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Géopolitique de l’Intelligence

Blog - Le dessus des cartes par Bernard De Backer

février 2018

Les avan­cées spec­ta­cu­laires de l’Intelligence Arti­fi­cielle (IA), expo­nen­tiel­le­ment accrues par les pro­grès tech­no­lo­giques et ali­men­tées par les don­nées col­lec­tées sur les réseaux, sus­citent de nom­breuses inter­ro­ga­tions et débats. Ces der­niers portent notam­ment sur les limites poli­tiques à l’intérieur des­quelles l’IA devrait être conte­nue – ain­si que sur ses rap­ports avec l’Intelligence Humaine. Le trans­hu­ma­nisme est l’une […]

Le dessus des cartes

Les avan­cées spec­ta­cu­laires de l’Intelligence Arti­fi­cielle (IA), expo­nen­tiel­le­ment accrues par les pro­grès tech­no­lo­giques et ali­men­tées par les don­nées col­lec­tées sur les réseaux, sus­citent de nom­breuses inter­ro­ga­tions et débats. Ces der­niers portent notam­ment sur les limites poli­tiques à l’intérieur des­quelles l’IA devrait être conte­nue – ain­si que sur ses rap­ports avec l’Intelligence Humaine. Le trans­hu­ma­nisme est l’une des figures de ces débats, dans la mesure où la sur­vie de l’espèce humaine face aux « monstres de sili­cium » néces­si­te­rait – selon les trans­hu­ma­nistes – d’augmenter les capa­ci­tés humaines de manière ver­ti­gi­neuse. La « guerre des intel­li­gences » ne semble déjà plus un risque, mais bien une réa­li­té lar­ge­ment opé­rante. Dans ce contexte, la dimen­sion géo­po­li­tique paraît assez lar­ge­ment négli­gée, les pré­vi­sion­nistes et les pro­phètes en tous genre ayant sou­vent une vue tech­no­cra­tique ou éco­no­mi­ciste de la ques­tion. La « matière grise » appa­rais­sant comme l’une des res­sources stra­té­giques du futur, sa maî­trise requa­li­fie-t-elle les rap­ports entre enti­tés géo­po­li­tiques ? Car si la mon­dia­li­sa­tion entraîne les par­ties du monde vers un des­tin par­ta­gé, c’est à par­tir d’histoires très différentes.

Si le terme de « trans­hu­ma­nisme »1 était peu connu des élites intel­lec­tuelles fran­co­phones jusqu’il y a peu, la notion d’Intelligence Arti­fi­cielle est entrée dans notre quo­ti­dien depuis de nom­breuses années, autant sur le ver­sant concep­tuel que dans ses réa­li­sa­tions pra­tiques. Comme sou­vent, les auteurs de science-fic­tion ont anti­ci­pé depuis belle lurette (c’est leur métier) les poten­tia­li­tés uto­piques ou dys­to­piques des « robots ». Cer­tains d’entre nous se sou­viennent du super­cal­cu­la­teur « HAL », embar­qué dans le vais­seau spa­tial Dis­co­ve­ry One, et char­gé d’en­quê­ter sur le signal émis par un mono­lithe d’un point proche de Jupi­ter. Si le film 2001 : l’odyssée de l’espace de Stan­ley Kubrick est sor­ti en 1968, le roman est ins­pi­ré d’une nou­velle d’Arthur Clarke, La Sen­ti­nelle, écrite en 1948 et publiée en 1951. Mais le super­cal­cu­la­teur « conscient » n’en fai­sait pas par­tie et a été rajou­té dans le film de Kubrick et la nou­velle revi­si­tée et épo­nyme de Clarke en 1968. HAL n’est pas qu’un super­cal­cu­la­teur, une IA très éla­bo­rée, mais elle se révèle être une « Sin­gu­la­ri­té »2, une IA consciente d’elle-même. C’est fort de cette prise de conscience et de la volon­té asso­ciée qu’elle prend son indé­pen­dance et engage une lutte avec l’équipage humain pour contrô­ler le vaisseau.

