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Frappes russes en Syrie

Blog - e-Mois par Benjamin Peltier

octobre 2015

Un dis­cours annon­cia­teur Lun­di devant l’Assemblée géné­rale des Nations unies à New-York, c’est sans ambages que Vla­di­mir Pou­tine affir­mait « Chers col­lègues, je ne peux que consta­ter que, ces der­niers temps, notre approche hon­nête et franche est uti­li­sée comme pré­texte pour accu­ser la Rus­sie d’ambitions crois­santes. Comme si ceux qui en parlent n’avaient aucune ambi­tion. » De franchise […]

e-Mois

Un discours annonciateur

Lun­di devant l’Assemblée géné­rale des Nations unies à New-York, c’est sans ambages que Vla­di­mir Pou­tine affir­mait « Chers col­lègues, je ne peux que consta­ter que, ces der­niers temps, notre approche hon­nête et franche est uti­li­sée comme pré­texte pour accu­ser la Rus­sie d’ambitions crois­santes. Comme si ceux qui en parlent n’avaient aucune ambi­tion. » De fran­chise il est effec­ti­ve­ment ques­tion. Si on lit entre les lignes, il semble clair que le pré­sident russe affirme son « ambi­tion crois­sante » sur la Syrie.

Ce dis­cours n’aurait pas dû nous trom­per, et d’ailleurs plu­sieurs ana­lystes l’affirmaient déjà avant le début des frappes : le but de Mos­cou dans son inter­ven­tion en Syrie est dans la ligne de ce qu’il fait depuis 2011, à savoir par­ve­nir à sau­ver le régime de Bachar Al-Assad. Or il est clair que le pre­mier enne­mi de celui-ci n’est pas Daech. 

Mili­tai­re­ment d’abord, pen­chons-nous sur les faits : le Jane’s Ter­ro­rism & Insur­gen­cy Centre a mené une étude sur le pour­cen­tage de com­bats oppo­sant le régime à Daech. Il res­sort que seule­ment 13% des attaques du groupe ter­ro­riste sont adres­sées au régime de Damas, tan­dis que ce der­nier consacre à Daech seule­ment 6% de ses attaques durant la période étu­diée (du 1er jan­vier au 21 novembre 2014). Un car­to­graphe de la guerre en Syrie, lar­ge­ment recon­nu pour son tra­vail, a mis cela en gra­phique pour l’ensemble des com­bats en Syrie (on constate que les affron­te­ments entre Daesh et le régime comptent pour 5% tan­dis que ceux entre les rebelles syriens et Daech valent pour 23%).

Mais au-delà du mili­taire, c’est sur­tout sym­bo­li­que­ment que Daech est le meilleur allié du régime. Il accré­dite à 100% le récit que Damas tente de vendre depuis le début des mani­fes­ta­tions en 2011 : un État res­pon­sable fait face à des ter­ro­ristes isla­mistes. Dès lors, par­ve­nir à sup­pri­mer tout ce qui entrave ce récit est une prio­ri­té pour le régime et ses alliés russe ou iranien. 

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Deux jours de frappes : aucun combattant de Daech visé

À l’heure où j’écris ces lignes, l’aviation russe bom­barde la Syrie depuis deux jours. Dans ces frappes, aucune n’a visé Daech, ni même d’autres groupes jiha­distes. Les pertes civiles sont déjà impor­tantes et docu­men­tées. Non seule­ment Daech n’est pas concer­né, mais les cibles ne sont même pas d’autres com­bat­tants extré­mistes. Elles visent ce qu’il reste de révo­lu­tion­naires et de paci­fistes en Syrie. Ce jeu­di c’est le vil­lage acti­viste de Kafran­bel, connu pour ses ban­de­roles (cfr image) qui a été bom­bar­dé. Nous avions invi­té en avril der­nier avec Action­Sy­rie le pré­sident du « Media Centre » de Kafran­bel qui expli­quait déjà la dif­fi­cul­té de conti­nuer leurs acti­vi­tés sous les bom­bar­de­ments d’As­sad. Désor­mais ils devront aus­si subir ceux de Poutine. 

La veille, c’était la petite ville de Tal­bi­seh qui était visée. Celle-ci se trouve dans une enclave cer­née par le régime. Bom­bar­dée régu­liè­re­ment aux barils d’explosifs par l’aviation de Bachar Al-Assad. Quel groupe mili­taire tient la ville ? C’est une bri­gade de l’Armée syrienne libre. Aucune pré­sence de Daech dans le secteur. 

Ces deux exemples, par­mi d’autres, le montrent bien, s’il le fal­lait encore : « L’intention des Russes est très claire : ils veulent détruire les rebelles modé­rés », comme l’explique Tho­mas Pier­ret, maître de confé­rences à l’université d’Edimbourg et spé­cia­liste de la Syrie au jour­nal Libé­ra­tion.

