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Fraude qui peut !

Blog - e-Mois - démocratie justice par Luc Van Campenhoudt

avril 2013

Lasagnes au che­val, pro­thèses mam­maires tra­fi­quées, paris tru­qués dans le foot­ball euro­péen, ban­quiers et hommes d’affaires incul­pés pour faux, mani­pu­la­tions des mar­chés finan­ciers et/ou cor­rup­tion, détour­ne­ments des règles d’inscription sco­laire, pla­giats et démis­sions en série de ministres alle­mands, du grand rab­bin de France, fraude sociale et tra­vail au noir mas­sifs dans les sec­teurs de la […]

e-Mois

Lasagnes au che­val, pro­thèses mam­maires tra­fi­quées, paris tru­qués dans le foot­ball euro­péen, ban­quiers et hommes d’affaires incul­pés pour faux, mani­pu­la­tions des mar­chés finan­ciers et/ou cor­rup­tion, détour­ne­ments des règles d’inscription sco­laire, pla­giats et démis­sions en série de ministres alle­mands, du grand rab­bin de France, fraude sociale et tra­vail au noir mas­sifs dans les sec­teurs de la construc­tion et de l’Horeca, sai­sie de pro­duits cos­mé­tiques inter­dits à la vente, finan­ce­ment occulte de cam­pagnes élec­to­rales, devis bidons dans des mar­chés publics notam­ment euro­péens, éva­sion fis­cale mas­sive via les socié­tés off­shore… l’affaire Cahu­zac ajoute un cha­pitre sup­plé­men­taire à la longue liste des triches, fraudes et men­songes dont les médias ont fait lar­ge­ment échos ces der­nières semaines.

Il y en a pour tous les gouts, de toutes tailles et dans tous les domaines. À côté des fraudes à grande échelle pros­père la mul­ti­tude des micro-fraudes qui, le plus sou­vent, échappent à la Jus­tice et sont, sinon encou­ra­gées, au moins tolé­rées par la plus grande par­tie de la popu­la­tion : mul­tiples avan­tages en nature, détour­ne­ments de res­sources col­lec­tives (de l’entreprise, de l’administration, de l’association…) pour des inté­rêts per­son­nels, notes de frais bidon — ces « feuilles d’escroquerie » comme les appe­lait C. Wright Mil­ls dans L’élite au pou­voir. Qui n’a pas frau­dé ? La fraude n’est pas l’apanage des « autres ». Les petits ne sont en réa­li­té pas plus ver­tueux que les puis­sants. Leurs oppor­tu­ni­tés et leurs moyens de jouer astu­cieu­se­ment en dehors des lignes sont seule­ment plus limi­tés. Mais l’impact en est for­cé­ment dif­fé­rent : quand un res­pon­sable, et qui plus est, un res­pon­sable poli­tique, s’adonne à la fraude, c’est sur le plan sym­bo­lique, la pro­messe de res­pect et de garan­tie de l’intérêt géné­ral qui se voit démo­né­ti­sée. Et l’effet ne peut qu’être décu­plé quand un ministre en charge de la lutte contre la fraude fis­cale, membre d’une majo­ri­té de gauche qui a renoué avec le pou­voir en pro­met­tant l’avènement d’une « Répu­blique irré­pro­chable » et chantre des coupes dans les bud­gets publics, pos­sède des comptes secrets en Suisse et à Sin­ga­pour ouverts pour élu­der l’impôt.

Il reste à mieux sai­sir les contours du phé­no­mène de fraude, cette acti­vi­té qui consiste à recher­cher déli­bé­ré­ment et de façon dis­si­mu­lée, c’est-à-dire en fei­gnant de se com­por­ter de manière conforme, un béné­fice par des moyens illé­gi­times. Il y a tout par­ti­cu­liè­re­ment à affi­ner ses liens et dif­fé­rences avec d’autres phé­no­mènes comme la trans­gres­sion des normes, cer­taines formes de déso­béis­sance civile ou encore le men­songe et l’imposture.