Les âges de l’Intelligence Artificielle

Nous n’en sommes pas encore là, et le « vais­seau spa­tial Terre » est tou­jours contrô­lé par les humains, qui se contentent de conflits clas­si­que­ment anthro­piques. Mais si la pers­pec­tive d’une IA consciente d’elle-même est encore loin­taine, voire inac­ces­sible, les pro­grès de l’IA de dif­fé­rentes géné­ra­tions sont spec­ta­cu­laires. Selon le très média­tique Laurent Alexandre3, méde­cin fran­çais qua­li­fié de « gou­rou de l’intelligence arti­fi­cielle »4, auteur d’ouvrages déto­nants sur les avan­cées fou­droyantes de la méde­cine et confé­ren­cier mor­dant, les déve­lop­pe­ments de l’IA sui­vraient quatre phases prin­ci­pales. Les trois pre­mières phases cor­res­pondent à l’IA « faible », c’est-à-dire à une Intel­li­gence arti­fi­cielle qui n’a pas encore conscience d’elle-même et reste sous contrôle humain ; la qua­trième serait l’IA « forte » de type HAL. 

Nous pre­nons cette pério­di­sa­tion à titre illus­tra­tif5, sans entrer dans les détails tech­niques dont nous ne sommes pas expert et qui ne pour­raient évi­dem­ment pas entrer dans le cadre d’un billet de blog. Il existe cepen­dant un cer­tain consen­sus sur le fait que l’IA dans sa phase actuelle est – outre les res­sources maté­rielles sur les­quelles nous revien­drons – tri­bu­taire des big data. C’est le sujet prin­ci­pal qui nous inté­resse ici, dans sa dimen­sion géopolitique.

Les deux pre­mières phases nous sont contem­po­raines : la pre­mière cor­res­pond à celle des logi­ciels infor­ma­tiques « tra­di­tion­nels » qui sont pro­gram­més par des algo­rithmes mis en œuvre par des hommes, sui­vant des scripts soi­gneu­se­ment éta­blis. La seconde phase, qui aurait com­men­cé vers 2012, est qua­li­fiée de deep lear­ning 6. Il s’agit de formes d’IA qui sont consti­tuées de « neu­rones vir­tuels » dis­po­sés en réseaux et qui s’éduquent elles-mêmes par essais et erreurs7. C’est ain­si que Alpha­Go, une « machine » déve­lop­pée par Google, a bat­tu en mai 2017 le cham­pion du monde du jeu de Go, Ke Jie. Et son appren­tis­sage s’est fait essen­tiel­le­ment en jouant contre elle-même… 

Les bases de don­nées gigan­tesques (big data), déte­nues par les géants du numé­riques8 – comme les GAFAM (Google, Ama­zone, Face­book, Apple et Micro­sof) aux États-Unis ou les BATX (Bai­du, Ali­ba­ba, Tencent et Xiao­mi) en Chine – consti­tuent la source, le point d’appui et le point d’application des déve­lop­pe­ments de cette seconde étape. En d’autres mots, cette IA de seconde géné­ra­tion est étroi­te­ment tri­bu­taire de l’accès et de la maî­trise de consi­dé­rables masses de don­nées, d’un « tsu­na­mi de data » pro­ve­nant des objets connec­tés. Dès lors, moins les don­nées sont pro­té­gées, plus l’IA peut se déve­lop­per ; plus le citoyen-inter­naute est pro­té­gé, moins l’IA de seconde géné­ra­tion peut se développer.

La troi­sième phase pres­sen­tie n’est pas pour tout de suite, même si on d’aucuns anti­cipent son émer­gence vers 2030, autant dire « demain ». Elle aurait pour carac­té­ris­tique d’être beau­coup plus contex­tuelle et trans­ver­sale, d’avoir la capa­ci­té de tenir compte de son envi­ron­ne­ment et d’associer de nom­breux savoirs en situa­tion. Elle pour­rait rem­pla­cer un méde­cin géné­ra­liste – plus dif­fi­cile qu’un radio­logue ou un chi­rur­gien – voire un avo­cat, et se faire pas­ser pour un humain, tout en n’ayant pas atteint le stade de la conscience réflexive.

Ajou­tons enfin que ces trois phases de l’IA « faible » sont tri­bu­taires l’une de l’autre : la phase deux dépend de la maî­trise de la phase un (les logi­ciels clas­siques), la phase trois dépend du deep lear­ning de la phase deux. Autant dire que le stade actuel de l’IA est le mar­che­pied de la sui­vante et que son déve­lop­pe­ment néces­site l’accès aux big data. Et c’est ici que les pro­blèmes pour­raient se cor­ser, dans un sens qui risque de ne pas cor­res­pondre au che­mi­ne­ment asso­ciant les liber­tés modernes aux avan­cées tech­nos­cien­ti­fiques. Il se pour­rait en effet que la res­tric­tion des liber­tés soit, non pas la consé­quence de l’IA, mais bien sa condi­tion. Un pays for­te­ment peu­plé, tech­no­lo­gi­que­ment en pointe et poli­ti­que­ment sous le contrôle d’une auto­ri­té cen­tra­li­sée et sans contre-pou­voirs, ferait très bien l’affaire.

