ner la for­ma­tion d’un « gou­ver­ne­ment de tech­no­crates » à Athènes.

La suite coule de source : alors que le nou­veau ministre grec des Finances se tai­sait dans toutes les langues dans les réunions de l’Eurogroupe, ce qui don­na lieu à une volée de bois vert déma­go­gique du chef de groupe libé­ral au Par­le­ment euro­péen, on a fina­le­ment abou­ti à une épure, tota­le­ment imbu­vable pour les uns, accep­table parce qu’acceptée — même avec une moue — par toutes les par­ties pre­nantes pour les autres. 

Il ne faut tou­te­fois pas se leur­rer ou se lais­ser leur­rer. D’une part, la France a trom­pé son monde en pré­ten­dant avoir été le pilote d’un com­pro­mis. En fait, comme le raconte Varou­fa­kis — et on le croi­ra volon­tiers —, les Fran­çais ont tou­jours plié devant les Alle­mands dans les négo­cia­tions aux­quelles il a par­ti­ci­pé. Pour Paris, l’essentiel était de ne pas tou­cher à la péren­ni­té du couple fran­co-alle­mand dans l’Europe : la vic­toire d’un soi-disant évi­te­ment du Grexit était en tout cas bien déri­soire par rap­port au dik­tat humi­liant fina­le­ment impo­sé à Athènes par Ange­la Mer­kel et ses alliés du moment.

D’autre part, il n’est pas du tout évident que le Grexit ait été défi­ni­ti­ve­ment écar­té dans cette épure. À consi­dé­rer le texte final, il appa­raît clai­re­ment dic­té par la colère et la volon­té de punir. Cer­taines pro­jec­tions comme celles concer­nant la pri­va­ti­sa­tion des actifs grecs peuvent être consi­dé­rés comme far­fe­lues tan­dis que les mesures d’austérité, fixées par un échéan­cier rigide, conti­nue­ront à pro­lon­ger voire à aggra­ver la réces­sion dans le pays comme l’affirment des éco­no­mistes de tous bords, ce qui risque fort d’accroître encore le poids d’une éco­no­mie sou­ter­raine. À cela s’ajoute un comble : l’annonce du refus du FMI de par­ti­ci­per à tout plan d’aide à la Grèce… sans un allè­ge­ment mas­sif de sa dette, ce que les créan­ciers euro­péens ont jusqu’ici reje­té catégoriquement !

Il est clair que quelque chose ne fonc­tionne plus à tout le moins dans le sys­tème de l’Eurozone, ce qui ren­force les posi­tion­ne­ments extré­mistes qu’ils soient de gauche ou de droite. L’épisode grec aura mon­tré jusqu’à la cari­ca­ture qu’on ne peut faire dépendre un « accord » d’une confron­ta­tion d’ego, d’intérêts pure­ment natio­naux et/ou d’idéologies. Fran­çois Hol­lande et Mar­tin Schulz, qui ont enfin appe­lé à une vraie gou­ver­nance de cette zone, ont-ils sen­ti le vent du bou­let ? Ils doivent en tout cas être pris au mot par les poli­tiques qui disent tenir à l’Europe car la simple dénon­cia­tion des dérives et déra­pages qui ont entou­ré ce dos­sier ne fait pas une politique.

  1. Comme l’écrit jus­te­ment le gaul­liste Domi­nique de Vil­le­pin, deve­nu un admi­ra­teur de Tsi­pras, « L’Histoire de la Grèce, ce n’est pas la démo­cra­tie athé­nienne, les tra­gé­dies de Sophocle et le Par­thé­non, tout le folk­lore repris dans les articles de presse qui titrent pares­seu­se­ment sur la “tra­gé­die grecque”. C’est au fond l’histoire d’une colo­nie otto­mane sou­mise pen­dant trois siècles, deve­nue au XIXe siècle jusqu’au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale une qua­si-colo­nie britannique. »

Jean-Claude Willame


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