Il faut en conve­nir, la fraude n’est pas un com­por­te­ment mino­ri­taire, « a‑normal », mar­gi­nal. Sous ses diverses formes, elle est en réa­li­té « fonc­tion­nelle » et fina­le­ment extrê­me­ment banale. Faut-il pour autant la bana­li­ser ? Cer­tai­ne­ment pas. Ni confondre ses dif­fé­rentes moda­li­tés. Pas plus que se rési­gner à l’accepter ou se résoudre à ce bon sens com­mun qui sug­gère que la fraude serait accep­table « tant qu’elle ne dépasse pas cer­taines limites ».

Pour la com­battre intel­li­gem­ment, il faut admettre que la fraude n’est pas seule­ment un pro­blème moral et légal, mais éga­le­ment un pro­blème social, c’est-à-dire un enjeu à la fois poli­tique, éco­no­mique et culturel.

On ne peut iso­ler « la fraude » en soi comme un phé­no­mène dis­tinct et que l’on pour­rait cer­ner et défi­nir de manière immuable en tous lieux et de tous temps. Ses registres de jus­ti­fi­ca­tion ou de dénon­cia­tion évo­luent. Le cli­mat éco­no­mique et social actuel ne per­met plus vrai­ment de rece­voir avec une sorte de bien­veillance impli­cite les excuses habi­tuel­le­ment avan­cées ; « L’État me vole le fruit de mon tra­vail et la fis­ca­li­té décou­rage les entre­pre­neurs », « mon entre­prise ou mon com­merce ne pour­rait pas sur­vivre et résis­ter à la concur­rence en res­pec­tant stric­te­ment la loi » ou « la plu­part des autres étu­diants trichent aus­si aux exa­mens et reco­pient ce qu’ils trouvent sur inter­net ». Aujourd’hui sans doute, moins de frau­deurs ose­raient se van­ter de leurs pra­tiques dans leur cercle de proches ou pré­tendre frau­der pour la bonne cause.

La fraude et notre manière de l’envisager nous éclairent sur nos socié­tés où la com­pé­ti­tion est deve­nue une fina­li­té en soi : dépas­ser l’autre, en richesse, en puis­sance, en pres­tige, importe plus que de pros­pé­rer avec lui, pour lui autant que pour soi. On peut faire l’hypothèse qu’une forme de pro­duc­ti­visme géné­ra­li­sé est liée de façon consub­stan­tielle à la fraude, à ses moda­li­tés, voire à sa pro­li­fé­ra­tion. Publish or per­ish, dit-on, par exemple, dans le monde aca­dé­mique ; la pres­sion com­pé­ti­tive à publier pèse sur le monde de la recherche uni­ver­si­taire et par­ti­cu­liè­re­ment sur les jeunes cher­cheurs. Résul­tat : on publish (sou­vent trop, mal et des choses inin­té­res­santes, voire des pla­giats ou de fausses études) et on per­ish quand même intellectuellement.

Dans la situa­tion de crise que nous connais­sons, la tolé­rance à la fraude, voire dans une cer­taine mesure sa légi­ti­ma­tion, a fait place à une vague de dénon­cia­tion. Le sen­ti­ment d’injustice en consti­tue un des res­sorts prin­ci­paux. En effet, tous n’ont pas la même capa­ci­té de tri­cher, la même néces­si­té vitale de tri­cher, et ne sont pas éga­le­ment expo­sés à sa répres­sion, tous n’ont pas la capa­ci­té de rou­ler le fisc ou de ruser en res­tant for­mel­le­ment dans les lignes de la loi (ingé­nie­rie fis­cale). Cette résis­tance de plus en plus com­mune à l’impôt génère de pro­fondes inéga­li­tés et accroit encore celles qui existent déjà par ailleurs. Les sommes énormes plan­quées dans les para­dis fis­caux font peser sur ceux qui n’en ont pas les moyens et sur ceux qui ne les y planquent pas le poids des charges col­lec­tives. Le tra­vail au noir per­met à de nom­breuses familles de sur­vivre vaille que vaille, mais les pré­ca­rise en même temps.