Intelligence, culture et valeurs

Avant de pour­suivre, il serait peut-être utile de s’arrêter un bref ins­tant sur la notion d’intel­li­gence, mobi­li­sée dans ce contexte pour qua­li­fier cer­taines com­pé­tences humaines et arti­fi­cielles. Non pas pour déployer un inter­mède ency­clo­pé­dique sur ce vaste sujet, mais bien pour s’interroger sur le sens que prend cette notion, notam­ment en lien avec le fameux « Quo­tient Intel­lec­tuel », le QI. L’intelligence dont il est ques­tion, et qui est sup­po­sée être mesu­rée par le test du QI, consiste en une capa­ci­té cog­ni­tive à dis­tin­guer et à relier. Le test clas­sique pré­sente des séries de figures géo­mé­triques aux­quelles il manque un élé­ment. Le sujet tes­té est char­gé de com­plé­ter la figure man­quante sur base d’une série de pro­po­si­tions qui lui sont faites et entre les­quelles il est invi­té à choi­sir. Ni le lan­gage, ni la sco­la­ri­té, ni les valeurs ne sont cen­sés inter­ve­nir « en prin­cipe ». Il n’est pas néces­saire de savoir lire ou écrire pour faire le test ; les consignes écrites peuvent être rem­pla­cées par des consignes orales ou ges­tuelles. La capa­ci­té et la rapi­di­té du sujet à repé­rer une logique com­bi­na­toire de figures et à iden­ti­fier celle qui cor­res­pond à cette logique pour « rem­plir le trou » est ce qui mesure l’intelligence ; il s’agit donc d’évaluer son apti­tude à « lire entre les lignes » (éty­mo­lo­gie de « intel­li­gence ») pour repé­rer le motif impli­cite ins­ti­tuant la série de figures. 

Bien évi­dem­ment, le test est tri­bu­taire d’une culture9, d’un lieu, d’une époque et d’un milieu social : il a été pen­sé par le psy­cho­logue William Stern (fon­da­teur de la Socié­té alle­mande de psy­cho­lo­gie) et mis en œuvre par Binet et Simon en 1905. Nous nous situons à une période de l’histoire occi­den­tale où la démarche scien­ti­fique pénètre dans le domaine des « sciences de l’homme ». La concep­tua­li­sa­tion et la mesure du QI auraient été impen­sables dans une socié­té domi­née par le prin­cipe reli­gieux, dans laquelle l’intelligence est un déri­vé de l’âme insuf­flée par Dieu (ou par tout autre prin­cipe hété­ro­nome). Remar­quons par ailleurs que la mesure du QI sup­pose l’intersubjectivité et la confiance, la capa­ci­té de com­prendre l’intention de l’autre et de ne pas le consi­dé­rer comme un Autre mal­veillant ou trom­peur (dans ce der­nier cas, il serait impos­sible de mesu­rer l’intelligence sur une base volontaire).

Enfin, comme d’innombrables débats l’ont sou­le­vé, le QI – non dépour­vu de plas­ti­ci­té et de capa­ci­té évo­lu­tive ou invo­lu­tive – passe à côté d’autres formes d’intelligence (émo­tion­nelle, intui­tive, col­lec­tive, etc.) et fait fi des valeurs qui ne relèvent pas de son objet (mais le rendent pos­sible). Il mesure la capa­ci­té à iden­ti­fier, cal­cu­ler, com­bi­ner, déduire, infé­rer ; le « reste » n’est pas de son res­sort. On pour­rait avan­cer gros­siè­re­ment que le QI est une sorte de pen­dant intel­lec­tuel de l’Homo oeco­no­mi­cus, celui qui est sen­sé cal­cu­ler au mieux pour maxi­mi­ser son inté­rêt. Mais ce n’est pas une rai­son de le reje­ter, seule­ment de le relativiser.