Une méconnaissance apparente du terrain 

Il fut assez trou­blant dans un pre­mier temps de voir à quel point les Russes ne sem­blaient pas connaître le ter­rain sur lequel ils met­taient les pieds. Ils ont d’abord affir­mé avoir frap­pé l’État isla­mique et per­sonne d’autre, qua­li­fiant de « pro­pa­gande » toute affir­ma­tion contraire. Sauf que dans le même temps, le régime de Bachar Al-Assad ne s’est pas encom­bré de nuances et a été très clair sur le fait que les pre­mières frappes avaient visé la région de Homs et Hama. Région où l’organisation ter­ro­riste est absente. Ce qui a conduit dans un second temps le ministre russe des Affaires étran­gères, Ser­geï Lavrov, à un rétro­pé­da­lage à l’ONU. Il y a affir­mé « If it looks like a ter­ro­rist, if it walks like a ter­ro­rist, if it acts like a ter­ro­rist, if it fights like a ter­ro­rist, it’s a ter­ro­rist ». Ajou­tant que leurs frappes vise­raient donc d’autres groupes que Daech. Il appa­raît presque que les Russes ont frap­pé ce que le régime syrien leur a dit de bom­bar­der, sans vrai­ment savoir eux-mêmes de quoi il en retournait. 

Le deuxième élé­ment qui ali­mente l’idée d’une grande mécon­nais­sance du ter­rain syrien est la réponse russe à la dif­fu­sion rapide de pho­tos et de vidéos mon­trant les dégâts de leurs bom­bar­de­ments sur la popu­la­tion civile. Ain­si, très peu de temps après les pre­miers bom­bar­de­ments sur la ville de Tal­bi­seh, les jour­na­listes volon­taires locaux pos­taient en ligne vidéos et pho­to­gra­phies mon­trant les vic­times, notam­ment des corps d’enfants. Les infos sont arri­vées rapi­de­ment et de plu­sieurs sources, ce qui a per­mis d’attester de leur véra­ci­té dans un court délai. Les « experts » russes ont donc réagi, affir­mant qu’il « était qua­si impos­sible que de telles preuves soient en ligne si rapi­de­ment après l’attaque ». Ce qui n’a pas man­qué de pro­vo­quer de nom­breux sar­casmes par­mi les dif­fé­rents spé­cia­listes cou­vrant le conflit syrien.

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Quelles perspectives ?

Pour qui suit la situa­tion en Syrie, l’impression est tou­jours la même depuis un cer­tain temps : on pense que ça ne peut pas être pire et pour­tant ça le devient à chaque fois. Soyons clairs, l’investissement réaf­fir­mé de la Rus­sie en Syrie (et par­ti­cu­liè­re­ment dans la forme qu’il revêt actuel­le­ment), loin de contri­buer à résoudre la situa­tion, va lar­ge­ment contri­buer à la dété­rio­rer. Le nombre de vic­times dans les bom­bar­de­ments va aller en s’intensifiant et la radi­ca­li­sa­tion imman­quable d’une par­tie des popu­la­tions bom­bar­dées ne fera qu’alimenter l’extrémisme.

Je conclus en repre­nant les mots de Ziad Majed dans une inter­view don­née avant le début des frappes russes, mais qui s’y applique mal­gré tout : « Il serait illu­soire, voire dan­ge­reux de croire qu’une alliance avec Assad per­met­trait de mettre fin au “conflit syrien” ou même de vaincre l’État isla­mique. Cette approche prô­née par des Occi­den­taux qui consiste à pré­fé­rer les “fas­cistes cra­va­tés” aux “fas­cistes bar­bus” est un franc encou­ra­ge­ment aux crimes contre l’humanité dans le Moyen-Orient et un sou­tien ouvert à l’impunité. C’est le meilleur moyen de nour­rir les frus­tra­tions et le sen­ti­ment d’injustice qui iront confor­ter les ten­dances jiha­distes les plus radi­cales et favo­ri­ser le ter­ro­risme inter­na­tio­nal. Le seul moyen de trou­ver une issue pour ce conflit serait de construire une nou­velle majo­ri­té poli­tique syrienne. » En bom­bar­dant les rebelles au nord de la Syrie, les Russes risquent de créer une com­mu­nau­té de vic­times entre cer­tains groupes rebelles et Daech. Alors que le plus grand revers de l’État isla­mique en Syrie leur a été impo­sé par ces mêmes rebelles quand ceux-ci ont déci­dé ensemble que Daech était un enne­mi de la révo­lu­tion au même titre que le régime. Un ren­ver­se­ment de cette ten­dance serait le plus grand cadeau à faire à l’organisation ter­ro­riste. Mal­heu­reu­se­ment, ceci n’est plus à exclure.

Benjamin Peltier


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