La lutte contre la fraude sociale et fis­cale est deve­nue un enjeu poli­tique prio­ri­taire, entre la gauche et la droite, la pre­mière visant sur­tout la fraude fis­cale et la seconde, la fraude sociale. Mais on ne peut pas pla­cer les deux sur le même plan. Les fraudes des vain­cus de la socié­té de com­pé­ti­tion ne sont pas celles de ses vain­queurs. Le sujet valo­ri­sé par le pro­duc­ti­visme effré­né, cet indi­vi­du mobile, entre­pre­neur de lui-même, souple et en per­ma­nence effi­cace et com­pé­ti­tif, voire dopé et frau­deur, sert de plus en plus de modèle nor­ma­tif dans les poli­tiques sociales. Et ce jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’activation fac­tice des cher­cheurs d’emploi dans le laby­rinthe des dis­po­si­tifs de for­ma­tion, d’insertion, de moti­va­tion, de rédac­tion de cv…, bref de confor­ma­tions diverses au rôle du « bon chô­meur » actif et com­pé­ti­tif. Dans ce cadre, de quel droit serait-on encore fon­dé à condam­ner un site inter­net géné­rant auto­ma­ti­que­ment des lettres de moti­va­tions fac­tices à envoyer à des employeurs qui, du reste, n’y répondent pas ?

Tout ce pro­ces­sus de fraude pro­duc­teur d’incohérences, d’absurdités et d’injustices est dan­ge­reu­se­ment mul­ti­pli­ca­teur : pour­quoi res­ter hon­nête quand les autres ne le sont pas ? Pour­quoi res­pec­ter les règles du jeu quand d’autres joueurs trichent à la même table ? Pour quelle rai­son accep­ter une poli­tique fis­cale et de répres­sion de la fraude quand un ministre des Finances lui-même pra­tique ce contre quoi il est cen­sé diri­ger le com­bat ? Pour­quoi jouer le jeu quand l’action publique est elle-même cap­tée par la logique pro­duc­ti­viste et la mise en com­pé­ti­tion géné­ra­li­sée ? Dans quel état se trouve un sys­tème poli­tique éco­no­mique et social lorsque la triche, la fraude et la dis­si­mu­la­tion deviennent la norme ?

Plus de trans­pa­rence et de contrôle sont démo­cra­ti­que­ment néces­saires. La France est en train de faire l’expérience de son retard en la matière. Mais là comme ailleurs l’entreprise de « mora­li­sa­tion » de la vie publique attein­dra vite ses limites. Va-t-on en arri­ver dans la panique et l’urgence jusqu’à pré­tendre inter­dire le men­songe par décret ? Faut-il réel­le­ment, dans une sorte de fuite en avant, lan­cer des appels à une trans­pa­rence totale de tous à tout moment qui risquent d’alimenter le cercle vicieux de la défiance démo­cra­tique sans se don­ner les moyens réels de com­battre la fraude ?

Le tra­vail poli­tique que les phé­no­mènes de fraude appellent doit avant tout consis­ter en de nou­velles avan­cées concrètes dans la pour­suite de l’idéal de jus­tice sociale et dans l’invention d’une meilleure prise démo­cra­tique du peuple sur son deve­nir col­lec­tif. La réponse à appor­ter ne peut seule­ment consis­ter en un ren­for­ce­ment du contrôle des indi­vi­dus et de la trans­pa­rence de leur patri­moine, elle ne peut cer­tai­ne­ment pas encou­ra­ger la méfiance, voire la déla­tion. En la matière, l’attitude des élites dans une démo­cra­tie, leur recru­te­ment et leurs pra­tiques consti­tuent des enjeux déci­sifs : crier avec les loups pour récla­mer plus d’éthique ne vaut pas beau­coup mieux que pra­ti­quer l’entre-soi et la coop­ta­tion dans des cercles de pou­voirs éco­no­mique, social et poli­tique de plus en plus mêlés où on en vient, y com­pris à gauche, à se croire délié du res­pect des règles com­munes édic­tées pour les seuls per­dants de la com­pé­ti­tion généralisée.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.