Matière grise et terres rares

Selon des pré­vi­sion­nistes et pro­phètes futu­ristes comme Laurent Alexandre – qui se fonde sur beau­coup d’autres sources – l’économie humaine serait pro­gres­si­ve­ment pas­sée des enjeux maté­riels (ter­ri­toires, nour­ri­ture, eau, trans­ports, éner­gies fos­siles) à des enjeux dits « imma­té­riels » comme ceux de l’intelligence humaine et arti­fi­cielle, ain­si que des réseaux numé­riques asso­ciés. Nous savons cepen­dant que cette « imma­té­ria­li­té » est un leurre, car elle a besoin de sup­ports maté­riels consi­dé­rables pour être mise en œuvre (métaux pré­cieux, terres rares, éner­gie, etc.) et génère de graves pro­blèmes éco­lo­giques dans son exploi­ta­tion10. Par ailleurs, la « matière grise » de l’intelligence humaine néces­site tout autant de res­sources pour être nour­rie, édu­quée et entre­te­nue. On ne ver­se­ra dès lors pas dans l’illusion de la déma­té­ria­li­sa­tion, tout en pre­nant acte de l’enjeu majeur de « l’intelligence » qui pro­cède de la matière et déve­loppe ses sphères d’activité rela­ti­ve­ment auto­nomes, tout en rétro­agis­sant sur son sub­strat réel (à com­men­cer par l’exploitation minière de celui-ci). 

Force est dès alors de consta­ter que « l’intelligence » est un enjeu consi­dé­rable, autant dans sa mani­fes­ta­tion humaine qu’artificielle. La seconde pro­cé­dant jusqu’à ce jour de la pre­mière et cette der­nière escomp­tant bien gar­der le contrôle de son pro­duit, l’intelligence humaine devient une res­source pri­mor­diale pour l’économie des entre­prises, des États et des blocs géo­po­li­tiques … ; et, bien enten­du, pour l’éducation. Les ques­tions géo­po­li­tiques viennent en effet se gref­fer à cette nou­velle « éco­no­mie de l’intelligence » ; d’abord parce que celle-ci néces­site un tra­vail édu­ca­tif de fami­lia­ri­sa­tion et de coha­bi­ta­tion avec l’IA, ce qui implique des res­sources humaines impor­tantes et une adap­ta­tion de l’enseignement, mais sur­tout parce que l’IA de seconde géné­ra­tion est tri­bu­taire des big data.

En ce qui concerne le QI, les enquêtes à vaste échelle constatent d’ores et déjà de sérieuses dif­fé­rences entre pays, avec une pro­gres­sion impres­sion­nante des pays d’Asie orien­tale (Sin­ga­pour, Japon, Corée du Sud, Chine…)11, dont on connaît par ailleurs la valo­ri­sa­tion de l’enseignement par le Confu­cia­nisme. Il se fait que ces régions du monde sont celles où le déve­lop­pe­ment du numé­rique et de l’IA est la plus impor­tante et où se situent les grosses entre­prises du BATX et du GAFAM (nous ne dis­po­sons cepen­dant pas de ces don­nées de « QI moyen » pour la seule Cali­for­nie). La fami­lia­ri­sa­tion avec l’IA y est donc plus grande et les res­sources de big data par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes. Ce sont dès lors les régions où l’IA de seconde géné­ra­tion peut davan­tage se déve­lop­per, avec les effets cumul­ta­tifs afférents.

Dans le cas de la Chine, l’absence de pro­tec­tion du citoyen-consom­ma­teur dans un mar­ché inté­rieur immense et l’utilisation mas­sive du contrôle social par le biais de l’IA (camé­ras de recon­nais­sance faciale, algo­rithmes de mesure du « cré­dit social », « grande muraille » de l’Internet, etc.) faci­lite la crois­sance locale de l’industrie du numé­rique. Rap­pe­lons par ailleurs que la plu­part des smart­phones et objets connec­tés sont fabri­qués dans cette par­tie du monde, même si nombre d’entre eux sont encore conçus aux États-Unis. 

Enfin, last but not least, les res­sources maté­rielles stra­té­giques pour la fabri­ca­tion des objets du numé­rique pro­viennent aus­si prin­ci­pa­le­ment de Chine, notam­ment les métaux et terres rares dans des pro­por­tions consi­dé­rables. La « Terre jaune » de l’empire du Milieu est aus­si celle des terres rares ; il en résulte une dépen­dance inquié­tante de la « nou­velle éco­no­mie de l’intelligence »12 d’un pays-conti­nent qui a tota­le­ment décou­plé la crois­sance et le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de celui des liber­tés démocratiques.

Dans la gueule du Dragon ?

La para­doxe chi­nois, à nos yeux de modernes occi­den­taux, est la com­bi­nai­son d’un régime qua­si­ment « orwel­lien » (par­ti unique, camps de tra­vail, absence d’État de droit, sur­veillance géné­ra­li­sée, mobi­li­té contrô­lée, médias et socié­té civile sous tutelle, uni­ver­si­tés pri­vées de liber­té aca­dé­mique, etc.) et d’une puis­sance éco­no­mique et tech­nos­cien­ti­fique en passe de domi­ner le monde13. Ceci prin­ci­pa­le­ment par des trans­ferts de savoirs scien­ti­fiques et de outils tech­no­lo­giques en pro­ve­nance d’Occident, où leur genèse a été ren­due pos­sible par l’avènement d’une cos­mo­lo­gie natu­ra­liste (Des­co­la), le désen­chan­te­ment pro­gres­sif du monde (Weber) et le déve­lop­pe­ment des liber­tés modernes (Gau­chet).

Certes, l’empire du Milieu hérite d’une tra­di­tion mil­lé­naire d’inventivité tech­nique (dont l’invention de l’imprimerie, anté­rieure à Guten­berg) et de valo­ri­sa­tion confu­céenne du savoir, ce qui explique la rapi­di­té de son déve­lop­pe­ment après la période d’affirmation natio­nale maoïste. Mais son savoir tech­nos­cien­ti­fique résulte bien d’une impor­ta­tion en pro­ve­nance de l’Occident libé­ral, comme d’autres par­ties du monde non-occi­den­tal. À la dif­fé­rence que, dans le cas Chi­nois, la tech­nos­cience se déve­loppe aujourd’hui de manière qua­si­ment endo­gène. Le phé­no­mène est nou­veau à l’échelle pla­né­taire – si l’on excepte l’URSS qui était cepen­dant cen­trée exclu­si­ve­ment sur l’industrie de l’armement et la conquête spa­tiale. Dans le cas des « petits dra­gons asia­tiques » comme le Japon, Taï­wan ou la Corée du Sud (sans oublier l’Inde), les déve­lop­pe­ments tech­nos­cien­ti­fiques et ceux des liber­tés sont rela­ti­ve­ment cou­plés, mal­gré l’intermède tota­li­taire japo­nais et l’autoritarisme de Singapour.

Com­pa­rée à d’autres régions du monde non occi­den­tal, il y a dès lors bien une spé­ci­fi­ci­té asia­tique de déve­lop­pe­ment de plus en plus endo­gène de « l’intelligence » humaine et arti­fi­cielle, au sein de laquelle le « grand dra­gon » chi­nois occupe une place inquié­tante par sa dimen­sion extrê­me­ment auto­ri­taire et sa concen­tra­tion des res­sources humaines et maté­rielles. Notons par ailleurs que le pro­jet dit des « Nou­velles routes de la soie » – ces cor­ri­dors d’approvisionnement ter­restre et mari­time vers l’Europe et l’Afrique déve­lop­pées par le pou­voir chi­nois – com­por­te­rait éga­le­ment une dimen­sion de câblage numé­rique, ce qui offri­rait un accès direct et rapide aux réseaux euro­péens deve­nus « colo­nies numé­riques ». Par consé­quent, les incon­vé­nients (en termes de déve­lop­pe­ment de l’IA) du musè­le­ment des inter­nautes chi­nois pour­raient être com­pen­sés par l’accès aux big data occi­den­taux14.

Une vision géo­po­li­tique de ces ques­tions doit bien enten­du inclure les autres par­ties du monde – Afrique, Amé­rique dite latine, Asie cen­trale, Proche et Moyen-Orient. Il est plus que pro­bable que, dans le contexte du duo­pole « trans­pa­ci­fique » en consti­tu­tion, leur dépen­dance devrait s’accroître. Ce pour­rait aus­si être le cas de l’Europe, dont les liber­tés paraissent aujourd’hui être deve­nues un frein dans le déve­lop­pe­ment de l’économie de l’intelligence. Tout le défi sera donc, pour ce qui concerne notre conti­nent, de com­bi­ner son héri­tage démo­cra­tique avec la consti­tu­tion des bases maté­rielles et intel­lec­tuelles de sa sau­ve­garde, autre­ment que sur disque dur.

Post Scrip­tum : Intel­li­gence arti­fi­cielle : l’avenir se joue en Chine, pas en Europe, Pierre Has­ki, Géo­po­li­tique, France Inter, 19 sep­tembre 2018

Dans La Revue nou­velle :

Dos­sier « Les big data épuisent-ils la culture ? », n° 2016/8
Dos­sier « Algo­rith­mo­cra­tie. L’économie numé­rique, un nou­vel obs­cu­ran­tisme fon­dé sur la recherche de l’efficacité ? », n° 2017/4
Articles : « Inter­net et cultures numé­riques dans La Revue nou­velle » (recen­sion des articles publiés dans dif­fé­rentes rubriques, la plu­part dis­po­nibles en ligne)

  1. Le terme « trans­hu­ma­nisme » a été for­gé en 1957 par le bio­lo­giste Julian Hux­ley (pre­mier direc­teur de l’Unesco et fon­da­teur du WWF et frère d’Aldous Hux­ley), en s’inspirant de Theillard de Char­din. Il désigne un « huma­nisme évo­lu­tion­naire », dont le sou­ci cen­tral est « l’avenir de l’espèce pla­cé dans la pers­pec­tive de l’évolution que l’homme doit désor­mais prendre en charge » (Julian Hux­ley, New Bot­tles for New Wine, Londres, 1957). Selon l’Association trans­hu­ma­niste inter­na­tio­nale (« Huma­ni­ty + »), le trans­hu­ma­nisme a pour visée « d’améliorer les capa­ci­tés humaines et d’accroître l’étendue de l’épanouissement humain ». (Pour plus de détails, voir la Décla­ra­tion trans­hu­ma­niste en ligne). Le lec­teur trou­ve­ra une ana­lyse syn­thé­tique dans le livre de Gil­bert Hot­tois, Le trans­hu­ma­nisme est-il un huma­nisme ?, L’Académie en poche, 2014.
  2. Le terme de « Sin­gu­la­ri­té » ou « Sin­gu­la­ri­té tech­no­lo­gique » a été for­gé dès les années 1950 par le mathé­ma­ti­cien John von Neu­mann, pour dési­gner un pro­ces­sus de crois­sance tech­no­lo­gique auto-ali­men­tée qui s’affranchirait de l’humain. Le trans­hu­ma­niste Ray Kurz­weil, direc­teur chez Google, l’utilise pour dési­gner une IA ayant atteint le stade de la conscience réflé­chie. Le syn­drome Fran­ken­stein à l’âge numé­rique, en quelque sorte.
  3. Nous nous ins­pi­rons de son livre, La Guerre des intel­li­gences. Intel­li­gence Arti­fi­cielle ver­sus Intel­li­gence Humaine. Com­ment l’Intelligence Arti­fi­cielle va révo­lu­tion­ner l’éducation, éd. Jean-Claude Lat­tès, 2017.
  4. Selon Sophie Fay, « 10 choses à savoir sur Laurent Alexandre, gou­rou de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle », Le Nou­vel Obser­va­teur, 10 février 2017. Énarque d’orientation très libé­rale et ancien proche d’Alain Made­lin, Laurent Alexandre serait « exi­lé fis­cal » en Belgique.
  5. Pour plus d’in­for­ma­tions sous un for­mat light, voir le dos­sier « Intel­li­gence arti­fi­cielle. Pro­messes et périls » publié par Le Monde du 2 jan­vier 2018.
  6. Voir à ce sujet la leçon inau­gu­rale de Yann LeCun au Col­lège de France.
  7. A titre d’exemple, le Consu­mer Elec­tro­nics Show de Las Vegas (jan­vier 2018) a pré­sen­té le « cer­veau » de la voi­ture auto­nome de demain, conçu sur la base de cartes de cal­culs de la socié­té cali­for­nienne Nvi­dia, nom­mées Xavier et Pega­sus. Xavier com­porte 9 mil­liards de tran­sis­tors qui réa­lisent 9.000 mil­liards de cal­culs par seconde. Pega­sus est consti­tué de deux Xavier aux­quels on a ajou­té deux cartes gra­phiques, ce qui per­met d’atteindre la capa­ci­té de 320.000 mil­liards de cal­culs par seconde. Dans Éric Béziat, « Vues à Las Vegas, les six inno­va­tions qui feront la mobi­li­té de demain », Le Monde, 11 jan­vier 2018.
  8. Ceux que l’hebdomadaire The Eco­no­mist du 20 jan­vier 2018 sur­nomme The new titans, en se deman­dant « com­ment les domp­ter » car « ils sont mau­vais pour les consom­ma­teurs et la concurrence ».
  9. À moins de ver­ser dans un dis­cours expli­ca­tif de type racia­liste, les varia­tions mon­diales du « QI moyen » indiquent à suf­fi­sance le poids du fac­teur cultu­rel et édu­ca­tif dans la tech­nique de mesure et dans les varia­tions de ce qui est mesu­ré. Ce qui vaut pour les caté­go­ries sociales au sein des pays dit déve­lop­pés vaut éga­le­ment entre les diverses par­ties du monde. Enfin, le QI n’est pas dépour­vu de plasticité.
  10. Voir notam­ment sur ce thème le livre de Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la tran­si­tion éner­gé­tique et numé­rique, éd. Les liens qui libèrent, 2018. Un extrait du livre est publié dans « La grande bataille des métaux rares », Le Monde, 12 jan­vier 2018. La « guerre des intel­li­gences » pour­rait dès lors bien être une « guerre des métaux rares ». Notons que l’ouvrage de Laurent Alexandre (op.cit.) ne men­tionne pas la ques­tion des res­sources maté­rielles et des contraintes éco­lo­giques de l’IA, ce qui lui a été vive­ment repro­ché. Voir l’émission « L’ex­plo­ra­tion du futur : trans­hu­ma­nisme et intel­li­gence arti­fi­cielle » qu’Alain Fin­kiel­kraut a consa­crée à La Guerre des intel­li­gences. Intel­li­gence Arti­fi­cielle ver­sus Intel­li­gence Humaine, avec Laurent Alexandre et Oli­vier Rey (France Culture, Répliques du 23 décembre 2017).
  11. Les don­nées citées par Laurent Alexandre (op.cit.) sont issues des enquêtes contro­ver­sées de Richard Lynn, pro­fes­seur bri­tan­nique en psy­cho­lo­gie, et Tatu Van­ha­nen, pro­fes­seur fin­lan­dais en science poli­tique, dans leur livre IQ and the Wealth of Nations, Prae­ger Publi­shers, West­port, 2002. Selon les der­nières don­nées actua­li­sées (2006), les cinq pre­miers pays en termes de QI moyen sont tous asia­tiques : Hong-Kong, Sin­ga­pour, Corée du Sud, Japon, Chine et Tai­wan. Pour une dis­cus­sion cri­tique de la ques­tion (avec L. Alexandre), voir le repor­tage de la RTBF (1er février 2017) : « Baisse inquié­tante du QI en Occi­dent ? ».
  12. C’est aus­si le cas des sup­ports de la tran­si­tion éner­gé­tique, comme les pan­neaux solaires, les éoliennes, les bat­te­ries des voi­tures et vélos élec­triques. Voir Guillaume Pitron, op.cit. On y apprend que « L ‘Occi­dent a remis le des­tin de ses tech­no­lo­gies vertes et numé­riques – en un mot, de la crème de ses indus­tries d’avenir – entre les mains d’une seule nation. En limi­tant l’exportation de ces res­sources, l’empire du Milieu nour­rit plu­tôt la crois­sance de ses propres tecch­no­lo­gies, et dur­cit l’affrontement avec le reste du monde. A la clé, de graves consé­quences éco­no­miques et sociales à Paris, New York ou Tokyo. »
  13. Sur la spé­ci­fi­ci­té du régime chi­nois, voir Stein Rin­gen, The Per­fect Dic­ta­tor­ship : Chi­na in the 21st Cen­tu­ry, Hong Kong Uni­ver­si­ty Press, Sep­tem­ber 2016. L’auteur uti­lise le terme de « contrô­lo­cra­tie » dans une pré­sen­ta­tion de son livre à l’Université de Cali­for­nie (UCLA, octobre 2017), et explique le poids qu’il accorde au fac­teur idéo­lo­gique et au « rêve chi­nois », pré­lude à un pos­sible « État fas­ciste par­fait ». Rin­gen explique que le fait de ne pas être sino­logue lui donne une plus grande liber­té d’esprit, en n’étant ni « fas­ci­né » par la Chine, ni sujet à l’autocensure pour y pour­suivre ses recherches…
  14. En d’autres mots, un accès qui pour­rait fonc­tion­ner comme un « aspi­ra­teur du fruit des liber­tés » en termes d’IA.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur